L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/10

Callmann-Levy (p. 106-128).

X

LA COUPE DES FIANÇAILLES

Le soleil se couchait, comme Nadège entrait dans la ville ; le crépuscule violet étendait un tapis lumineux sous les pas de sa monture, pour ajouter une illusion à la réalité de cette journée triomphale. Nadège fit lentement le chemin qui lui restait à faire. Il lui semblait qu’au seuil de sa maison de veuve, toute cette pompe dont son cœur était illuminé allait s’évanouir.

En effet, dès qu’elle se trouva seule dans son salon, sa joie se fondit en mélancolie.

— Faut-il accepter ce bonheur d’aujourd’hui comme un présage, ou comme une consolation, pour un bonheur à jamais perdu, se dit-elle. Si je fais de Jaroslaw un homme, ne puis-je faire d’un autre ce qu’il devrait être, un homme supérieur ? Combien me faudra-t-il briser d’instruments dont il se sert pour me menacer, avant de l’atteindre ? Toutes ces volontés que je soumets m’enseigneront-elles à vaincre son orgueil ?

Elle prit avec un soupir les lettres et les journaux arrivés pendant son absence, les parcourut avec distraction, jusqu’à ce qu’une petite écriture la réveillât tout à coup.

— Que veut Petrowna ? se dit-elle. Ah ! c’est une bonne idée qu’elle a eue de m’écrire ! Son image s’ajoute à tous mes enchantements pour les prolonger.

Elle déchira l’enveloppe et lut ce qui suit :

« Mon bel ange gardien,

» Il se passe ici quelque chose d’extraordinaire. Papa veut donner une fête à Slobudka. Maman, qui vient de recevoir de France une robe neuve, ne voit aucun inconvénient à ce projet. Léopoldine est ravie. Le major assure qu’un bal à Slobudka fera le plus grand honneur à la famille Pirowski. M. Melbachowski, qui veut jeter de la poudre aux yeux de Léopoldine, se charge du feu d’artifice. M. Barlet fera la liste des invitations, et M. Diogène allumera les lanternes.

» Viendrez-vous ? Que dites-vous de cette idée ? Faut-il faire manquer la fête par une catastrophe, par un meurtre, un suicide, un incendie ?

» J’ai peur de ce bal qui veut annoncer à l’univers que papa a deux filles à marier. J’ai peur de savoir que M. Diogène applaudit à ce projet ; que c’est lui qui l’a suggéré en grande partie ; qu’il s’est chargé de l’emploi de maréchal de bal, garantissant que tout se passerait à la vieille mode polonaise. J’ai peur de moi qui vais être obligée d’être aimable. Écrivez-moi, rassurez-moi, conseillez-moi, et surtout promettez-moi de venir.

» J’oubliais de vous dire que M. Constantin n’a réclamé aucun emploi. Il se contentera de danser. Sa modestie me rassure ; mais elle pourrait devenir bien exigeante, si elle se bornait à me faire toujours danser, et à ne danser qu’avec moi.

» Je vous embrasse, mon bel ange ;

» Votre démon,
» Petrowna. »

Nadège s’empressa de répondre à sa jeune amie :

« Monsieur Pirowski est un gentilhomme de génie. Le bal est une idée sublime. C’est notre champ de bataille à nous autres femmes. Il faudra bien que nos ennemis y mordent la poussière, à deux genoux ; faites-vous belle, soyez aimable et ayez confiance.

» Je ne vous promets pas d’aller danser. J’ai les pieds lourds, depuis que j’ai les mains agiles à écrire. Je m’imagine d’ailleurs que ce bal n’aurait de pièges que pour moi. Ce sera une première victoire, que de déjouer sur ce point les calculs de notre grand ennemi.

» Mais j’irai voir votre toilette, la veille, et vous viendrez tout me raconter le lendemain.

» Je baise vos cheveux blonds pendant qu’ils sont encore nattés. Plus tard je les bénirai.

