L’Encyclopédie/1re édition/SCHOLASTIQUES

SCHOLASTIQUES, philosophie des scholastiques, (Hist. de la philos.) la philosophie qu’on appelle scholastique, a regné depuis le commencement du onzieme au douzieme siecle, jusqu’à la renaissance des lettres.

Ce mot n’est pas aussi barbare que la chose ; on le trouve dans Pétrone : non notavi mihi ascylti fugam, & dum in hoc doctorum æstu totus incedo, ingens scholasticorum turba in porticum venit, ut apparebat, ab extemporali declamatione, nescio cujus, qui Agamemnonis suasoriam exceperat. Il signifie un écolier de rhétorique.

Voici un autre passage où il se prend pour rhéteur, ou sophiste : deduci in scenas scholasticorum, qui rhetores vocantur, quos paulo ante Ciceronis tempora exstitisse, nec majoribus placuisse probat ex eo quod Marco Crasso & Domitio censoribus claudere, ut ait Cicero, ludum impudentiæ jussi sunt. Quint. dialog. de caus. corrupt. eloquent.

De la comparaison de ces deux passages, l’on voit que l’éloquence dégénerée peu-à-peu, étoit chez les Romains, au tems de Pétrone & de Quintilien, ce qu’elle avoit été jusqu’à Ciceron.

Dans la suite, le nom de scholastique passa des déclamateurs de l’école, à ceux du barreau. Consultez là-dessus le code de Théodose & de Justinien.

Enfin il désigna ces maîtres-ès arts & de philosophie qui enseignoient dans les écoles publiques des églises cathédrales & des monasteres que Charlemagne & Louis le pieux avoient fondées.

Ces premiers scholastiques ou écolâtres, ne furent point des hommes tout-à-fait inutiles ; mais la richesse engendra bientôt parmi eux l’oisiveté, l’ignorance & la corruption ; ils cesserent d’enseigner, & ils ne retinrent que le nom de leurs fonctions, qu’ils faisoient exercer par des gens de rien, & gagés à vil prix, tandis qu’ils retiroient de l’état de larges pensions, qu’ils dissipoient dans une vie de crapule & de scandale.

L’esprit de l’institution se soutint un peu mieux dans quelques maisons religieuses, où les nobles continuerent d’envoyer leurs enfans pour y prendre les leçons qu’on donnoit aux novices ; ce fut dans ces reduits obscurs, que se conserva l’étincelle du feu sacré, depuis le huitieme siecle jusqu’au douzieme ou onzieme, que le titre d’écolâtres ou de scholastiques qui avoit été particulier à de méchans professeurs de philosophie & de belles-lettres, devint propre à de plus méchans professeurs de théologie.

La premiere origine de la théologie scholastique est très-incertaine ; les uns la font remonter à Augustin dans l’occident, & à Jean Damascène dans l’orient ; d’autres, au tems où la philosophie d’Aristote s’introduisit dans les écoles, sous la forme seche & décharnée que lui avoient donnée les Arabes, & que les théologiens adopterent ; quelques-uns, au siecle de Roscelin & d’Anselme, auxquels succéderent dans la même carriere Abélard & Gilbert en France, & Otton de Frisingue en Allemagne ; quoiqu’il en soit, il est démontré que la scholastique étoit antérieure aux livres des sentences, & que Pierre Lombard trouva la doctrine chrétienne défigurée par l’application de l’art sophistique de la dialectique, aux dogmes de l’église ; c’est un reproche qu’il ne seroit pas moins injuste de faire à Thomas d’Aquin ; on apperçoit des vestiges de la scholastique, avant qu’on connût l’Arabico-pathétisme ; ce n’est donc point de ce côté que cette espece de peste est venue ; mais il paroît que plusieurs causes éloignées & prochaines concoururent, dans l’intervalle du onzieme au douzieme siecle, à l’accroitre, à l’étendre, & à la rendre générale. Voyez ce que nous en avons dit à l’article Aristotélisme.

On peut distribuer le regne de la scholastique sous trois périodes ; l’une qui commence à Lanfranc ou Abélard & Pierre le Lombard son disciple, & qui comprend la moitié du douzieme siecle, tems où parut Albert le grand ; ce fut son enfance.

Une seconde qui commence en 1220, & qui finit à Durand de S. Porcien ; ce fut son âge de maturité & de vigueur.

Une troisieme qui commence où la seconde finit, & qui se proroge jusqu’à Gabriel Biel, qui touche au moment de la reforme ; ce fut le tems de son déclin & de sa décrépitude.

Guillaume des Champeaux, Pierre Abélard, Pierre le Lombard, Robert Pulleyn, Gilbert de la Porrée, Pierre Comestor, Jean de Sarisberi, & Alexandre de Hales, se distinguerent dans la premiere période.

Albert le grand, Thomas d’Aquin, Bonaventure, Pierre, Roger Bacon, Gille de Colomna, & Jean Scot, se distinguerent dans la seconde.

Durand de S. Porcien, Guillaunie Occam, Richard Suisset, Jean Buridan, Marsile d’Inghen, Gautier Burlée, Pierre d’Alliac, Jean Wessel Gansfort, & Gabriel Biel, se distinguerent dans la troisieme.

Premiere période de la philosophie scholastique. Guillaume des Champeaux, né en Brie de parens obscurs, s’éleva par la réputation qu’il se fit, de grade en grade jusqu’à l’épiscopat ; telle étoit la barbarie de son tems, qu’il n’y avoit aucun poste dans l’église auquel ne pût aspirer un homme qui entendoit les cathégories d’Aristote, & qui savoit disputer sur les universaux. Celui-ci prétendoit qu’il n’y avoit dans tous les individus qu’une seule chose essentiellement une, & que s’ils différoient entr’eux, ce n’étoit que par la multitude des accidens. Abélard, son disciple, l’attaqua vivement sur cette opinion ; de Champeaux frappé des objections d’Abélard, changea d’avis, & perdit toute la considération dont il jouissoit ; il ne s’agissoit pas alors d’enseigner la vérité, mais de bien défendre son sentiment vrai ou faux ; le comble de la honte étoit d’en être réduit au silence ; de-là cette foule de distinctions ridicules qui s’appliquent à d’autant plus de cas, qu’elles sont vuides de sens ; avec ce secours, il n’y avoit point de questions qu’on n’embrouillât, point de theses qu’on ne pût défendre, pour ou contre, point d’objections auquelles on n’échappât, point de disputes qu’on ne prorogeât sans fin.

Des Champeaux vaincu par Abélard, alla s’enfermer dans l’abbaye de S. Victor ; mais celui-ci ne se fut pas plutôt retiré à sainte Géneviéve, que des Champeaux reparut dans l’école.

