L’Enfer (trad. Rivarol)/Chant XXVII

Traduction par Antoine de Rivarol.
(p. 81-89).

CHANT XXVII


ARGUMENT


Suite de la huitième vallée. — Aventure du comte Guidon, guerrier sans foi et conseiller sinistre.


Cette flamme avait reçu les dernières paroles de mon guide et fendait l’épaisse nuit, en s’éloignant de nous : mais une autre s’avançait auprès d’elle, dont j’admirais les mouvements et le confus murmure : elle rugissait comme jadis le taureau de Sicile [1], qui rendait en mugissements les cris des victimes renfermées dans son sein ; et par ce cruel artifice, que son auteur éprouva le premier, on vit l’airain animé par la douleur.

C’est ainsi que les plaintes du coupable, égarées dans les replis ondoyants de la flamme, s’échappaient en sons inarticulés ; mais enfin, elles s’ouvrirent un passage vers la cime étincelante, qui, pour les exprimer, se mouvait en langue de feu ; et j’entendis une voix humaine [2] :

— Ô toi, disait-elle, que vont chercher mes paroles, et dont j’ai reconnu le langage ; ne me refuse pas ton entretien, et daigne t’arrêter un moment ; tu vois que je m’arrête, moi qui brûle, et, s’il est vrai que tu sois tombé naguère des douces contrées de l’Italie, où j’ai mérité mon malheur, apprends-moi si la Romagne est en guerre ou en paix ; car c’est elle qui m’a vu naître, près des sources du Tibre.

J’avais encore la tête penchée vers le fond de la vallée quand mon guide étendit sa main pour me désigner l’ombre qui parlait, et me dit :

— C’est à toi de répondre ; elle est de ta patrie [3].

Aussitôt prenant la parole :

— Âme infortunée que ces feux me dérobent, apprenez, lui dis-je, que votre Romagne n’est et ne fut jamais sans guerre, dans le cœur de ses tyrans ; mais elle jouissait hier de quelque ombre de paix. L’aigle de Polente couvre Ravenne et Cervia de ses ailes [4]. La terre que les Français trempèrent de leur sang suit aujourd’hui la fortune du lion vert [5] ; mais ceux de Rimini sont encore sous la dent du vieux loup et de son louveteau ; et ce sont eux qui ont dévoré le malheureux Montagne [6]. Le lionceau du champ d’argent fait trembler Faenza et Imola, et change de parti comme de saison [7]. Enfin la cité qu’arrose le Savio, se partageant entre le mont et la plaine, respire et gémit à la fois sous la tyrannie et la liberté [8]. Maintenant daignez, à l’exemple des autres, m’apprendre votre nom, et me dire si le monde a gardé quelque bruit de vous et de vos œuvres.

La flamme, s’inclinant et se dressant tour à tour, gémit et me répond :

