L’Encyclopédie/1re édition/SUFFRAGE

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SUFFRAGE, s. m. (Gram. & Jurisprud.) se prend en cette matiere pour la voix ou avis que l’on donne dans une assemblée où l’on délibere sur quelque chose ; en toute délibération les suffrages doivent être libres dans les tribunaux ; ces suffrages uniformes de deux proches parens, savoir du pere & du fils, de deux freres, de l’oncle & du neveu, du beau-pere & du gendre, & celui des deux beau-freres ne sont comptés que pour un ; c’est le président de l’assemblée qui recueille les suffrages : les conseillers donnent leur suffrage de vive voix. Quand il s’agit d’une élection par scrutin, on donne quelquefois les suffrages par écrit.

Sur la maniere de compter les suffrages uniformes, Voyez l’édit du mois d’Août 1669, celui du mois de Janvier 1681, la déclaration du 25 Août 1708, & celle du 30 Septembre 1728. Voyez aussi les mots Délibération, Opinion, Partage d’opinions, Voix. (A)

Suffrage, (Antiq. Rom.) suffragium, les Romains donnoient leurs suffrages ou dans l’élection des magistrats pour la réception des lois, ou dans les jugemens. Le peuple donna longtems son suffrage de vive voix dans les affaires de la république, & le suffrage de chacun étoit écrit par un greffier à la porte du clos fait en parc, & qui se nommoit ovile.

Cet usage dura jusqu’en l’an 615 de la fondation de Rome. Alors sous le consulat de Q. Calpurnius Piso, & de M. Popilius Lenas, Gabinius tribun du peuple fit passer la premiere loi des bulletins pour l’élection des magistrats, qui ordonnoit qu’à l’avenir le peuple ne donneroit plus son suffrage de vive voix, mais qu’il jetteroit un bulletin dans l’urne, où seroit écrit le nom de celui qu’il voudroit élire. On appella cette loi lex tabellaria, à cause qu’on nommoit les bulletins tabellæ.

Papirius Carbo, autre tribun du peuple, fit passer une autre loi nommée Papiria l’an 625, par laquelle il fut ordonné que le peuple donneroit son suffrage par bulletins dans l’homologation des lois : enfin Cassius tribun du peuple obligea les juges par une loi expresse de donner sa voix par bulletins dans leurs jugemens.

Toutes ces lois furent extrèmement agréables aux citoyens qui n’osoient auparavant donner librement leurs voix, de peur d’offenser les grands. Grata est tabella quæ frontes aperit, hominum mentes legit, datque eam libertatem ut quid velint faciant : & ces tablettes ou bulletins étoient de petits morceaux de bois ou d’autre matiere fort étroits, marqués de diverses lettres, selon les affaires dont on délibéroit. Par exemple, s’il s’agissoit d’élire un magistrat, l’on écrivoit les premieres lettres du nom des candidats, & on en donnoit autant à chacun, qu’il y avoit de compétiteurs pour la charge.

Dans les assemblées pour la réception de quelque loi, on en donnoit deux à chacun, dont l’une étoit marquée de ces deux lettres U. R. qui vouloit dire uti rogat ; & l’autre seulement d’un A. qui vouloit dire antiquo, je rejette la loi. Dans les jugemens on en donnoit trois, l’une marquée d’un A. qui signifioit absolvo, j’absous l’accusé ; l’autre d’un C. condemno, je condamne l’accusé ; & la troisieme de ces deux lettres N. L. non liquet, l’affaire n’est point suffisamment éclaircie.

Ces tablettes étoient données à l’entrée du pont du parc par des distributeurs nommés diribitores, & le bureau où ils les délivroient, diribitorium. Le peuple venoit ensuite devant le tribunal du consul, ou de celui qui présidoit à l’assemblée, qui cistellam deferebat, & il jettoit dans l’urne celle des tablettes qu’il vouloit, & alors la centurie ou la tribu prérogative qui avoit été tirée au sort la premiere pour donner son suffrage, étant passée, on comptoit les suffrages, & le crieur disoit tout haut prærogativa renuntiat talem consulem ; s’il s’agissoit d’une loi, prærogativa legem jubet, ou non accipit. Le magistrat faisoit ensuite appeller les centuries de la premiere classe, celles de la cavalerie les premieres, & celles de l’infanterie ensuite. Mais lorsqu’un candidat n’avoit pas un nombre suffisant de suffrages pour obtenir une charge, le peuple pouvoit choisir qui bon lui sembloit, & cela s’appelloit en latin, non conficere legitima suffragia, & non explere tribus.

On ne sera peut-être pas faché de savoir encore quelle étoit la récompense de ceux qui poursuivoient les corrupteurs des suffrages pour arriver aux magistratures.

Il y en avoit de quatre sortes. La premiere, c’est que si les accusateurs avoient été eux-mêmes condamnés pour avoir eu des suffrages par subornation, ils étoient rétablis dans leurs droits, lorsqu’ils prouvoient suffisamment le délit de ceux qu’ils accusoient. Cic. orat. pro Cluentio. La seconde, c’est que l’accusateur ayant bien prouvé son accusation contre un magistrat désigné & élu, obtenoit lui-même la magistrature de l’accusé, si son âge & les loix lui permettoient d’y arriver. L’élection de Torquatus & de Cotta au consulat à la place de Sylla & d’Antonius qu’ils avoient poursuivis, en est une preuve, quoiqu’ils n’aient été désignés qu’aux comices qui se tinrent de nouveau après la condamnation de ces deux derniers. La troisieme récompense étoit le droit qu’avoit l’accusateur de passer dans la tribu de l’accusé, si elle étoit plus illustre que la sienne. Cic. pro Balbo. La quatrieme, c’est qu’il y avoit une somme qui se tiroit de l’épargne pour récompenser un accusateur, lorsqu’il ne se trouvoit pas dans le cas de profiter d’aucun des trois avantages dont nous venons de parler. (Le Chevalier de Jaucourt.)

Suffrage à Lacédémone, (Hist. de Lacédém.) le peuple à Lacédémone avoit une maniere toute particuliere de donner ses suffrages. Pour autoriser une proposition, il faisoit de grandes acclamations, & pour la rejetter il gardoit le silence ; mais en même tems pour lever tous les doutes en fait d’acclamations ou de silence, la loi ordonnoit à ceux de l’assemblée qui étoient d’un avis, de se placer d’un côté, & à ceux de l’opinion contraire, de se ranger de l’autre ; ainsi le plus grand nombre étant connu, décidoit la majorité des suffrages sans erreur, & sans équivoque. (D. J.)

Suffrage secret, (Hist. d’Athènes.) c’étoit une des deux manieres d’opiner des Athéniens. Ce peuple opinoit de la main dans les affaires d’état ; voyez ce que nous avons dit de cette pratique ; & il opinoit par suffrage secret, ou par scrutin, dans les causes criminelles. Pour cet effet, on apportoit à chaque tribu deux urnes, l’une destinée pour condamner, & l’autre pour absoudre ; la loi ne voulant point commettre ses ministres à la haine de ceux que le devoir ou la tendresse intéressoit en faveur de l’accusé, ordonna le suffrage secret, ou le scrutin, qui cachoit même aux juges l’avis de leurs confreres. Cet usage prévenoit encore les animosités dangereuses, qui souvent à cette occasion, passent des peres aux enfans, & se perpétuent dans les familles.