» À bientôt.

» Votre autre mère,
» Nadège Ossokhine »

Madame Ossokhine, malgré les instances de la famille Pirowski, persista dans son refus de venir à la fête projetée ; mais elle persista également dans l’applaudissement accordé à ce projet.

On verra si son génie féminin l’avait trompée en laissant le champ libre à Diogène.

Pendant trois jours, le château fut en rumeur, agité par des apprêts magnifiques. On avait fait venir des cuisiniers de la ville. On sortit du fond des armoires l’argenterie deux fois séculaire, et nous verrons par un regard rapide à travers les somptuosités du programme que Diogène avait eu un crédit sans limites.

C’était bien une bataille qui se préparait ; rien n’y manquerait, ni l’artillerie des yeux et des sourires, ni les armes réelles. Toute cette société, ardente au plaisir, se disposait au bal comme à une sorte de volupté guerrière.

Enfin, le grand jour arriva.

Vers cinq heures, le défilé des voitures venant du chef-lieu et de celles qui arrivaient au galop, malgré des ornières formidables, des châteaux voisins, commença dans la cour d’honneur.

M. Pirowski avait rajeuni pour la circonstance le vieux costume de bisaïeul, qui lui donnait l’air d’un portrait héroïque descendu de son cadre. Madame Pirowska avait eu l’esprit de respecter sa toilette française et de n’y rien ajouter, ce qui la mettait à la mode de toutes les époques et de toutes les civilisations.

Léopoldine et Petrowna étaient belles surtout de leur beauté, ce qui était pour la première un raffinement de coquetterie et pour la seconde un effet naïf de son instinct, ou le résultat du conseil de madame Ossokhine.

Il ne fallut pas moins d’une heure pour que les invités, que leurs hôtes recevaient sur le perron, eussent fini d’emplir le vaste salon. C’était un spectacle éblouissant que cette variété de costumes, que ces étoffes polonaises aux vives couleurs pour les femmes, que ces diamants pour les deux sexes, que ces sabres orientaux, que ces ceintures d’or, que ces touffes de plumes de héron sur les hauts bonnets polonais pour les hommes, que ces éperons d’argent qui faisaient scintiller des étoiles sur le parquet, que ces satins, ces velours, ces fourrures en pelisses !

La vieille Pologne était ressuscitée : la Pologne galante féodale et brutale. Diogène l’avait voulu en encourageant M. Pirowski. Était-ce pour jeter encore un défi à madame Ossokhine ?

La musique des hussards, mise, par le major, à la disposition des ordonnateurs de la fête, avait reçu un costume turc, et pour plus de couleur locale elle débuta par la marche des Janissaires.

Alors, toute la compagnie se mit solennellement en marche, par couples, se dirigeant vers une tente gigantesque dressée dans le jardin. Les invités trouvèrent là une table servie, avec un luxe extravagant, par des domestiques habillés, une partie à la vieille mode polonaise, une partie à la mode cosaque.

Un maître d’hôtel armé, ou orné d’un bâton d’argent, présidait à la cérémonie.

Le repas fut gai et prépara l’entrain du bal.

Diogène semblait vouloir enivrer et affoler tous les assistants. Il fut d’une verve intarissable ; porta dix ou douze toasts, et n’interrompit les fusées de son esprit que quand Melbachowski donna le signal du feu d’artifice dressé à l’extrémité d’une pelouse.

Après le bouquet, la marche de Dombrowski se fit entendre ; les hourrahs éclatèrent, et Diogène réclama le privilège de conduire, selon l’antique usage, la Polonaise.

En France, l’exercice violent qui porte le nom de polonaise, et les danses qui suivirent, eussent semblé bien superflues après ce tumulte, ce repas, ces griseries de toutes sortes. En Galicie, la danse a besoin de ce prologue, de ce premier délire qui prépare l’autre.

