L’Enfer (trad. Rivarol)/Chant XXVIII
CHANT XXVIII
Neuvième vallée, où sont punis les sectaires et tous ceux dont
l’opinion ou les mauvais conseils ont divisé les hommes.
Qui pourrait jamais raconter d’une voix assurée les spectacles de sang et de blessures qui s’étalèrent devant moi ?
Toute langue se refuserait sans doute, et la parole et la pensée seraient également sans force et sans vertu.
En vain on assemblerait les générations qui dorment dans les champs de la Pouille, théâtre de tant de guerres ; et les peuples tombés sous le fer de Turnus et d’Annibal, et ceux dont les ossements attestent encore les victoires de Guiscard, les malheurs de Mainfroi et la prudence du vieil Alard [1] ; toute cette multitude de cadavres sanglants et mutilés n’égalerait pas les horreurs que m’offrit la neuvième vallée.
Un homme se présenta d’abord, ouvert de la gorge à la ceinture : ses intestins fumants pendaient sur ses genoux ; et son cœur palpitait à découvert.
Je m’arrêtai, en le voyant ainsi massacré, et je le considérai ; mais à son tour il jeta les yeux sur moi, et prenant à deux mains les deux côtés de sa poitrine, il me cria :
— Vois toutes mes entrailles ; vois donc comme est traité Mahomet. Ali pleure et marche devant moi, la tête fendue jusqu’au menton : avec nous marchent et pleurent les sectaires et séminateurs de scandale ; comme ils ont divisé le monde, ils vont ainsi tronqués et misérablement découpés : car un Ange est là-bas qui nous attend, et nous passe tour à tour au tranchant de son glaive ; et quand nous avons parcouru le cercle de douleur, il rouvre encore nos blessures qui se referment sans cesse [2]. Maintenant, dis-nous qui tu es, toi qui t’arrêtes là-haut, pour temporiser sans doute avec ta dure destinée.
— Celui-ci, répliqua mon guide, ne connaît encore ni trépas ni damnation ; et moi qui les connais, je viens le conduire de cercle en cercle à travers l’abîme : tu peux croire à la vérité de mes paroles.
Les morts qui l’entendirent au fond de la vallée suspendirent leur marche, et me contemplèrent, dans leur surprise oubliant leurs tourments.
— Va donc, toi qui verras dans peu le soleil ; et dis à ton frère Dolcin [3] qu’il s’arme et s’approvisionne, s’il ne veut bientôt me suivre ici-bas ; car les Novarois le forceraient au milieu des neiges, malgré sa retraite escarpée.
Ainsi parla Mahomet ; et portant vers la terre son pied déjà suspendu, il poursuivit sa marche douloureuse [4].
Mais un autre, au milieu de cette foule, s’était aussi arrêté de surprise, avec une oreille arrachée, les lèvres et le nez coupés ; et tournant vers moi son visage ainsi déshonoré, il me dit :
— Ô toi qui n’es pas descendu pour souffrir, et que j’ai vu jadis en Italie, si trop de ressemblance ne m’abuse, ressouviens-toi de Pierre de Médicina [5] ; et quand tu fouleras la douce plaine qui tombe de Verceil à Mercabo, tu pourras dire aux deux premiers citoyens de Fano, à Guido et Anjolello [6], que si la prévision des morts n’est pas un vain songe, ils seront jetés tous deux hors d’une barque, et noyés près de Cattolica, par l’ordre d’un tyran barbare. Du levant au couchant, et dans toute son étendue, la Méditerranée ne fut jamais souillée d’un tel acte de perfidie ; non pas même par les pirates, ou la race d’Argos ; car le traître [7], qui ne voit que d’un œil (et sous qui tremblent les terres que voudrait n’avoir pas vues telle ombre [8] qui est à mes côtés), les attirera l’un et l’autre, et les traitera de sorte que, pour conjurer la tempête, ils n’auront plus besoin de vœux ni de prières.
— Si tu veux, lui répondis-je, qu’un jour ma voix te rappelle au souvenir des tiens, fais donc que je sache à qui il en a tant coûté d’avoir vu les terres de Rimini ?