Qui est-ce qui ne connoit pas l’histoire & les malheurs d’Abélard ? qui est-ce qui n’a pas lu les lettres d’Héloïse ? qui est-ce qui ne déteste pas la fureur avec laquelle le doux & pieux S. Bernard le persécuta ? il naquit en 1079, il renonça à tous les avantages qu’il pouvoit se promettre dans l’état militaire, pour se livrer à l’étude ; il sentit combien la maniere subtile dont on philosophoit de son tems, supposoit de dialectique, & il s’exerça particulierement à manier cette arme à deux tranchans, sous Roscelin, le ferrailleur le plus redouté de son tems ; celui-ci avoit conçu que les universaux n’existoient point hors de l’entendement, & qu’il n’y avoit dans la nature que des individus dont nous exprimions la similitude par une dénomination générale, & il avoit fondé la secte des nominaux, parmi lesquels Abélard s’enrôla ; il alla faire assaut avec tous ceux qui avoient quelque réputation ; il vint à Paris, il prit les leçons de Guillaume des Champeaux ; il fut successivement l’honneur & la honte de son maître ; il ouvrit une école à l’âge de vingt-deux ans, à Melun, d’où il vint à Corbeil ; il eut un grand nombre de disciples, d’amis & d’ennemis ; ses travaux affoiblirent sa santé, il fut obligé de suspendre ses exercices pendant deux ans qu’il passa dans sa patrie ; son absence ne fit qu’ajouter au desir qu’on avoit de l’entendre ; de retour, il trouva des Champeaux sous l’habit de moine, continuant dans le fond d’un cloitre à professer la rhétorique & la logique, deux arts qui ne devroient point être séparés ; il alla l’écouter, moins pour s’instruire, que pour le harceler de nouveau. Ce projet indigne lui réussit, il acheva de triompher de son maître, qui vit en un moment son école déserte, & ses disciples attachés à la suite d’Abélard ; celui à qui des Champeaux avoit cedé sa chaire cathédrale, au sortir du monde, l’offrit à Abélard, qui en fut écarté par la faction de des Champeaux & la protection de l’archevêque de Paris. Notre jeune philosophe fut moins encore irrité de ce refus, que de la promotion de des Champeaux à l’épiscopat ; l’élévation d’un homme auquel il s’étoit montré si supérieur, l’indigna secrettement, il crut que des Champeaux ne devoit les honneurs qu’on lui conféroit, qu’à la réputation qu’il s’étoit faite en qualité de théologien, & il se rendit sous Anselme qui avoit formé des Champeaux ; les leçons d’Anselme ne lui parurent pas répondre à la célébrité de cet homme ; bientôt il eut dépouillé celui-ci de son auditoire & de sa réputation ; il enseigna la théologie, malgré ses ennemis qui répandoient de tous côtés, qu’il étoit dangereux de permettre à un homme de son âge & de son caractere, de se mêler d’une science si sublime. Ce fut alors qu’il connut le chanoine Fulbert & sa niece Héloïse ; cette fille savoit à l’âge de dix-huit ans, l’hébreu, le grec, le latin, les mathématiques, la philosophie, la théologie, c’est-à-dire plus que tous les hommes de son tems réunis ; outre l’esprit que la nature lui avoit donné, la sensibilité de cœur, les talens qu’elle devoit à une éducation très-recherchée, elle étoit encore belle ; comment résiste-t-on à tant de charmes ? Abélard la vit, l’aima, & jamais homme ne fut peut-être autant aimé d’une femme, qu’Abélard d’Héloïse ; non, disoit-elle, le maître de l’univers entier, s’il y en avoit un, m’offriroit son trône & sa main, qu’il me seroit moins doux d’être sa femme, que la maîtresse d’Abélard. Nous n’entrerons point dans le détail de leurs amours ; Fulbert prit Abélard dans sa maison ; celui-ci négligea son école pour s’abandonner tout entier à sa passion ; il employa son tems, non plus à méditer les questions abstraites & tristes de la philosophie, mais à composer des vers tendres & des chansons galantes ; sa réputation s’obscurcit, & ses malheurs commencerent & ceux d’Héloïse.

Abélard privé du bonheur qu’il s’étoit promis dans la possession d’Héloïse, désesperé, confus, se retira dans l’abbaye de S. Denis ; cependant Héloïse renfermée dans une autre solitude, périssoit de douleur & d’amour. Cet homme qui devoit avoir appris par ses propres foiblesses, à pardonner aux foiblesses des autres, se rendit odieux aux moines avec lesquels il vivoit, par la dureté de ses réprimandes, & toute la célébrité qu’il devoit au nombreux concours de ses auditeurs, ne lui procurerent point un repos qu’il s’efforçoit à éloigner de lui ; les ennemis qu’il s’étoit fait autrefois, & ceux qu’il se faisoit tous les jours, avoient sans cesse les yeux ouverts sur sa conduite, ils attendoient l’occasion de le perdre, & ils crurent l’avoir trouvée dans l’ouvrage qu’il publia sous le titre de la foi à la sainte Trinité, pour servir d’introduction à la théologie ; Abélard y appliquoit à la distinction des personnes divines, la doctrine des nominaux ; il comparoit l’unité d’un Dieu dans la trinité des personnes, au sillogisme où trois choses réellement distinctes, la proposition, l’assomption & la conclusion, ne forment qu’un seul raisonnement ; c’étoit un tissu d’idées très-subtiles, à travers lesquelles il n’étoit pas difficile d’en rencontrer de contraires à l’orthodoxie. Abélard fut accusé d’hérésie ; on répandit qu’il admettoit trois dieux, tandis que d’après ses principes, il étoit si strictement austere, que peut-être réduisoit-il les trois personnes divines à trois mots ; il risqua d’être lapidé par le peuple : cependant ses juges l’écouterent, & il s’en seroit retourné absous, s’il n’eût pas donné le tems à ses ennemis de ramasser leurs forces & d’aliéner l’esprit du concile qu’on avoit assemblé ; il fut obligé de bruler lui-même son livre, de reciter le symbole d’Athanase, & d’aller subir dans l’abbaye de S. Médard de Soissons, la pénitence qu’on lui imposa ; cette condamnation fut affligeante pour lui, mais plus deshonorante encore pour ses ennemis ; on revint sur sa cause ; & l’on détesta la haine & l’ignorance de ceux qui l’avoient accusé & jugé.

