L’Encyclopédie/1re édition/ROMAIN empire

ROMAIN empire, (Gouvernement des Romains.) la république romaine avoit englouti toutes les autres républiques, & avoit anéanti tous les rois qui restoient encore, quand elle s’affaissa sous le poids de sa grandeur & de sa puissance. Les Romains en détruisant tous les peuples, se détruisoient eux-mêmes ; sans cesse dans l’action, l’effort, & la violence, ils s’userent comme s’use une arme dont on se sert toujours. Enfin, les discordes civiles, les triumvirats, les proscriptions, contribuerent à affoiblir Rome, plus encore que toutes ses guerres précédentes.

Les réglemens qu’ils firent pour remédier à de tels maux, eurent leur effet pendant que la république dans la force de son institution, n’eut à réparer que les pertes qu’elle faisoit par son courage, par son audace, par sa fermeté, & par son amour pour la gloire. Mais dans la suite, toutes les lois ne purent rétablir ce qu’une république mourante, ce qu’une anarchie générale, ce qu’un gouvernement militaire, ce qu’un empire dur, ce qu’un despotisme superbe, ce qu’une monarchie foible, ce qu’une cour stupide, idiote, & superstitieuse, abattirent successivement. On eût dit qu’ils n’avoient conquis le monde que pour l’affoiblir, & le livrer sans défense aux Barbares : les nations Gothes, Gothiques, Sarrazines, & Tartares, les accablerent tour-à-tour. Bien-tôt les peuples barbares n’eurent à détruire que des peuples barbares ; ainsi dans le tems des fables, après les inondations & les déluges, il sortit de la terre des hommes armés qui s’exterminerent les uns les autres. Parcourons, d’après M. de Montesquieu, tous ces événemens d’un œil rapide ; l’ame s’éleve, l’esprit s’étend, en s’accoutumant à considérer les grands objets.

Il étoit tellement impossible que la république pût se relever après la tyrannie de César, qu’il arriva à sa mort ce qu’on n’avoit point encore vu, qu’il n’y eut plus de tyrans, & qu’il n’y eût pas de liberté ; car les causes qui l’avoient détruite, subsistoient toujours.

Sextus Pompée tenoit la Sicile & la Sardaigne ; il étoit maître de la mer, & il avoit avec lui une infinité de fugitifs & de proscrits, qui combattoient pour leurs dernieres espérances. Octave lui fit deux guerres très-laborieuses ; & après bien des mauvais succès, il le vainquit par l’habileté d’Agrippa. Il gagna les soldats de Lépidus, & le dépouillant de la puissance du triumvirat, il lui envia même la consolation de mener une vie obscure, & le força de se trouver comme homme privé dans les assemblées du peuple. Ensuite la bataille d’Actium se donna, & Cléopatre en fuyant, entraîna Antoine avec elle. Tant de capitaines & tant de rois, qu’Antoine avoit faits ou aggrandis, lui manquerent ; & comme si la générosité avoit été liée à l’esclavage, une simple troupe de gladiateurs lui conserva une fidélité héroïque.

Auguste, c’est le nom que la flaterie donna à Octave, établit l’ordre, c’est-à-dire une servitude durable : car dans un état libre où l’on vient d’usurper la souveraineté, on appelle regle, tout ce qui peut fonder l’autorité sans bornes d’un seul ; & on nomme trouble, dissension, mauvais gouvernement, tout ce qui peut maintenir l’honnête liberté des sujets.

Tous les gens qui avoient eu des projets ambitieux, avoient travaillé à mettre une espece d’anarchie dans la république. Pompée, Crassus, & César, y réussirent à merveille ; ils établirent une impunité de tous les crimes publics ; tout ce qui pouvoit arrêter la corruption des mœurs, tout ce qui pouvoit faire une bonne police, ils l’abolirent ; & comme les bons législateurs cherchent à rendre leurs concitoyens meilleurs, ceux-ci travailloient à les rendre pires : ils introduisirent la coutume de corrompre le peuple à prix d’argent ; & quand on étoit accusé de brigues, on corrompoit aussi les juges : ils firent troubler les élections par toutes sortes de violences ; & quand on étoit mis en justice, on intimidoit encore les juges : l’autorité même du peuple étoit anéantie ; témoin Gabinius, qui après avoir rétabli, malgré le peuple, Ptolomée à main armée, vint froidement demander le triomphe.