— Tu partirais sans entendre ma voix si mes paroles devaient être reportées dans le monde : mais s’il est vrai que jamais créature n’ait remonté de ces bords au séjour des vivants, je parlerai sans crainte d’infamie. J’ai d’abord fait la guerre, et depuis j’ai porté le froc, espérant qu’un cœur ceint du sacré cordon obtiendrait l’oubli de ses erreurs passées ; et je l’eusse obtenu sans le prêtre maudit qui me rengagea dans le crime et la perdition, comme tu vas l’entendre [9]. Aux belles années de ma vie, et tant qu’il m’est resté quelque chaleur dans les veines, j’ai combattu, je l’avoue, moins en lion qu’en renard ; m’enveloppant si bien de mes finesses, et conduisant ma trompeuse renommée avec tant d’artifice, que la terre ne parlait plus que de ma gloire et de ma sagesse. Toutefois me voyant arrivé à cette froide saison où l’homme devrait ployer la voile et rentrer dans le port, je me retirai du labyrinthe où je m’étais plu d’égarer ma jeunesse, et dans l’amertume de mon cœur je versai les larmes salutaires du repentir. Mais, ô disgrâce ! le prince des nouveaux Pharisiens avait alors la guerre, non avec le Juif et l’Arabe, mais aux portes de l’Église, avec des vrais Chrétiens ; et pourtant aucun d’eux n’avait commercé en pays infidèle, ou prêté son bras aux ennemis de la foi [10]. Et comme jadis Constantin, dans les cavernes du Soracte, montrait sa lèpre au solitaire Sylvestre, et demandait guérison [11] ; ainsi Boniface descendit dans mon cloître, et là, sans pudeur pour son habit pontifical et pour ma robe grise, signe de pénitence, il me montra son coeur gangrené d’ambition, sollicitant ma politique de lui donner conseil, et de guérir sa fièvre. Mais je restai muet, tant j’eus pitié de son ivresse ! Alors il insista, et me dit : « Ne crains rien ; apprends-moi seulement l’art d’emporter Préneste, et je t’absous d’avance : je puis, comme tu sais, ouvrir le Ciel et le fermer à mon choix ; c’est pourquoi j’ai les deux clefs dont sut mal se servir mon devancier [12]. » Le poids de sa raison entraîna la mienne, et je ne vis plus de danger que dans le silence. « Dès que vous me lavez, lui dis-je, du mal que je suis prêt à faire, promettre et ne pas tenir vous fera triompher de tous vos ennemis. » Or, quand j’eus rendu l’âme, saint François descendit pour m’enlever ; mais l’ange noir accourut et lui dit : « Arrêtez ; c’est à moi qu’il est dû : il me fut dévolu pour le conseil frauduleux qu’il donna, et dès lors je n’ai plus lâché prise ; car il n’est pas d’absolution sans pénitence, et le cœur ne saurait se repentir et pécher à la fois : il faut ici quelque distinction. » Ah ! malheureux, comme je frissonnai quand Lucifer me saisit et me dit : « Tu ne t’attendais pas à ma théologie ! » Aussitôt il m’emporte, et me jette aux pieds de Minos, qui, tournant huit fois sa queue sur ses impitoyables flancs, la mordit avec rage, et s’écria : « Qu’il tombe au feu de félonie. » Et me voilà depuis gémissant, et perdu dans les feux dont je marche environné [13].

Ainsi parlait cette ombre d’une voix lamentable ; et cependant elle glissait loin de nous, courbant sans cesse et redressant ses flammes languissantes. Mais nous, quittant ces lieux, nous gravissions au-dessus des profondeurs où sont rangés de nouveaux coupables.


NOTES SUR LE VINGT-SEPTIÈME CHANT


[1] On sait que Phalaris, tyran de Sicile, demanda à Pérille, artiste Athénien, quelque nouvelle invention, quelque moyen inconnu de tourmenter ses sujets. L’artiste imagina un taureau d’airain dans lequel on enfermerait un homme, et qu’ensuite on échaufferait par de grands feux ; les cris de ces malheureux devaient, en sortant de la bouche du taureau, en imiter les mugissements. Le tyran, frappé de l’ingénieuse cruauté de Pérille, voulut qu’il essayât lui-même la machine, et, ce qui n’est pas moins satisfaisant dans l’histoire, c’est qu’on trouve que Phalaris y fut brûlé à son tour.

[2] C’est le comte Gui ou Guidon de Montefeltro qui parle et qui va raconter sa vie. C’est de lui qu’on a déjà fait mention en plusieurs notes.

[3] Les deux poëtes semblent s’être partagé les personnages qu’ils rencontrent aux Enfers ; ceux de l’antiquité sont pour Virgile, et Dante est chargé des modernes.

[4] Le prince de Polente, chez qui Dante se réfugia et mourut, s’était rendu maître de Ravenne et de Cervia. Il avait pour armes une aigle mi-partie.

[5] C’est la ville de Forli, où Jean de Pas, à la tête d’une armée de Français, fut taillé en pièces par le comte Guidon. Un petit tyran, nommé Ordelaffi, qui portait pour armes un lion vert, gouvernait Forli au moment où parle Dante.

[6] Par le vieux loup et son louveteau, le poëte désigne Malatesta et Malatestino, père et fils tyrans d’Arimino, ou de Rimini. C’est Malatestino qui fut l’époux, et le bourreau de Françoise de Polente, dont on a vu l’aventure au chant V. Ces deux princes avaient assassiné Montagne, chef du parti Gibelin. On voit par tout ceci qu’outre les villes occupées par les papes et les empereurs, et celles qui s’étaient formées en républiques, il y en avait beaucoup d’usurpées par des tyrans particuliers.