Il revint de Soissons à Saint-Denis ; là il eut l’imprudence de dire, & qui pis est, de démontrer aux moines que leur saint Denis n’avoit rien de commun avec l’aréopagite ; & dès ce moment ce fut un athée, un brigand, un scélérat digne des derniers supplices. On le jetta dans une prison ; on le traduisit auprès du prince comme un sujet dangereux, & peut-être eût-il perdu la vie entre les mains de ces ignorans & cruels cénobites, s’il n’eût eu le bonheur de leur échapper. Il se justifia auprès de la cour, & se réfugia dans les terres du comte Thibault. Cependant l’abbé de saint Denis ne jouit pas long-tems de l’avantage d’avoir éloigné un censeur aussi sévere qu’Abelard. Il mourut, & l’abbé Suger lui succeda. On essaya de concilier à Abelard la bienveillance de celui-ci ; mais on ne put s’accorder sur les conditions, & Abelard obtint du roi la permission de vivre où il lui plairoit. Il se retira dans une campagne déserte, entre Troye & Nogent. Là il se bâtit un petit oratoire de chaume & de boue, sous lequel il eût trouvé le bonheur, si la célébrité qui le suivoit par-tout n’eût rassemblé autour de lui une foule d’auditeurs, qui se bâtirent des cabanes à côté de la sienne, & qui s’assujettirent à l’austérité de sa vie, pour jouir de sa société & de ses leçons. Il vit dès la premiere année jusqu’à six cens disciples. La théologie qu’il professoit étoit un mélange d’aristotélisme, de subtilités, de distinctions ; il étoit facile de ne le pas entendre & de lui faire dire tout ce qu’on vouloit. Saint Bernard qui, sans peut-être s’en appercevoir, étoit secrettement jaloux d’un homme qui attachoit sur lui trop de regards, embrassa la haine des autres théologiens, sortit de la douceur naturelle de son caractere, & suscita tant de troubles à notre philosophe, qu’il fut tenté plusieurs fois de sortir de l’Europe & d’aller chercher la paix au milieu des ennemis du nom chrétien. L’invocation du Paraclet sous laquelle il avoit fondé une petite maison qui subsiste encore aujourd’hui, fut le motif réel ou simulé de la persécution la plus violente qu’on ait jamais exercée. Abelard vécut long-tems au milieu des anxiétés. Il ne voyoit pas des ecclésiastiques s’assembler sans trembler pour sa liberté. On attenta plusieurs fois à sa vie. La rage de ses ennemis le suivoit jusqu’aux autels, & chercha à lui faire boire la mort avec le sang de Jesus-Christ. On empoisonna les vases sacrés dont il se servoit dans la célébration des saints mysteres. Héloïse ne jouissoit pas d’un sort plus doux ; elle étoit poursuivie, tourmentée, chassée d’un lieu dans un autre. On ne lui pardonnoit pas son attachement à Abélard. Ces deux êtres qui sembloient destinés à faire leur bonheur mutuel, vivoient séparés & de la vie la plus malheureuse, lorsqu’Abélard appella Héloïse au Paraclet, lui confia la conduite de ce monastere & se retira dans un autre, d’où il sortit peu de tems après, pour reprendre à Paris une école de théologie & de philosophie ; mais les accusations d’impiété ne tarderent pas à se renouveller. Saint Bernard ne garda plus de mesure ; on dressa des catalogues d’hérésies qu’on attribuoit à Abélard. Sa personne étoit moins en sureté que jamais, lorsqu’il se détermina de porter sa cause à Rome. Saint Bernard l’accusoit de regarder l’Esprit-saint comme l’ame du monde, d’enseigner que l’univers est un animal d’autant plus parfait que l’intelligence qui l’animoit étoit plus parfaite ; de christianiser Platon, &c. Peut-être notre philosophe n’étoit-il pas fort éloigné de-là ; mais ses erreurs ne justifient ni les imputations ni les violences de saint Bernard.

Abélard fit le voyage de Rome. On l’y avoit déjà condamné quand il arriva. Il fut saisi, mis en prison, ses livres brûlés, & réduit à ramper sous Bernard & accepter l’obscurité d’une abbaye de Clugni, où il cessa de vivre & de souffrir. Il mourut en 1142.

Abélard forma plusieurs hommes de nom, entre lesquels on compte Pierre le Lombard. Celui-ci est plus célebre parmi les théologiens que parmi les philosophes. Il fit ses premieres études à Paris. Il professa la scholastique dans l’abbaye de sainte Génevieve. Il fut chargé de l’éducation des enfans de France. Il écrivit le livre intitulé le maître des sentences. On pourroit regarder cet ouvrage comme le premier pas à une maniere d’enseigner beaucoup meilleure que celle de son tems ; cependant on y trouve encore des questions très-ridicules, telle par exemple que celle-ci : le Christ en tant qu’Homme est-il une personne ou quelque chose ? Il mourut en 1164.

Robert Pulleyn parut dans le cours du douzieme siecle ; les troubles de l’Angleterre sa patrie le chasserent en France, où il se lia d’amitié avec saint Bernard. Après un assez long séjour à Paris, il retourna à Oxford où il professa la théologie. Sa réputation se repandit au loin. Le pape Innocent II. l’appella à Rome, & Célestin II. lui conféra le chapeau de cardinal. Il a publié huit livres des sentences. On remarque dans ces ouvrages un homme ennemi des subtilités de la métaphysique ; le goût des connoissances solides, un bon usage de l’Ecriture-sainte, & le courage de préférer les décisions du bon sens & de la raison, à l’autorité des philosophes & des peres.

Gilbert de la Porée acheva d’infecter la théologie de futilités. La nouveauté de ses expressions rendit sa foi suspecte. On l’accusa d’enseigner que l’essence divine & Dieu étoient deux choses distinguées ; que les attributs des personnes divines n’étoient point les personnes mêmes ; que les personnes ne pouvoient entrer dans aucune proposition comme prædicats ; que la nature divine ne s’étoit point incarnée ; qu’il n’y avoit point d’autre mérite que celui de Jesus-Christ, & qu’il n’y avoit de baptisé que celui qui devoit être sauvé. Tout ce que ces propositions offrirent d’effrayant au premier coup d’œil, tenoit à des distinctions subtiles, & disparoissoit lorsqu’on se donnoit le tems de s’expliquer ; mais cette patience est rare parmi les théologiens, qui semblent trouver une satisfaction particuliere à condamner. Gilbert mourut en 1154, après avoir aussi éprouvé la haine du doux saint Bernard.

Pierre Comestor écrivit un abrégé de quelques livres de l’ancien & du nouveau Testament, avec un commentaire à l’usage de l’école ; cet ouvrage ne fut pas sans réputation.

Jean de Sarisberi vint en France en 1137. Personne ne posseda la méthode scholastique comme lui. Il s’en étoit fait un jeu, & il étoit tout vain de la supériorité que cette espece de méchanisme lui donnoit sur les hommes célebres de son tems. Mais il ne tarda pas à connoître la frivolité de sa science, & à chercher à son esprit un aliment plus solide. Il étudia la grammaire, la rhétorique, la philosophie, & les mathématiques sous différens maîtres. La pauvreté le contraignit à prendre l’éducation de quelques enfans de famille. En leur transmettant ce qu’il avoit appris, il se le rendoit plus familier à lui-même. Il sut le grec & l’hébreu, exemple rare de son tems. Il ne négligea ni la physique ni la morale. Il disoit de la dialectique, que ce n’est par elle-même qu’un vain bruit, incapable de féconder l’esprit, mais capable de développer les germes conçus d’ailleurs. On rencontre dans ses ouvrages des morceaux d’un sens très-juste, pleins de force & de gravité. Les reproches qu’il fait aux philosophes de son tems sur la maniere dont ils professent, sur leur ignorance & leur vanité, montrent que cet homme avoit les vraies idées de la méthode, & que sa supériorité ne lui avoit pas ôté la modestie. Il fut connu, estimé, & chéri des papes Eugene III. Adrien IV. Il vécut dans la familiarité la plus grande avec eux. Il défendit avec force les droits prétendus de la papauté contre son souverain. Cette témérité fut punie par l’exil. Il y accompagna Becket. Il mourut en France, où son mérite fut récompensé par la plus grande considération & la promotion à des places. Il a laissé des écrits qui font regretter que cet homme ne soit pas né dans des tems plus heureux ; c’est un grand mérite que de balbutier parmi les muets.

Alexandre de Hales donna des leçons publiques de théologie à Paris en 1230. Il eut pour disciples Thomas d’Aquin & Bonaventure ; s’il faut s’en rapporter à son épitaphe, il s’appella le docteur irréfragable. Il commenta le maître des sentences. Il compila une somme de théologie universelle. Il écrivit un livre des vertus, & il mourut en 1245, sous l’habit de franciscain. Tous ces hommes vénérables, séraphiques, angéliques, subtils, irréfragables, si estimés de leur tems, sont bien méprisés aujourd’hui.