Diogène marchait donc en tête de la farandole polonaise. Madame Pirowska lui avait donné deux doigts de la main droite, tandis que de la main gauche elle relevait délicatement, comme une châtelaine du temps passé, ses jupes traînantes. Elle était seule habillée d’une jupe longue. Toutes les jeunes femmes et quelques jeunes filles avaient des robes très courtes, qui laissaient voir leurs pieds chaussés de petites bottes de couleur, avec des éperons d’argent. Elles étaient vêtues de jaquettes fermées devant, richement bordées de fourrures et de velours, dont les manches entaillées flottaient sur le dos. Des nattes, entremêlées de rubans, sortaient de petites casquettes carrées surmontées d’aigrettes en plumes de héron.

Ce n’est pas une petite affaire, que de conduire la polonaise ; de commander ces centaines de manœuvres, d’entrelacements, et de dénouer à l’improviste ces nœuds enchevêtrés, de conduire travers les allées du jardin, dans la maison, par les corridors, par les chambres, par les escaliers, ce gigantesque serpent à musique retentissante.

Lorsque le sceptique qui présidait gravement à cette folle manœuvre eut ramené toute la bande bariolée, étincelante, dans les salons, il fut acclamé, félicité ; il salua, abdiqua ; on n’avait plus maintenant qu’à danser d’une façon cosmopolite.

— Est-ce que nous ne verrons pas votre amie, madame Nadège ? demanda-t-il à madame Pirowska en la saluant.

— Non, elle n’a pas voulu venir. Je crois qu’elle a eu peur de vous rencontrer.

— Si j’avais été prévenu, c’est moi qui aurais décliné l’honneur de votre invitation, madame, pour ne pas vous priver du plaisir de la recevoir.

— Vous savez bien que ce n’était pas possible.

— Peut-être madame Ossokhine s’est-elle seulement trouvée embarrassée d’un costume. Elle n’a pas osé venir dans son costume professionnel.

— Quel costume ?

Diogène reprit avec un rire amer et presque douloureux :

— Celui de la Vérité. C’est dommage.

Madame Pirowska se mit à rire d’un petit rire scandalisé.

— Cet excellent M. Pirowski doit être bien désolé de l’absence de madame Ossokhine, continua Diogène.

— Sans doute, il la regrette comme moi. Elle eût été facilement la plus belle du bal.

— Oh ! oh ! c’est généreux à vous de la regretter.

— Moi, je suis une vieille femme.

— Ne dites pas cela à votre mari ! il n’est déjà que trop amoureux de la belle Nadège.

— Amoureux ! lui ?

Madame Pirowska eut un petit rire incrédule et méprisant.

Diogène l’affronta sans s’y associer, et, reprenant son thème, assura gravement que M. Pirowski était à la veille de commettre les plus grandes folies pour madame Ossokhine. — D’autant plus, ajouta-t-il, qu’à une attraction naturelle se joint une arrière-pensée de vengeance conjugale.

— Que voulez-vous dire ? demanda madame Pirowska surprise.

Diogène insinua doucement, charitablement, de ce ton galant qui fait pénétrer la confidence en ne semblant qu’effleurer l’esprit, que M. Pirowski avait été probablement averti de l’amour ancien du major Casimir pour la belle madame Pirowska. En voyant revenir le major chez lui, il avait pu croire à la reprise d’un sentiment mal éteint. La conscience du mari se croyait dégagée par la coquetterie supposée de sa femme.

Il en est de la calomnie comme de la flatterie. La plus grosse a autant de chances que la plus fine. J’ai besoin de faire cette remarque pour expliquer toutes les manœuvres de Diogène, assez méprisant pour compter sur la sottise humaine beaucoup plus que sur son habileté personnelle. Ce conte absurde débité d’un ton léger produisit, malgré tout, une impression sur madame Pirowska.