Ces derniers hommes de la république cherchoient à dégoûter le peuple de son devoir, & à devenir nécessaires, en rendant extrèmes les inconvéniens du gouvernement républicain : mais lorsqu’Auguste fut une fois le maître, la politique le fit travailler à rétablir l’ordre, pour faire sentir le bonheur du gouvernement d’un seul.

Au lieu que César disoit insolemment que la république n’étoit rien, & que les paroles de lui César, étoient des lois ; Auguste ne parla que de la dignité du sénat, & de son respect pour la république. Il songea donc à établir le gouvernement le plus capable de plaire qui fût possible, sans choquer ses intérêts, & il en fit un aristocratique par rapport au civil, & monarchique par rapport au militaire : gouvernement ambigu, qui n’étant pas soutenu par ses propres forces, ne pouvoit subsister que tandis qu’il plairoit au monarque, & étoit entierement monarchique par conséquent. En un mot, toutes les actions d’Auguste, tous ses réglemens tendoient à l’établissement de la monarchie. Sylla se défit de la dictature : mais dans toute la vie de Sylla au milieu de ses violences, on vit un esprit républicain ; tous ses réglemens, quoique tyranniquement exécutés, tendoient toujours à une certaine forme de république. Sylla homme emporté, menoit violemment les Romains à la liberté : Auguste rusé tyran, les conduisit doucement à la servitude. Pendant que sous Sylla, la république reprenoit des forces, tout le monde crioit à la tyrannie ; & pendant que sous Auguste la tyrannie se fortifioit, on ne parloit que de liberté.

La coutume des triomphes qui avoit tant contribué à la grandeur de Rome, se perdit sous ce prince ; ou plutôt cet honneur devint un privilége de la souveraineté. Dans le tems de la république, celui-là seul avoit droit de demander le triomphe sous les auspices duquel la guerre s’étoit faite ; or elle se faisoit toujours sous les auspices du chef, & par conséquent de l’empereur, qui étoit le chef de toutes les armées.

Sous prétexte de quelques tumultes arrivés dans les élections, Auguste mit dans la ville un gouverneur & une garnison ; il rendit les corps des légions éternels, les plaça sur les frontieres, & établit des fonds particuliers pour les payer. Enfin, il ordonna que les vétérans recevroient leur récompense en argent, & non pas en terres.

Dion remarque très-bien, que depuis lors, il fut plus difficile d’écrire l’histoire : tout devint secret : toutes les dépêches des provinces furent portées dans le cabinet des empereurs ; on ne sut plus que ce que la folie & la hardiesse des tyrans ne voulut point cacher, ou ce que les historiens conjecturerent.

Comme on voit un fleuve miner lentement & sans bruit les digues qu’on lui oppose, & enfin les renverser dans un moment, & couvrir les campagnes qu’elles conservoient ; ainsi la puissance souveraine, sous Auguste, agit insensiblement, & renversa sous Tibere avec violence.

A peine ce prince fut monté sur le trône, qu’il appliqua la loi de majesté, non pas aux cas pour lesquels elle avoit été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine, ou ses défiances. Ce n’étoient pas seulement les actions qui tomboient dans le cas de cette loi ; mais des paroles, des signes, & des pensées mêmes : car ce qui se dit dans ces épanchemens de cœur que la conversation produit entre deux amis, ne peut être regardé que comme des pensées. Il n’y eut donc plus de liberté dans les festins, de confiance dans les parentés, de fidélité dans les esclaves ; la dissimulation & la tristesse du prince se communiquant par-tout, l’amitié fut regardée comme un écueil, l’ingénuité comme une imprudence, & la vertu comme une affectation qui pouvoit rappeller dans l’esprit des peuples le bonheur des tems précédens.

Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle qu’on exerce à l’ombre des lois, & avec les couleurs de la justice ; lorsqu’on va, pour ainsi dire, noyer des malheureux sur la planche même sur laquelle ils s’étoient sauvés. Et comme il n’est jamais arrivé qu’un tyran ait manqué d’instrumens de sa tyrannie, Tibere trouva toujours des juges prêts à condamner autant de gens qu’il en put soupçonner.

Du tems de la république, le sénat qui ne jugeoit point en corps les affaires des particuliers, connoissoit par une délégation du peuple, des crimes qu’on imputoit aux alliés. Tibere lui renvoya de même le jugement de tout ce qui s’appelloit crime de lése-majesté contre lui. Ce corps tomba dans un état de bassesse qui ne peut s’exprimer ; les sénateurs alloient au-devant de la servitude, sous la faveur de Séjan ; les plus illustres d’entre eux faisoient le métier de délateurs.