On comprend encore sous la même période de la philosophie scholastique, Alain d’Isle ou le docteur universel. Il fut philosophe, théologien, & poëte. Parmi ses ouvrages on en trouve un sous le titre de Encyclopedia versibus hexametris distincta in libros 9. c’est une apologie de la Providence contre Claudien. Il paroit s’être aussi occupé de morale. Pierre de Riga, Hugon, Jean Belith, Etienne de Langhton, Raimond de Penna forti, Vincent de Beauvais ; ce dernier fut un homme assez instruit pour former le projet d’un ouvrage qui lioit toutes les connoissances qu’on possedoit de son tems sur les sciences & les arts. Il compila beaucoup d’ouvrages, dans lesquels on retrouve des fragmens d’auteurs que nous n’avons plus. Il ne s’attacha point si scrupuleusement aux questions de la dialectique & de la métaphysique, qui occupoient & perdoient les meilleurs esprits de son siecle, qu’il ne tournât aussi ses yeux sur la philosophie morale, civile, & naturelle. Il faut regarder la masse énorme de ses écrits comme un grand fumier où l’on rencontre quelques paillettes d’or. Guillaume d’Averne, connu dans l’histoire de la philosophie, de la théologie, & des mathématiques de cet âge. Il méprisa les futilités de l’école & son ton pédantesque & barbare. Il eut le style naturel & facile. Il s’attacha à des questions relatives aux mœurs & à la vie. Il osa s’éloigner quelquefois des opinions d’Aristote & lui préférer Platon. Il connut la corruption de l’église & il s’en expliqua fortement. Alexandre de Villedieu, astronome & calculateur. Alexandre Neckam de Hartford. Ce fut un philosophe éloquent. Il écrivit de la nature des choses un ouvrage mêlé de prose & de vers. Alfred qui sut les langues, expliqua la philosophie naturelle d’Aristote, commenta ses météores, chercha à débrouiller le livre des plantes, & publia un livre du mouvement du cœur. Robert Capiton, ou Grosse-tête, qui fut profond dans l’hébreu, le grec, & le latin, & qui sut tant de philosophie & de mathématiques, ou qui vécut avec des hommes à qui ces sciences étoient si étrangeres, qu’il en passa pour sorcier. Roger Bacon, qui étoit un homme & qui s’y connoissoit, compare Grossetête à Salomon & à Aristote. On voit par son commentaire sur Denis l’aréopagite, que les idées de la philosophie platonico-alexandrine lui étoient connues ; d’où l’on voit que la France, l’Italie, l’Angleterre ont eu des scholastiques dans tous les états. L’Allemagne n’en a pas manqué ; consultez là-dessus son histoire littéraire.

Seconde période de la philosophie scholastique. Albert le grand qui la commence naquit en 1193. Cet homme étonnant pour son tems sut presque tout ce qu’on pouvoit savoir ; il prit l’habit de S. Dominique en 1221. Il professa dans son ordre la philosophie d’Aristote, proscrite par le souverain pontife ; ce qui ne l’empêcha pas de parvenir aux premieres dignités monacales & ecclésiastiques. Il abdiqua ces dernieres pour se livrer à l’étude. Personne n’entendit mieux la dialectique & la métaphysique péripatéticienne. Mais il en porta les subtilités dans la théologie, dont il avança la corruption. Il s’appliqua aussi à la connoissance de la philosophie naturelle : il étudia la nature ; il sut des mathématiques & de la méchanique : il ne dédaigna ni la métallurgie, ni la lythologie. On dit qu’il avoit fait une tête automate qui parloit, & que Thomas d’Aquin brisa d’un coup de bâton : il ne pouvoit guere échapper au soupçon de magie ; aussi en fut-il accusé. La plûpart des ouvrages qui ont paru sous son nom, sont supposés. Il paroît avoir connu le moyen d’obtenir des fruits dans toutes les saisons. Il a écrit de la physique, de la logique, de la morale, de la métaphysique, de l’astronomie & de la théologie vingt & un gros volumes qu’on ne lit plus.

Thomas d’Aquin fut disciple d’Albert le grand ; il n’est pas moins célebre par la sainteté de ses mœurs, que par l’étendue de ses connoissances théologiques. Il naquit en 1224 : sa somme est le corps le plus complet, & peut-être le plus estimé que nous ayons encore aujourd’hui. Il entra chez les Dominicains en 1243 : il paroissoit avoir l’esprit lourd ; ses condisciples l’appelloient le bœuf ; & Albert ajoutoit : Oui, mais si ce bœuf se met à mugir, on entendra son mugissement dans toute la terre. Il ne trompa point les espérances que son maître en avoit conçues. La philosophie d’Aristote étoit suspecte de son tems ; cependant il s’y livra tout entier, & la professa en France & en Italie. Son autorité ne fut pas moins grande dans l’église que dans l’école ; il mourut en 1274. Il est le fondateur d’un système particulier sur la grace & la prédestination, qu’on appelle le Thomisme. Voyez les articles Grace, Prédestination, &c.

Bonaventure le Franciscain fut contemporain, condisciple & rival de Thomas d’Aquin. Il naquit en 1221, & fit profession en 1243 ; la pureté de ses mœurs, l’étendue de ses connoissances philosophiques & théologiques, le bonté de son caractere, lui mériterent les premieres dignités dans son ordre & dans l’église. Il n’en jouit pas long-tems : il mourut en 1274, âgé de 53 ans. Sa philosophie fut moins futile & moins épineuse que dans ses prédécesseurs. Voici quelques-uns de ses principes.

Tout ce qu’il y a de bon & de parfait, c’est un don d’en-haut, qui descend sur l’homme du sein du pere des lumieres.

Il y a plusieurs distinctions à faire entre les émanations gratuites de cette source libérale & lumineuse.

Quoique toute illumination se fasse intérieurement par la connoissance ; on peut l’appeller intérieure ou extérieure, sensitive ou méchanique, philosophique ou surnaturelle, de la raison ou de la grace.

La méchanique inventée pour suppléer à la foiblesse des organes est servile ; elle est au-dessous du philosophe ; elle comprend l’art d’ourdir des étoffes, l’agriculture, la chasse, la navigation, la médecine, l’art scénique, &c.

La sensitive qui nous conduit à la connoissance des formes naturelles par les organes corporels. Il y a un esprit dans les nerfs qui se multiplie & se diversifie en autant de sens que l’homme en a reçus.

La philosophique s’éleve aux vérités intelligibles, aux causes des choses, à l’aide de la raison & des principes.

La vérité peut se considérer ou dans les discours, ou dans les choses, ou dans les actions, & la Philosophie se diviser en rationnelle, naturelle & morale.

La rationnelle s’occupe de l’un de ces trois objets, exprimer, enseigner ou mouvoir. La grammaire exprime, la logique enseigne, la rhétorique meut ; c’est la raison qui comprend, ou indique, ou persuade.

Les raisons qui dirigent notre entendement dans ses fonctions sont ou relatives à la matiere, ou à l’esprit, ou à Dieu. Dans le premier cas, elles retiennent le nom de formelles ; dans le second, on les appelle intellectuelles ; au troisieme, idéales. De-là trois branches de philosophie naturelle, physique, mathématique & métaphysique.

La Physique s’occupe de la génération & de la corruption, selon les forces de la nature & les élémens des choses.

Les Mathématiques des abstractions, selon les raisons intelligibles.

La Métaphysique de tous les êtres, entant que réductibles à un seul principe dont ils sont émanés, selon des raisons idéales, à Dieu qui en fut l’exemplaire & la source, & qui en est la fin.

La vertu a trois points de vûe différens, la vie, la famille & la multitude ; & la morale est ou monastique, ou économique, ou politique.