Selon la logique de la passion féminine (le mot passion veut dire simplement ici regret ou dépit), madame Pirowska en voulut à son mari des griefs vraisemblables qu’il avait contre elle ; et quand Diogène la quitta, après ces piqûres, elle était bien décidée à taquiner, à exaspérer cette jalousie de M. Pirowski, à faire du major son complice autant qu’elle le pourrait, sans se compromettre, et à contrarier de toutes ses forces cette admiration béate du vieux gentilhomme pour Nadège.

Diogène était en verve d’humeur âpre et sardonique. En s’éloignant de sa première victime, il rencontra Léopoldine. Il lui offrit galamment le bras.

— Est-ce pour une valse ou une mazurka ? lui demanda la hautaine jeune fille.

— Non, c’est pour causer.

— Oh ! c’est trop d’honneur ! Je n’ai pas le temps de causer ce soir.

— Vous avez peur de faire des jaloux ?

— Peut-être !

— Mais si j’avais une permission de Melbachowski ?

Léopoldine le regarda fièrement.

— Qui vous a dit que Melbachowski avait plus qu’un autre le droit d’être jaloux ?

— Ce n’est donc pas lui le préféré ?… Ah ! tant mieux !

— Que veut dire ce tant mieux ?

— C’est que c’est bien assez de la rivalité de Melbachowski et de Constantin, sans la compliquer encore de la rivalité des deux sœurs !

— Ah ! vous croyez que c’est pour Petrowna que M. Melbachowski vient ici ?

— Je ne le croyais pas, bien qu’il me l’eût presque affirmé. Je pensais que son aveu était une ruse d’amoureux. Mais puisque vous m’assurez qu’il vous est indifférent, il faut bien admettre qu’il a dit vrai.

— Vous êtes une mauvaise langue, monsieur Diogène !

— C’est possible, car je suis une langue sincère.

— Mais, avec moi, vous perdez votre temps.

— Je suis alors comme ce pauvre major avec Petrowna. Il est désespéré.

— Ah !

— Certainement. Il parle de changer de garnison. Petrowna, me disait-il hier, est la seule femme au monde que je puisse aimer !

— Ce n’est pas à moi, c’est à Petrowna qu’il faut aller dire cela. Vous êtes un confident bien discret !

— Je suis un ami charitable. Si vous essayiez de consoler le major ?

— Je m’en garderai bien ! dit Léopoldine dépitée.

Au même moment, Melbachowski s’approchait de Léopoldine pour l’inviter à valser. Il fut reçu par un regard enflammé. Elle s’excusa, refusa l’invitation par quelques paroles brèves, et, lui tournant le dos, alla s’asseoir en agitant furieusement son éventail.

— Qu’est-ce qu’elle a donc ? demanda Melbachowski stupéfait.

— Tu es arrivé mal à propos ! répondit Diogène. Tu es cause qu’elle ne valsera pas cette fois-ci. Elle avait promis sa première valse au major. Il n’est pas venu la réclamer ; elle est désolée.

— Tu voudrais me faire croire qu’elle fait attention à ce bellâtre ?

— Je te dis ce que je sais ; je ne dis rien de plus. Crois ce que tu veux !

— Ah ! si le major l’invite, et si elle accepte !…

— Ferais-tu la sottise de te fâcher ? Va plutôt inviter Petrowna.

Melbachowski quitta brusquement son ami, furieux de ce qu’il lui avait dit, mais disposé malgré tout à le croire, car il avait une foi obstinée dans sa pénétration.

Diogène, qui se sentait en verve méchante, n’avait aucune raison pour épargner le major. Il alla droit à lui.

Le beau Casimir, se dégageant autant que possible de la cohue, restait dans l’embrasure d’une porte, comme dans un cadre naturel qu’il emplissait de sa gloire. Il se tenait debout, superbe, imposant, raidi par les broderies de son uniforme, les regards projetés au loin, savourant en satrape cette mêlée de jolies personnes qui semblaient ne danser et ne valser que pour attirer son sourire.