Le spectre alors porta sa main sur le menton d’une ombre qui s’était approchée, et lui tenant la bouche ouverte :
— Le voilà, me dit-il, mais il ne parle plus. Cet ennemi du Sénat vint trouver César qui chancelait du Rubicon, et le poussant au delà lui dit cette parole : Quand tout est prêt, tout retard est funeste.
Oh ! qu’il me parut consterné, avec sa langue tranchée jusque dans les racines, ce Curion qui osa trop parler ! Mais tout à coup un autre qui avait les deux mains coupées, levant dans l’air obscur ses moignons dont le sang ruisselait sur son visage, me cria :
— Qu’il te souvienne encore du Mosca [9] qui dit, hélas ! ce qui est fait est fait ; d’où sont venus tous les maux de Florence.
— Et la perte de ta race, lui criai-je.
Ce qui fit qu’ajoutant douleur à douleur, il me quitta, poussant des cris, et comme aliéné.
Cependant j’étais encore à regarder la foule qui s’écoulait, et je vis ce que je tremblerais d’affirmer sans témoin, si je n’avais pour moi la conscience, incorruptible et franche interprète d’un cœur sans reproche.
Je vis donc, et je crois voir encore marcher un corps sans tête, et suivre ainsi le triste troupeau : mais ce corps portait d’une main sa tête par les cheveux, comme une lampe suspendue ; et cette tête nous fixait et répétait l’antique hélas ! le coupable se précédant et s’éclairant ainsi lui-même, comme un en deux, et deux en un : effroyable mystère d’une justice qui prend de telles formes !
Quand il fut parvenu au pied de notre pont, le fantôme leva son bras vers nous, pour approcher sa tête et les paroles qu’elle prononçait.
— Toi, qui vas respirant au milieu des morts, arrête et considère mes souffrances : vois s’il en est de comparables ; et pour qu’un jour tu me nommes là-haut, apprends que je fus Bertrand de Bornio, sinistre conseiller du prince Jean [10]. C’est moi, nouvel Architofel, qui soulevai le fils contre le père : aussi, pour avoir divisé ce qu’unit la nature, je porte ma tête séparée de son tronc, par un supplice image de mon crime.
[1] Le poëte rappelle ici cinq grands combats tous donnés dans la Pouille. Celui de Turnus et d’Énée ; la bataille de Cannes ; celle que Robert Guiscard, un des fils de Tancrède de Hauteville, remporta en 1070 sur les habitants même de la Pouille ; celle où Mainfroi perdit la vie contre Charles d’Anjou, frère de saint Louis ; enfin la victoire décisive du même Charles contre Conradin, neveu de Mainfroi et dernier rejeton de la maison de Souabe. Cette victoire fut attribuée aux conseils d’Alard, vieil officier français, qui, au retour de la Terre-Sainte, s’était attaché au service de Charles d’Anjou.
[2] On est un peu scandalisé de voir Mahomet et son gendre Ali traités si misérablement.
[3] Mahomet s’intéresse au sort d’un abbé Dolcin, né à Novare, qui, se voyant persécuté par son évêque, s’enfuit sur les montagnes du Trentin, où il attroupa 3 à 4,000 personnes, en leur prêchant la communauté des biens et celle des femmes. On le poursuivit sur une montagne escarpée, entre Novare et Verceil, et on affama sa petite armée. Il fut pris et condamné au dernier supplice, qu’il souffrit avec grandeur, plutôt que d’abjurer sa doctrine. Quelques-uns de ses disciples, et sa femme, qui était jeune et belle, imitèrent sa constance. Dolcin était fort éloquent pour son siècle ; il avait été nourri et élevé par un prêtre savoyard ; et, ayant un jour été surpris faisant un vol, il s’était enfui à Turin. Il écrivit contre l’inégalité des conditions et contre l’Église ; il voulut ramener les hommes à l’état qu’on nomme pure nature ; enfin, il chercha la persécution et la gloire. On est frappé des rapports qu’eut ce novateur avec un écrivain de nos jours ; la seule différence se trouve dans la catastrophe.