La lumiere de l’Ecriture nous éclaire sur les vérités salutaires ; elle a pour objet les connoissances qui sont au-dessus de la raison.

Quoiqu’elle soit une, cependant il y a le sens mystique & spirituel, selon lequel elle est allégorique, morale ou anagogique.

On peut rappeller toute la doctrine de l’Ecriture à la génération éternelle de Jesus-Christ, à l’incarnation, aux mœurs, à l’union ou commerce de l’ame avec Dieu ; de-là les fonctions du docteur, du prédicateur & du contemplant.

Ces six illuminations ont une vespérie ou soirée : il suit un septieme jour de repos, qui n’a plus de vespérie ou de soirée ; c’est l’illumination glorieuse.

Toutes ces connoissances tirent leur origine de la même lumiere ; elles se rappellent à la connoissance des Ecritures, elles s’y résolvent, y sont contenues & consommées ; & c’est par ce moyen qu’elles conduisent à l’illumination éternelle.

La connoissance sensible se rappelle à l’Ecriture, si nous passons de la maniere dont elle atteint son objet, à la génération divine du verbe ; de l’exercice des sens, à la régularité des mœurs ; & des plaisirs dont ils sont la source, au commerce de l’ame & de Dieu.

Il en est de même de la connoissance méchanique & de la connoissance philosophique.

Les écritures sont les empreintes de la sage sse de Dieu : la sagesse de Dieu s’étend à tout. Il n’y a donc aucune connoissance humaine qui ne puisse se rapporter aux Ecritures & à la Théologie. Et j’ajouterai aucun homme, quelque sensé qu’il soit, qui ne rapporte tous les points de l’espace immense qui l’environne, au petit clocher de son village.

Pierre d’Espagne, mieux connu dans l’histoire ecclésiastique sous le nom de Jean XXI. avoit été philosophe avant que d’être pape & théologien. Tritheme dit de lui qu’il entendoit la médecine, & qu’il eût été mieux à côté du lit d’un malade que sur la chaire de S. Pierre. Calomnie de moine offensé : il montra dans les huit mois de son pontificat qu’il n’étoit point au-dessous de sa dignité : il aima les sciences & les savans ; & tout homme lettré, riche ou pauvre, noble ou roturier, trouva un accès facile auprès de lui. Il finit sa vie sous les ruines d’un bâtiment qu’il faisoit élever à Viterbe. Il a laissé plusieurs ouvrages où l’on voit qu’il étoit très-versé dans la mauvaise philosophie de son tems.

Roger Bacon fut un des génies les plus surprenans que la nature ait produit, & un des hommes les plus malheureux. Lorsqu’un être naît à l’illustration, il semble qu’il naisse aussi aux supplices. Ceux que la nature signe, sont également signés par elle pour les grandes choses & pour la peine. Bacon s’appliqua d’abord à la grammaire, à l’art oratoire & à la dialectique. Il ne voulut rien ignorer de ce qu’on pouvoit savoir en mathématique. Il sortit de l’Angleterre sa patrie, & il vint en France entendre ceux qui s’y distinguoient dans les sciences. Il étudia l’histoire, les langues de l’Orient & de l’Occident, la Jurisprudence & la Médecine. Ceux qui parcoureront ses ouvrages le trouveront versé dans toute la littérature ancienne & moderne, & familier avec les auteurs grecs, latins, hébreux, italiens, françois, allemands, arabes. Il ne négligea pas la Théologie. De retour dans sa patrie, il prit l’habit de franciscain ; il ne perdit pas son tems à disputer ou à végéter ; il étudia la nature ; il rechercha ses secrets ; il se livra tout entier à l’Astronomie, à la Chimie, à l’Optique, à la Statique ; il fit dans la Physique expérimentale de si grands progrès, qu’on apperçoit chez lui les vestiges de plusieurs découvertes qui ne se sont faites que dans des siecles très-postérieurs au sien ; mais rien ne montre mieux la force de son esprit que celle de ses conjectures. L’art, dit-il, peut fournir aux hommes des moyens de naviger plus promptement & sans le secours de leurs bras, que s’ils y en employoient des milliers. Il y a telle construction de chars, à l’aide de laquelle on peut se passer d’animaux. On peut traverser les airs en volant à la maniere des oiseaux. Il n’y a point de poids, quelqu’énormes qu’ils soient, qu’on n’éleve ou n’abaisse. Il y a des verres qui approcheront les objets, les éloigneront, les agrandiront, diminueront ou multiplieront à volonté. Il y en a qui réduiront en cendres les corps les plus durs. Nous pouvons composer avec le salpêtre & d’autres substances un feu particulier. Les éclairs, le tonnerre, & tous ses effets, il les imitera : on détruira, si l’on veut, une ville entiere, avec une très-petite quantité de matiere. Ce qu’il propose sur la correction du calendrier & sur la quadrature du cercle, marque son savoir dans les deux sciences auxquelles ces objets appartiennent. Il falloit qu’il possédât quelque méthode particuliere d’étudier les langues greques & hébraïque, à en juger par le peu de tems qu’il demandoit d’un homme médiocrement intelligent pour le mettre en état d’entendre tout ce que les auteurs grecs & hébreux ont écrit de théologie & de philosophie. Un homme aussi au-dessus de ses contemporains ne pouvoit manquer d’exciter leur jalousie. L’envie tourmente les hommes de génie dans les siecles éclairés ; la superstition & l’ignorance font cause commune avec elle dans les siecles barbares. Bacon fut accusé de magie : cette calomnie compromettoit son repos & sa liberté. Pour obvier aux suites fâcheuses qu’elle pouvoit avoir, il fut obligé d’envoyer à Rome ses machines, avec un ouvrage apologétique. La faveur du pape ne réduisit pas ses ennemis à l’inaction : ils s’adresserent à son général qui condamna sa doctrine, supprima ses ouvrages, & le jetta au fond d’un cachot. On ne sait s’il y mourut ou s’il en fut tiré : quoi qu’il en soit, il laissa après lui des ouvrages dont on ne devoit connoître tout le prix que dans des tems bien postérieurs au sien. Roger ou frere Bacon cessa d’être persécuté & de vivre en 1294, à l’âge de 78 ans.

Gilles Colonne, hermite de S. Augustin, fut théologien & philosophe scholastique. Il étudia sous Thomas d’Aquin : il eut pour condisciple & pour ami Bonaventure : il se fit une si prompte & si grande réputation, que Philippe le Hardi lui confia l’éducation de son fils ; & Colonne montra par son traité de regimine principium, qu’il n’étoit point d’un mérite inférieur à cette fonction importante. Il professa dans l’université de Paris. On lui donna le titre de docteur très-fondé, & il fut résolu dans un chapitre général de son ordre qu’on s’y conformeroit à sa méthode & à ses principes. Il fut créé général en 1292. Trois ans après sa nomination, il abdiqua une dignité incompatible avec son goût pour l’étude ; son savoir lui concilia les protecteurs les plus illustres. Il fut nommé successivement archevêque & désigné cardinal par Boniface VIII. qu’il avoit défendu contre ceux qui attaquoient son élection, qui suivit la résignation de Célestin. Il mourut à Avignon en 1314.