— Vous ne valsez pas, major ? lui demanda Diogène.

— Mademoiselle Petrowna craint de se compromettre en valsant avec moi, répondit-il en fermant à demi les yeux d’un air naïf et supérieurement modeste.

— Je la croyais moins peureuse ! N’est-ce pas plutôt que Constantin lui a défendu de valser avec vous ?

— Lui ! si je savais cela !

— Feriez-vous la sottise de vous fâcher ? répéta Diogène à celui-là comme à l’autre. À votre place, je punirais Petrowna en la rendant jalouse. Pourquoi n’invitez-vous pas sa sœur ?

— Vous avez raison ! c’est une bonne ruse de guerre !

Le major rit d’un rire épais et sonore, fit sonner ses éperons par un coup de talon sur le parquet, tendit le jarret, et se dirigea vers Léopoldine.

Fort heureusement pour le scandale, malheureusement pour la railleuse combinaison de Diogène, il rencontra madame Pirowska dans le trajet. Elle lui sourit avec un sourire qui la rajeunit de vingt ans… Il vit dans les yeux câlins de la dame une flamme s’allumer, qui lui rappela ses succès d’autrefois, et, s’inclinant avec grâce, il sollicita la faveur de devenir son cavalier.

— Très volontiers, répondit madame Pirowska en lançant un éclair qui remua des cendres dans le cœur du major.

Diogène, qui suivait la manœuvre, se mit à rire.

— Soit, dit-il ; ce sera pour une autre fois.

Modifiant aussitôt la stratégie, il alla se placer à côté du bonhomme Pirowski.

Le vieux gentilhomme jouait dans son bal le rôle du vieux Capulet, le père de Juliette, excitant la jeunesse à danser, ajoutant le petit rire de sa voix, aigrelette comme un air de fifre, au grand orchestre qui emplissait de bruit son salon.

— Voilà une fête qui vous fait honneur ! lui dit Diogène.

— Elle fait surtout honneur à la jeunesse et à la beauté.

— Mais la jeunesse et la beauté, dans leurs plus heureuses manifestations, c’est à vous qu’on les doit, M. Pirowski. Quelles jeunes filles sont plus belles que mesdemoiselles Léopoldine et Petrowna ?

— C’est vrai ! dit le vieux gentilhomme, en se rengorgeant avec une conviction naïve.

— Sans compter, ajouta Diogène, que madame Pirowska semble leur sœur aînée.

— Oh ! leur sœur ! leur sœur ! murmura M. Pirowski avec un scepticisme conjugal qui n’était pas exempt de fierté.

— Oui, je dis le vrai mot, leur sœur. Regardez comme elle valse bien ! Quelle grâce ! quelle élégance ! Le major paraît ravi.

— C’est un beau valseur aussi, dit ingénuement Pirowski.

— On voit bien que ce n’est pas la première fois qu’il valse avec elle.

— En effet, nous avons beaucoup rencontré le major, autrefois, dans le monde, il y a vingt ans.

— Ce devait être alors un beau cavalier ?

— Sans doute.

— Galant avec les dames ?

— C’était son devoir.

— Fait pour rendre les maris jaloux ?

— Peut-être.

— Je suis sûr que vous avez été jaloux ?

— Jamais !

M. Pirowski avait repoussé les attaques de Diogène à sa jalousie et à son amour-propre avec une fermeté qui ne lui était pas habituelle. Décidément, il était invulnérable, ou bien, si le trait l’atteignait plus qu’il ne le laissait voir, il n’accordait pas, en tous cas, d’avantage immédiat à la malignité de Diogène.

— Il serait singulier que ce bonhomme, parmi tous ces fous, fût précisément le plus difficile à rendre ridicule ! se dit tout bas le sceptique.