[7] C’étaient les armes de Pagan, maître de Faenza et d’Imola. Il passait du parti Gibelin au parti Guelfe, selon ses intérêts.

[8] La ville de Césenne étant située entre le mont et la plaine, on sent bien que ce ne sont pas ceux de la montagne qui étaient les esclaves.

[9] C’est Boniface VIII que le comte Guidon apostrophe ici, et qu’il appelle plus bas, prince des nouveaux Pharisiens. On connaît les longs démêlés de ce pape avec les princes Colonna : on sait avec quelle fureur il les persécuta, faisant raser leur palais, qui était près de Saint-Jean-de-Latran, publiant une croisade contre eux, et les poursuivant à main armée dans toutes les villes de leur domaine. Cette famille infortunée, à qui il ne restait plus que la ville de Préneste, aujourd’hui Palestrine, vint se jeter aux pieds de l’altier pontife, qui voulut bien leur pardonner, moyennant qu’on lui livrât Préneste pour garantie de leur soumission : à peine l’eut-il en sa puissance, qu’il la fit raser. Les Colonna, au désespoir, reprirent les armes, secondés par les Gibelins : mais ils furent malheureux ; et, dans la crainte de perdre la liberté, ils se retirèrent en France, chargés d’excommunications. Philippe le Bel, ennemi de Boniface, leur donna des secours. Tout le monde sait que Sciarra Colonna revint avec Nogaret souffleter le pontife, et le faire prisonnier dans Agnanie, ou Alagnie.

[10] Il fait allusion à ces Chrétiens qui ne profitèrent de la folie des croisades que pour faire un bon commerce avec les Turcs, et encore plus à ceux qui leur aidèrent à prendre Saint-Jean-d’Acre sur les Chrétiens mêmes.

[11] Dans le temps où on défigurait l’histoire pour soutenir les prétentions de l’Église, quelques moines écrivirent que Constantin, ayant la lèpre, alla trouver l’évêque des Chrétiens, qui était caché dans une caverne du mont Soracte (aujourd’hui Saint-Sylvestre), à Rome, et l’intercéda pour en obtenir sa guérison. L’évêque profita de l’occasion, et conclut un marché fort avantageux avec l’empereur : il lui rendit la santé, et le prince lui donna la ville de Rome et son territoire.

[12] Boniface se moque ici du pauvre saint Célestin, à qui il avait extorqué la tiare à force de subtilités. Il en a été parlé au chant III. Dante prend tous les styles pour vexer ce pontife, qui lui avait fait tant de mal, en introduisant Charles de Valois et la faction noire à Florence.

[13] Voltaire s’est égayé à traduire cet épisode dans le style de sa Pucelle. Il n’y a guère que ce morceau et celui des diables qui puissent supporter ce style, si on veut du moins entrer dans la véritable intention de Dante. Il n’a point prétendu faire un Enfer burlesque ; et bien qu’on eut pu réussir à lui donner cette tournure, trois réflexions en auraient empêché. La première, c’est que la plupart des imaginations de ce poëte, qui n’ont plus aujourd’hui que le côté plaisant, n’en laissaient pas même le soupçon pour des esprits religieux, pénétrés d’avance de toute la terreur que Dante voulait leur inspirer. La seconde, c’est qu’au treizième siècle la langue toscane était républicaine, et chaque mot y participait de la souveraineté ; mais quatre ou cinq cents ans d’intervalle, la familiarité que le temps nous fait contracter avec certaines expressions, et surtout le changement du gouvernement ont fait d’une langue républicaine un langage de populace. Enfin la langue française elle-même gagne plus aux traductions en style soutenu qu’en style mêlé ; il fallait que Dante, pour produire tout son effet, se présentât dans notre langue tel qu’il s’offrit autrefois dans la sienne. Quelques personnes demanderont peut-être pourquoi l’Enfer n’a pas été traduit en vers. C’est qu’un poëme national, hérissé de notes et tout en dialogues, n’aurait pu se faire lire en vers d’un bout à l’autre, soit qu’on gardât les dit-il et les répondit-il, soit qu’on les supprimât ; d’ailleurs, il fallait que la traduction servit sans cesse de commentaire au texte ; ce qu’on ne peut attendre que de la prose. L’Enfer pouvait être traduit en vers par fragments ; mais il s’agissait ici de le faire connaître tout entier.