Nous reviendrons encore ici sur Jean-Duns Scot, dont nous avons déja dit un mot à l’article Aristotélisme. S’il falloit juger du mérite d’un professeur par le nombre de ses disciples, personne ne lui pourroit être comparé. Il prit le bonnet de docteur à Paris en 1204 : il fut chef d’une secte qu’on connoît encore aujourd’hui sous le nom de Scotistes : il se fit sur la grace, sur le concours de l’action de Dieu & de l’action de la créature, & sur les questions relatives à celles-ci un sentiment opposé à celui de S. Thomas ; il laissa de côté S. Augustin, pour s’attacher à Aristote, & les theologiens se diviserent en deux classes, qu’on nomma du nom de leurs fondateurs. Il passe pour avoir introduit dans l’Eglise l’opinion de l’immaculée conception de la Vierge. La Théologie & la Philosophie de son tems, déja surchargées de questions ridicules, acheverent de se corrompre sous Scot dont la malheureuse subtilité s’exerça à inventer de nouveaux mots, de nouvelles distinctions & de nouveaux sujets de disputes qui se sont perpétuées en Angleterre au-delà des siecles de Bacon & de Hobbs.

Nous ajouterons à ces noms de la seconde période de la scholastique ceux de Simon de Tournai, de Robert Sorbon, de Pierre d’Abano, de Guillaume Durantis, de Jacques de Ravenne, d’Alexandre d’Alexandrie, de Jean le Parisien, de Jean de Naples, de François Mayro, de Robert le Scrutateur, d’Arnauld de Villeneuve, de Jean Bassoles, & de quelques autres qui se sont distingués dans les différentes contrées de l’Allemagne.

Simon de Tournai réussit par ses subtilités à s’attirer la haine de tous les philosophes de son tems, & à rendre sa religion suspecte. Il brouilla l’Aristotélisme avec le Christianisme, & s’amusa à renverser toujours ce qu’il avoit établi la veille sur les matieres les plus graves. Cet homme étoit violent : il aimoit le plaisir ; il fut frappé d’apoplexie, & l’on ne manqua pas de regarder cet accident comme un châtiment miraculeux de son impiété.

Pierre d’Apono ou d’Abano, philosophe & médecin, fut accusé de magie. On ne sait trop pourquoi on lui fit cet honneur. Ce ne seroit aujourd’hui qu’un misérable astrologue, & un ridicule charlatan.

Robert Sorbon s’est immortalisé par la maison qu’il a fondée, & qui porte son nom.

Pierre de Tarantaise, ou Innocent V. entra en 1225 chez les Dominicains à l’âge de dix ans. Il savoit de la théologie & de la philosophie. Il professa ces deux sciences avec succès. Il fut élevé en 1263 au généralat de son ordre. Il obtint en 1277 le chapeau, en 1284 il fut élu pape. Il a écrit de l’unité, de la forme, de la nature des cieux, de l’éternité du monde, de l’entendement & de la volonté, & de la jurisprudence canonique.

Guillaume Durand ou Durantis, de l’ordre des Dominicains joignit aussi l’étude du droit canonique à celle de la scholastique.

La scholastique est moins une philosophie particuliere qu’une méthode d’argumentation syllogistique, seche & serrée, sous laquelle on a réduit l’Aristotélisme fourré de cent questions puériles.

La théologie scholastique n’est que la même méthode appliquée aux objets de la Théologie, mais embarrassée de Péripatétisme.

Rien ne put garantir de cette peste la Jurisprudence. A-peine fut-elle assujettie à la rigueur de la dialectique de l’école, qu’on la vit infectée de questions ridicules & distinctions frivoles.

D’ailleurs on vouloit tout ramener aux principes vrais ou supposés d’Aristote.

Rizard Matumbra s’opposa inutilement à l’entrée de la scholastique dans l’étude du droit civil & canonique ; elle se fit.

Je n’ai rien à dire d’Alexandre d’Alexandrie, ni de Dinus de Garbo, sinon que ce furent parmi les ergoteurs de leur tems deux hommes merveilleux.

Jean ce Paris ou Quidort, imagina une maniere d’expliquer la présence réelle du corps de Jésus-Christ au sacrement de l’autel. Il mourut en 1304 à Rome où il avoit été appellé pour rendre compte de ses sentimens.

Jean de Naples, François de Mayronis, Jean Bassolis furent sublimes sur l’univocité de l’être, la forme, la quiddité, la qualité, & autres questions de la même importance.

Il falloit qu’un homme fût doué d’un esprit naturel bien excellent pour résister au torrent de la scholastique qui s’enfloit tous les jours, & se porter à de meilleures connoissances. C’est un éloge qu’on ne peut refuser à Robert, surnommé le scrutateur ; il se livra à l’étude des phénomenes de la nature ; mais ce ne fut pas impunément : on intenta contre lui l’accusation commune de magie. La condition d’un homme de sens étoit alors bien misérable ; il falloit qu’il se condamnât lui-même à n’être qu’un sot, ou à passer pour sorcier.

Arnauld de Ville-neuve naquit avant l’an 1300. Il laissa la scholastique ; il étudia la philosophie naturelle, la Médecine & la Chimie. Il voyagea dans la France sa patrie, en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Asie & en Afrique. Il apprit l’arabe, l’hébreu, le grec ; l’ignorance stupide & jalouse ne l’épargna pas. C’est une chose bien singuliere que la fureur avec laquelle des hommes qui ne savoient rien, s’entêtoient à croire que quiconque n’étoit pas aussi bête qu’eux, avoit fait pacte avec le diable. Les moines intéressés à perpétuer l’ignorance, accréditoient sur-tout ces soupçons odieux. Arnauld de Ville-neuve les méprisa d’abord ; mais lorsqu’il vit Pierre d’Apono entre les mains des inquisiteurs, il se méfia de la considération dont il jouissoit, & se retira dans la Sicile. Ce fut-là qu’il se livra à ses longues opérations que les chimistes les plus ardens n’ont pas le courage de répeter. On dit qu’il eut le secret de la pierre philosophale. Le tems qu’un homme instruit donnera à la lecture de ses ouvrages ne sera pas tout-à-fait perdu.

On nomme parmi les scholastiques de l’Allemagne, Conrad d’Halberstad. Il faut le louer de s’être occupé de la morale, si méprisée, si négligée de ses contemporains, mais bien davantage d’en avoir moins cherché les vrais préceptes dans Aristote que dans la nature de l’homme. Le goût de l’utile ne se porte pas sur un objet seulement ; Conrad joignit à l’étude de la Morale celle de la Physique. Il étoit de l’ordre de S. Dominique. Il satisfit à la curiosité des religieux en écrivant des corps célestes, des élémens, ou simples, de quelques mixtes, ou des minéraux ou des végétaux, des animaux & de leurs organes, & de l’homme.

Bibrach remarqua la corruption de l’église dans son ouvrages de cavendo malo.

Eccard confondant les opinions d’Aristote avec les dogmes de Jesus-Christ, ajoutant de nouveaux mots à ceux qu’on avoit déja inventés, tomba dans des sentimens hétérodoxes que Jean XXII. proscrivit.

Nous terminerons la seconde époque par Pierre de Dacia, & par Alphonse X. roi de Castille.

Pierre de Dace fut astronome & calculateur ; il eut quelque teinture d’hébreu & de grec.

Personne n’ignore combien l’Astronomie doit à Alphonse : qui est-ce ce qui n’a pas entendu nommer du-moins les tables alphonsines ? C’est lui qui considérant les embarras de la sphere de Ptolomée, disoit que « si Dieu l’avoit appellé à son conseil, il auroit arrangé le ciel un peu mieux ».