Il n’avait pas osé jusque-là s’attaquer à Constantin. Pourtant, il lui semblait indispensable de tenter quelque chose contre cet amoureux infatué.

Fallait-il essayer de lui faire croire que Petrowna n’était pas la plus jolie personne du bal, quand l’évidence et le consentement unanime prouvaient le contraire ? Pouvait-on le rendre jaloux, quand Petrowna, simple comme elle ne l’avait jamais été, bien pénétrée des conseils de Nadège, faisant un grand effort sur elle-même, pour n’avoir ni coquetterie, ni caprice, souriait à tout le monde sans remarquer particulièrement personne, et désarmait d’avance toute épigramme par sa douceur ?

Diogène se sentait mordu d’un désir secret, violent, insensé, de troubler cette placidité de deux âmes épanouies dans leur confiance réciproque.

Cette loyauté le provoquait et le torturait. Son ironie implacable était en déroute.

Qu’était donc devenu cet orgueil toujours en révolte de Petrowna ?

Était-ce Constantin qui avait opéré le prodige d’une réforme si absolue ? Non ! l’honneur de ce miracle ne revenait pas tout entier à l’amour loyal d’un honnête homme ; il fallait plutôt en attribuer le mérite à cette Nadège Ossokhine, si sûre de son influence qu’elle ne venait pas en surveiller les effets et qu’elle se contentait de jouir de loin de sa domination !

Diogène, dans la fureur de ses sophismes, se trouvait provoqué par cette douceur de Petrowna, et croyait revoir, dans les yeux de la blonde jeune fille, cette lumière insolente qu’il détestait dans les yeux de Nadège.

Pendant trois quarts d’heure, se promenant à travers le bal, ricanant, cachant son dépit sous un verbiage spirituel, dont il secouait les flammèches à travers les danseurs et les danseuses, il cherchait en lui une médisance, non pas infaillible, mais seulement possible, à risquer contre ce couple, uni d’avance sans un aveu explicite, et qui paraissait si certain d’arriver à l’amour, qu’il dédaignait de se hâter.

Il devenait plus fou que tous les fous dont il se moquait et dont il prétendait faire ses marionnettes. Ces deux candeurs ingénues émoussaient toute sa science et toute sa malice.

Il regardait Petrowna, de loin, à la dérobée, avec des yeux d’oiseau de proie. Pendant quelques minutes, il eut l’idée bizarre, saugrenue, de lui faire la cour pour son propre compte.

— Qui sait, se disait-il, si cette orgueilleuse ne serait pas fière de croire à ma défaite ! Elle me redoute. Elle sait bien que je vaux tous ces cavaliers à éperons d’or ou d’argent. Quand même je n’en ferais pas ma dupe, il suffirait qu’elle voulût me prendre au piège, et se moquer de moi, pour que la confiance de Constantin fût entamée.

Mais, à peine Diogène songeait-il à ce jeu satanique qui démentait son dédain habituel, qu’aussitôt il rougissait de lui et que la crainte d’avoir le lendemain devant lui, pour champion de Petrowna, l’invincible Nadège, éteignait l’ardeur de ce projet.

Furieux, vaincu, impuissant, menacé dans son scepticisme par cette irradiation de la pensée de madame Ossokhine, filtrant à travers les consciences de ces jeunes amoureux, Diogène, ne sachant plus que faire, s’en alla boire.

On avait dressé un buffet formidable, dans un petit salon, qui servait aussi de fumoir, et des tables qui permettaient aux buveurs et aux fumeurs de se reposer du brouhaha du bal. On jouait peu, mais on buvait beaucoup.

Diogène s’attabla dans un coin, en face d’une bouteille de vin de Champagne, qu’il regardait, comme si elle eût été le pistolet d’un suicidé, et qu’il étranglait de ses doigts nerveux, comme s’il eût voulu en étouffer l’âme, impuissante à le griser.