[4] Par cette phrase, Mahomet s’arrête, parle et marche à la fois, il est moitié sur terre et moitié en l’air. C’est une grande finesse de l’art que ce style toujours remuant, qui fait sans cesse travailler l’imagination. Le secret consiste à suspendre l’action au moment où elle se fait, et à ne jamais la peindre achevée. Les grands peintres saisissent toujours ce demi-chemin d’action qui laisse deviner ce qui vient de se passer et ce qui va suivre. En représentant l’action déjà faite, le tableau n’a plus de mouvement ; un coup d’œil suffit au spectateur, dont l’imagination n’espère plus rien.
[5] Pierre de Médicina était un intrigant qui sut gagner la confiance des différents princes d’Italie ; mais il ne profita de l’accès qu’il avait auprès d’eux que pour les brouiller ensemble.
[6] Guido Casero et Angiolello Cagnano étaient les deux premiers citoyens de Fano. Malatestino, tyran de Rimini, leur manda un jour de venir dîner avec lui, sous le prétexte de quelque affaire importante. Ils s’embarquèrent sans défiance ; mais leurs guides, suivant l’ordre secret qu’ils en avaient reçu, les jetèrent dans la mer, près de Cattolica.
[7] Malatestino était borgne et bossu.
[8] Cette ombre est celle de Curion, chassé du Sénat pour son attachement au parti de César. Il passa dans son camp et c’est dans Lucain qu’on trouve les paroles que lui prête Dante :
Tolle moras ; semper nocuit differre paratis
[9] Mosca, de la maison des Uberti : le même dont a été parlé au chant VI.
Un jeune homme nommé Buondelmonte, qui devait épouser une demoiselle de la maison des Amidei, leur fit l’affront d’épouser une Donati. Aussitôt les offensés et tous les amis se rassemblèrent pour délibérer sur la vengeance ; mais Mosca, bouillant de colère, dit qu’il fallait agir et non délibérer, et, ayant rencontré le coupable, le perça de plusieurs coups de poignard. De là naquirent ces querelles interminables de famille à famille dont Florence fut si longtemps travaillée.
La maison des Uberti, comme nous l’avons déjà vu, fut rasée et leur race exilée à jamais. Mosca se retire doublement malheureux par les maux qu’il a faits à son pays et par la ruine de sa famille qu’il vient d’apprendre. Tout ceci devait être bien frappant aux yeux des Florentins, qui se rappelaient le crime de Mosca, qui voyaient dans les rues la place où avait été le palais des Uberti, et qui entendaient chaque jour dans leur église les imprécations qu’un prêtre lançait, par ordre de la République, contre cette maison. (Voyez la note 5 du chant X.)
[10] Bertrand de Bornio. Henri II, roi d’Angleterre, le plaça auprès du prince Jean son fils, qui employait des sommes considérables en folles dépenses. Bertrand, au lieu de prêcher la modération au jeune prince, lui inspira l’indépendance et le fit révolter contre son père. On en vint aux mains, et Jean fut blessé à mort dans le combat. On rapporte qu’ayant emprunté cent mille florins aux Bardi, de Florence, il mit dans son testament cette clause où on remarque je ne sais quel mélange d’héroïsme et de superstition : « Je donne mon âme au diable, si le roi mon père ne tient pas mes engagements avec les Bardi. »
Le poëte continue de proportionner et d’approprier la peine au délit. Seulement, dans le supplice de Mahomet, on est fâché de le voir passer du terrible à l’atroce et au dégoûtant. Son cœur palpitant à découvert, n’est déjà que trop fort : mais comment rendre il tristo sacco che merda fà di quel che si trangugia ? Il faut laisser digérer cette phrase aux amateurs du mot à mot.
Je ne relèverai plus les choses de cette nature : c’est avec un poëte aussi parfait que Virgile, qu’il faudrait noter les défauts ; mais avec Dante, il faut remarquer les beautés.