Troisieme période de la philosophie scholastique. Lorsque l’absurdité soit dans les sciences, soit dans les arts, soit dans la religion, soit dans le gouvernement, a été poussée jusqu’à un certain point, les hommes en sont frappés, & le mal commence à se réparer quand il est extrème. La philosophie & la théologie scholastique étoient devenues un si abominable fatras, que les bons esprits ou s’en dégoûterent, ou s’occuperent à les débrouiller.

Guillaume Durand commença cette tâche. Il en fut appellé le docteur très-résolu. Il eut des opinions particulieres sur l’état des ames après leur séparation d’avec le corps, & le concours de Dieu & de la créature. Il n’en admettoit qu’un géneral ; selon lui, un esprit est dans le lieu ; mais ce lieu n’est point déterminé. Il convient à son essence d’être par-tout. Sa présence à un corps n’est pas nécessaire, soit pour l’animer, soit pour le mouvoir. Sa hardiesse philosophique fit douter de son orthodoxie & de son salut.

Occam disciple de Scot, renouvella la secte des nominaux. On l’appella le docteur singulier & invincible ; il professa la théologie à Paris au commencement du quatorzieme siecle. Il eut des idées très-saines sur les deux puissances ecclésiastiques & civiles, & il servit avec zele Philippe-le-Bel dans sa querelle avec Boniface. Il en eut un autre sur la propriété des biens religieux avec le pape Jean XXII. qui l’anathématisa. Il vint en France y chercher un asyle, d’où il eut bientôt occasion de se venger de la cour de Rome, en achevant de fixer les limites de l’autorité du souverain pontife. Celui-ci eut beau renouveller ses excommunications, l’aggraver, briser des cierges, & le réaggraver, Occam persista à soutenir que le souverain n’étoit soumis qu’à Dieu dans les choses temporelles. Il se montra en 1330 à la cour de l’empereur Louis, qui l’accueillit, & à qui Occam dit : Défendez-moi de votre épée, & moi je vous défendrai de ma plume. Il a écrit de la Logique, de la Métaphysique & & de la Théologie. On lui reproche d’avoir fait fleche de tout, mêlant les peres & les philosophes, les auteurs sacrés & les auteurs profanes, les choses divines & les choses naturelles, les dogmes révélés & les opinions des hommes, le profane & le sacré, l’exotique & le domestique, l’orthodoxe & l’hérésie, le vrai & le faux, le clair & l’obscur, plus scrupuleux sur son but que sur les moyens.

Richard Suisset parut vers le milieu du quatorzieme siecle. Il s’appliqua aux mathématiques, & tenta de les appliquer à la philosophie naturelle ; il ne négligea ni la philosophie, ni la théologie de son tems. Il entra dans l’ordre de Cîteaux en 1350. Rien ne s’allarme plus vîte que le mensonge. C’est l’erreur & non la vérité qui est ombrageuse. On s’apperçut aisément que Suisset suivoit une méthode particuliere d’étudier & d’enseigner, & l’on se hâta de le rendre suspect d’hétérodoxie. Le moyen qu’un homme sût l’algebre, & qu’il remplît sa physique de caracteres inintelligibles, sans être un magicien ou un athée ? Cette vile & basse calomnie est aujourd’hui, comme alors, la ressource de l’ignorance & de l’envie. Si nos hypocrites, nos faux dévots l’osoient, ils condamneroient au feu quiconque entend les principes mathématiques de la philosophie de Newton, & possede un fossile. Suisset suivit la philosophie d’Aristote. Il commenta sa physique & sa morale ; il introduisit le calcul mathématique dans la recherche des propriétés des corps, & publia des astronomiques. Il écrivit un ouvrage intitulé le calculateur. Il méritoit d’être nommé parmi les inventeurs de l’algebre, & il l’eût été, si son livre du calculateur eût été plus commun. On étoit alors si perdu dans des questions futiles, qu’on ne pouvoit revenir à de meilleures connoissances. S’il paroissoit par hasard un ouvrage sensé, il n’étoit pas lu. Comme il n’y a rien qui ne soit susceptible de plus ou de moins, Suisset étendit le calcul de la quantité physique à la quantité morale. Il compara les intensités & les remissions des vices & des vertus entr’elles. Les uns l’en louerent, d’autres l’en blâmerent. Il traite dans son calculateur de l’intensité & de la remission ; des difformes ; de l’intensité de l’élement doué de deux qualités inégales ; de l’intensité du mixte ; de la rareté & de la densité ; de l’augmentation ; de la réaction ; de la puissance ; des obstacles de l’action ; du mouvement & du minimum ; du lieu de l’élément ; des corps lumineux ; de l’action du corps lumineux ; du mouvement local ; d’un milieu non-résistant ; de l’induction d’un degré suprème. Il ne s’agit plus ici, comme on voit, d’ecceité, de quiddité, d’entité, ni d’autres sottises pareilles. De quelque maniere que Suisset ait traité son sujet, du-moins il est important. Il marque une tête singuliere ; & je ne doute point qu’on ne retrouvât dans cet auteur le germe d’un grand nombre d’idées dont on s’est fait honneur long-tems après lui.

Buridan professa la philosophie au tems où Jeanne, épouse de Philippe-le-Bel, se deshonoroit par ses débauches & sa cruauté. On dit qu’elle appelloit à elle les jeunes disciples de notre philosophe, & qu’après les avoir épuisés entre ses bras, elle les faisoit précipiter dans la Seine. On croit que Buridan, qui voyoit avec chagrin son école se dépeupler de tous ceux qui y entroient avec une figure agréable, osa leur proposer cet exemple d’un sophisme de position : Reginam interficere nolite, timere, bonum est ; où le verbe timere renfermé entre deux virgules, peut également se rapporter à ce qui précede ou à ce qui suit, & présenter deux sens en même tems très-opposés. Quoi qu’il en soit, il se sauva de France en Allemagne. Tout le monde connoît son sophisme de l’âne placé entre deux bottes égales de foin.

Marsile d’Inghen fut condisciple de Buridan, & défenseur comme lui de l’opinion des nominaux.

Gautier Buley fut appellé le docteur perspicu. Il écrivit de la vie & des mœurs des philosophes, depuis Thalès jusqu’à Séneque ; ouvrage médiocre. Il fut successivement réaliste & nominal.

Pierre de Assiac fut encore plus connu parmi les théologiens que parmi les philosophes. Il naquit en 1350. Il fut boursier au college de Navarre, docteur en 1380 ; successivement principal, professeur, maître de Gerson & de Clémangis, défenseur de l’immaculée conception, chancelier de l’université, aumônier de Charles VI. trésorier de la Sainte-Chapelle, évêque, protégé de Boniface IX. & de Benoît XIII. pere du concile de Pise & de Constance, & cardinal. Il fut entêté d’astrologie. Tout tourne à mal dans les esprits gauches ; il fut conduit à cette folie par les livres qu’Aristote a écrits de la nature de l’ame, & par quelque connoissance qu’il avoit des mathématiques. Il lisoit tous les grands événemens dans les astres.

Jean Wessel Gansfort naquit à Groningue. Il eut des lettres ; il sut les langues anciennes & modernes, le grec, le latin, l’hébreu, l’arabe, le syriaque, le chaldéen : il parcourut l’ouvrage de Platon. Il fut d’abord scotiste, puis occamiste. On ne conçoit pas comment cet homme ne prit pas dans Platon le mépris de la barbarie scholastique. Il eut au-moins le courage de préferer l’autorité de la raison à celle de Thomas, de Bonaventure, & des autres docteurs qu’on lui opposoit quelquefois. On pourroit presque dater de son tems la reforme de la scholastique. Cet homme avoit plus de mérite qu’il n’en falloit, pour être persécuté, & il le fut.