Comme il était là, depuis vingt minutes environ, il vit entrer Constantin, rouge, essoufflé, haletant, s’éventant de son mouchoir.

Pendant qu’il se faisait servir, Diogène l’aborda avec son verre plein.

— Permettez-moi, monsieur Constantin, de boire à vos succès,

— Quels succès ? répondit gaiement le jeune homme en s’essuyant le front. Buvez plutôt à ma fatigue ! Je viens de danser une mazurka qui comptera dans ma vie.

— Avec la belle Petrowna ?

— Non. Elle a refusé pour cette fois. Elle a voulu que je fisse politesse à cette belle Arménienne, dont le mari a tant de diamants aux doigts et à la chemise. Je n’ai pas pu refuser. Mais si cette orientale est une belle statue, elle n’a pas l’habitude de la danse. Je suis brisé.

— Voilà une des charges de votre emploi ! répondit Diogène d’un rire aigu. N’avais-je pas raison de vous dire que les femmes sont fatigantes ?

— Les femmes des autres, c’est possible ! répliqua Constantin en vidant un grand verre de vin de Champagne.

— Les femmes des autres ! reprit Diogène. Ne dirait-on pas que vous êtes déjà marié ?

Constantin se tut, se repentant peut-être d’un accès involontaire de présomption.

— Cette Arménienne est donc une grande amie de mademoiselle Petrowna ? demanda Diogène.

— Non ; mais elle est l’amie de madame Ossokhine, et c’est la même chose.

— Ah ! repartit le philosophe, qui réprima un tressaillement nerveux de la bouche, c’est bien généreux à elle de vous avoir mis une si belle créature entre les bras !

— Dites : sur les bras ! c’est trop de générosité ! s’écria Constantin qui riait aux éclats.

— Avec un amoureux moins loyal que vous, continua Diogène, c’eût été fort imprudent. Je m’imagine que, sans vous en douter, vous avez subi une épreuve.

— C’est possible !

— Une double épreuve, physique et morale !

Constantin rougit, sourit, et garda le silence.

— Seulement, se hâta d’ajouter Diogène, que ce silence semblait contredire, si l’Arméniene s’est aperçue qu’elle vous a lassé, elle aura peut-être une fâcheuse opinion de la jeunesse galicienne, et peut-être bien qu’on se moque de vous là-bas.

— Je ne crois pas ! dit Constantin, en saluant le philosophe et en rentrant dans le bal, avec la pétulance distraite d’un danseur qui n’est pas venu pour philosopher.

Diogène décidément n’était plus en verve.

Petrowna était adossée au chambranle d’une des grandes portes du salon, vis-à-vis du fumoir. Elle avait vu sortir, elle vit rentrer Constantin, du même air sérieux qui cachait un sourire, comme ces ciels voilés derrière lesquels on sent le soleil. Elle ne fit pas un geste pour l’appeler ; elle abaissa même ses longs cils sur ses yeux pour ne pas laisser voir qu’elle l’attendait ; mais elle ne douta pas qu’il ne vint tout de suite vers elle.

Un peu rafraîchi, mais troublé, Constantin lui dit, étourdiment, ingénuement, avec un accent presque enfantin :

— Est-ce que vous m’en voulez, panna Petrowna ?

— Pourquoi vous en voudrais-je ?

— De ce que j’ai été un peu… fatigué de cette dame, votre amie.

Il dit cela d’un ton comique. Petrowna se mit à rire.

— Elle danse mal ! Je l’ai vu.

— C’est-à-dire qu’elle ne danse pas. Cette belle et forte statue veut qu’on la déplace, en mesure.

— Je vous demande pardon, monsieur Constantin.

Petrowna avait cessé de rire, en disant cela. Elle avait même pris un petit air grave qui remua le cœur de Constantin. Il n’avait pas à pardonner ; il ne répondit pas directement à la question de la jeune fille.

— Savez-vous, dit-il, ce que prétend M. Diogène !

Petrowna le regarda fixement.

— J’écoute, dit-elle.

— Il prétend qu’en me faisant danser avec cette majestueuse Arménienne, vous m’avez imposé une épreuve.

Petrowna eut un froncement des sourcils et un tressaillement de bouche.

M. Diogène ne sait ce qu’il dit, repartit-elle doucement. J’ai disposé de vous comme j’aurais disposé d’un frère, pour faire honneur à une invitée. Je vous remercie. C’est la loi de la vieille hospitalité polonaise. M. Diogène qui veut que, ce soir, tout se passe à l’ancienne mode, aurait dû s’en souvenir.

Constantin fut frappé de l’accent tranquille et pourtant décidé de ses paroles.

— Je vous remercie, Petrowna, dit-il, de m’avoir traité comme un frère.

Petrowna se hâta d’ajouter :

— … Et comme un homme fidèle aux vieilles traditions qui sont l’honneur de notre pays !

Constantin eut tout à coup une inspiration, une illumination. Il se souvint d’une coutume polonaise qui pouvait l’aider à fixer sa destinée. Un peu pâle, car le cœur lui battait fort, il baissa les yeux, et sembla s’apercevoir d’une incorrection dans la toilette de Petrowna.

— Permettez-moi, mademoiselle, dit-il d’une voix altérée, de vous rendre un léger service ; votre soulier est dénoué.

Avant que Petrowna eût pu s’assurer de la réalité de cet accident, de réfléchir à l’étrangeté de cette sollicitude, Constantin s’était mis à genoux, et, par un mouvement brusque, saisissant le pied de Petrowna par les chevilles, il lui retirait son petit soulier de satin blanc.

À quoi tient souvent le culte des vieilles traditions historiques ! Si Petrowna avait été chaussée d’une bottine, cette déclaration, selon le rituel polonais, n’eût pas été possible.

— Que faites-vous ? s’écria la jeune fille effarée, en voyant Constantin se relever radieux, avec le soulier de satin, dont les petits rubans flottaient comme les ornements d’une marotte.

Le mouvement de Constantin avait été remarqué et compris. Un hurrah retentit dans le salon. Les dames s’interrompirent, Constantin courait vers le fumoir, et Petrowna restait entourée de jeunes filles, qui riaient et la soutenaient, car son pied déchaussé hésitait à se poser sur le parquet.

Diogène était assis à la même table et buvait toujours.

— Eh bien, lui dit Constantin, rayonnant, vous m’aviez défié de voir le pied de Petrowna ? Je l’ai vu, je l’ai tenu ! Venez boire à nos fiançailles, voilà mon verre.

Saisissant une bouteille de vin de Champagne, il en vida une partie dans le soulier qu’il tenait à la main, et rentrant comme un fou dans la salle de bal :

Vivat Petrowna, regina mea ! s’écria-t-il dès le seuil.

Puis il vida d’un trait ce qui pouvait rester dans le soulier de satin, à travers lequel filtrait le vin de Champagne, et alla se mettre à deux genoux devant Petrowna.

Diogène, pâle, mordant ses lèvres, s’était avancé jusqu’à la porte du fumoir.

— Quelle sotte coutume ! murmura-t-il, avec amertume.

— Cela devait rentrer pourtant dans votre programme ! lui répliqua Melbachowski, placé à côté de lui. Car c’est une déclaration d’amour authentique, à la vieille mode polonaise.

Tous les assistants poussaient des acclamations frénétiques ; les hommes allaient chercher des bouteilles de vin de Champagne pour répliquer au toast de Constantin. Peut-être que plus d’une danseuse essayait de se déchausser. L’orchestre fit entendre une fanfare ; tandis que Petrowna, confuse et rougissante, palpitait, fermait les yeux et tendait la main en avant, pour s’appuyer à l’épaule de Constantin, ayant peur de tomber et croyant rêver.