Gabriel Biel naquit à Spire. Il forma la troisieme période de la Philosophie scholastique.

Nous n’avons rien de particulier à en dire, non plus que de Jean Botrell, de Pierre de Verberia, de Jean Conthorp, de Gregoire d’Arimint, d’Alphonse Vargas, de Jean Capréolus, de Jerôme de Ferraris, de Martinus Magister, de Jean Raulin, de Jacques Almain, de Robert Holcolh, de Nicolas d’Orbilli, de Dominique de Flandres, de Maurice l’hibernois, & d’une infinité d’autres, sinon qu’il n’y eut jamais tant de pénétration mal employée, & tant d’esprits gâtés & perdus, que sous la durée de la philosophie scholastique.

Il suit de ce qui précede, que cette méthode détestable d’enseigner & d’étudier infecta toutes les sciences & toutes les contrées.

Qu’elle donna naissance à une infinité d’opinions ou puériles, ou dangereuses.

Qu’elle dégrada la Philosophie.

Qu’elle introduisit le scepticisme par la facilité qu’on avoit de défendre le mensonge, d’obscurcir la vérité, & de disputer sur une même question pour & contre.

Qu’elle introduisit l’athéïsme spéculatif & pratique.

Qu’elle ébranla les principes de la morale.

Qu’elle ruina la véritable éloquence.

Qu’elle éloigna les meilleurs esprits des bonnes études.

Qu’elle entraîna le mépris des auteurs anciens & modernes.

Qu’elle donna lieu à l’aristotélisme qui dura si longtems, & qu’on eut tant de peine à détruire.

Qu’elle exposa ceux qui avoient quelque teinture de bonne doctrine, aux accusations les plus graves, & aux persécutions les plus opiniâtres.

Qu’elle encouragea à l’astrologie judiciaire.

Qu’elle éloigna de la véritable intelligence des ouvrages & des sentimens d’Aristote.

Qu’elle réduisit toutes les connoissances sous un aspect barbare & dégoûtant.

Que la protection des grands, les dignités ecclésiastiques & séculieres, les titres honorifiques, les places les plus importantes, la considération, les dignités, la fortune, accordées à de misérables disputeurs, acheverent de dégoûter les bons esprits des connoissances plus solides.

Que leur logique n’est qu’une sophisticaillerie puérile.

Leur physique un tissu d’impertinences.

Leur métaphysique un galimathias inintelligible.

Leur théologie naturelle ou révélée ; leur morale, leur jurisprudence, leur politique, un fatras d’idées bonnes & mauvaises.

En un mot, que cette philosophie a été une des plus grandes plaies de l’esprit humain.

Qui croiroit qu’aujourd’hui même on n’en est pas encore bien guéri ? Qu’est-ce que la théologie qu’on dicte sur les bancs ? Qu’est-ce que la philosophie qu’on apprend dans les colleges ? La morale, cette partie à laquelle tous les philosophes anciens se sont principalement adonnés, y est absolument oubliée. Demandez à un jeune homme qui a fait son cours, qu’est-ce que la matiere subtile ? Il vous répondra, mais ne lui demandez pas qu’est-ce que la vertu ? il n’en sait rien.

Scholastique, s. m. (Hist. anc. & mod.) titre de dignité qui a été en usage dans divers tems pour diverses personnes, & dans un sens différent.

Des le siecle d’Auguste on donnoit ce nom aux rhéteurs qui s’exerçoient dans leurs écoles à faire des déclamations sur toutes sortes de sujets, afin d’enseigner à leurs disciples l’art de parler ; & sous Néton on l’appliqua à ceux qui étudioient le droit, & se disposoient à la plaidoyerie. De-là il passa aux avocats qui plaidoient dans le barreau. Socrate & Eusebe, qui étoient avocats à Constantinople, ont eu ce titre, aussi-bien que le jurisconsulte Harmenopule & plusieurs autres ; ce qui montre qu’il étoit alors affecté aux personnes qui se distinguoient dans la science des lois.

Depuis, quand Charlemagne eut conçu le dessein de faire refleurir les études ecclésiastiques, on nomma scholastiques les premiers maîtres des écoles où l’on enseignoit les lettres aux clercs. Quelques-uns cependant ont prétendu que par ce terme on n’entendoit que celui qui étoit chargé de leur montrer les langues, les humanités & tout ce qu’on comprend sous le nom de Belles-lettres ; mais cette occupation n’étoit pas la seule du scholastique. Il devoit encore former les sujets aux hautes sciences, telles que la Philosophie & la Théologie, ou du-moins ces deux fonctions auparavant séparées, furent réunies dans la même personne. Celui qu’on appelloit scholastique, se nomma depuis en certains lieux écolâtre & théologal, titres qui subsistent encore aujourd’hui dans la plûpart des cathédrales & autres chapitres de chanoines, quoiqu’il y ait long-tems qu’ils ne remplissent plus les fonctions des anciens scholastiques, surtout depuis que les universités se sont formées, & qu’on y a fait des leçons réglées en tout genre. On peut dire que depuis le neuvieme siecle jusqu’au quatorzieme, les auteurs qui ont pris le titre de scholastique, ne l’ont porté que comme une marque de la fonction d’enseigner qu’ils avoient dans les diverses églises auxquelles ils étoient attachés.

L’auteur du supplément de Morery a fait une remarque fort juste. C’est que le scholastique étoit le chef de l’école, appellé en quelques lieux où il y a université, le chancelier de l’université ; mais cette remarque ne détruit point ce que nous avons avancé ci-dessus, qu’on a donné le nom d’écolâtre ou de théologal en certains lieux à ceux qu’on appelloit auparavant scholastique ; car il est certain qu’il n’y avoit pas des universités partout où il y avoit des églises cathédrales, & que dans presque toutes les églises cathédrales il y avoit des écoles & un chef d’études qu’on nommoit scholastique, auquel a succédé le théologal ou l’écolâtre. De ce que le théologal n’est plus aujourd’hui ce qu’étoit le scholastique, il ne s’ensuit pas que le scholastique n’ait pas eu autrefois les mêmes fonctions dans les églises cathédrales ; & sous le nom de clercs que le scholastique devoit instruire, sont compris les chanoines auxquels le théologal est obligé de faire des leçons de Théologie.

Genebrard assure que ce nom de scholastique étoit chez les Grecs un titre d’office ou de dignité ecclésiastique, semblable à la theologale des Latins, ou au notariat apostolique ; & il en apporte pour exemple Zacharie le scholastique, qui sous Justinien avoit rempli de pareils emplois. Quelquefois on le donnoit par honneur à des personnages extrèmement distingués par leur sçavoir ; & c’est en ce sens que Walasrid Strabon a appellé le poëte Prudence le scholastique, c’est-à-dire le docteur de l’Espagne. On a même enchéri, en le mettant au superlatif, pour des hommes qu’on regardoit alors comme de sublimes génies : ainsi l’on a décoré Fortunat & Sedulius de l’épithete de scholastissimi. Si l’on croit Casaubon, Theophraste, disciple d’Aristote, est le premier qui par le terme de scholastique ait désigné des personnages excellens en éloquence ou en érudition. Du Cange, Glossar. latinit. Baillet, Jugem. des sçav.