Avant que Rome fût gouvernée par un seul, les richesses des principaux Romains étoient immenses, quelles que fussent les voies qu’ils employoient pour les acquérir : elles furent presque toutes ôtées sous les empereurs ; les sénateurs n’avoient plus ces grands cliens qui les combloient de biens ; on ne pouvoit guere rien prendre dans les provinces que pour César, sur-tout lorsque ses procurateurs, qui étoient à-peu-près comme sont aujourd’hui nos intendans, y furent établis. Cependant, quoique la source des richesses fût coupée, les dépenses subsistoient toujours ; le train de vie étoit pris, & on ne pouvoit plus le soutenir que par la faveur de l’empereur.

Auguste avoit ôté au peuple la puissance de faire des lois, & celle de juger les crimes publics ; mais il lui avoit laissé, ou du-moins avoit paru lui laisser, celle d’élire les magistrats. Tibere, qui craignoit les assemblées d’un peuple si nombreux, lui ôta encore ce privilége, & le donna au sénat, c’est-à-dire à lui-même : or on ne sauroit croire combien cette décadence du pouvoir du peuple avilit l’ame des grands. Lorsque le peuple disposoit des dignités, les magistrats qui les briguoient, faisoient bien des bassesses ; mais elles étoient jointes à une certaine magnificence qui les cachoit, soit qu’ils donnassent des jeux, ou de certains repas au peuple, soit qu’ils lui distribuassent de l’argent ou des grains. Quoique le motif fût bas, le moyen avoit quelque chose de noble, parce qu’il convient toujours à un grand homme d’obtenir par des libéralités, la faveur du peuple. Mais, lorsque le peuple n’eût plus rien à donner, & que le prince, au nom du sénat, disposa de tous les emplois, on les demanda, & on les obtint par des voies indignes ; la flatterie, l’infamie, les crimes, furent des arts nécessaires pour y parvenir.

Caligula succéda à Tibere. On disoit de lui qu’il n’y avoit jamais eu un meilleur esclave, ni un plus méchant maître ; ces deux choses sont assez liées, car la même disposition d’esprit, qui fait qu’on a été vivement frappé de la puissance illimitée de celui qui commande, fait qu’on ne l’est pas moins lorsqu’on vient à commander soi-même.

Ce monstre faisoit mourir militairement tous ceux qui lui déplaisoient, ou dont les biens tentoient son avarice ; plusieurs de ses successeurs l’imiterent : nous ne trouvons rien de semblable dans nos histoires modernes. Attribuons-en la cause à des mœurs plus douces, & à une religion plus réprimante ; de plus on n’a point à dépouiller les familles de ces sénateurs qui avoient ravagé le monde Nous tirons cet avantage de la médiocrité de nos fortunes, qu’elles sont plus sûres ; nous ne valons pas la peine qu’on nous ravisse nos biens.

Le petit peuple de Rome, ce que l’on appelloit plebs, ne haïssoit pas cependant les plus mauvais empereurs. Depuis qu’il avoit perdu l’empire & qu’il n’étoit plus occupé à la guerre, il étoit devenu le plus vil de tous les peuples ; il regardoit le commerce & les arts comme des choses propres aux seuls esclaves, & les distributions de blé qu’il recevoit lui faisoient négliger les terres ; on l’avoit accoutumé aux jeux & aux spectacles. Quand il n’eut plus de tribuns à écouter, ni de magistrats à élire, ces choses vaines lui devinrent nécessaires, & son oisiveté lui en augmenta le goût. Or, Caligula, Néron, Commode, Caracalla étoient regrettés du peuple, à cause de leur folie même ; car ils aimoient avec fureur ce que le peuple aimoit, & contribuoient de tout leur pouvoir & même de leur personne à ses plaisirs ; ils prodiguoient pour lui toutes les richesses de l’empire ; & quand elles étoient épuisées, le peuple voyant sans peine dépouiller toutes les grandes familles, il jouissoit des fruits de la tyrannie, & il en jouissoit purement ; car il trouvoit sa sûreté dans sa bassesse. De tels gens haïssoient naturellement les gens de bien ; ils savoient qu’ils n’en étoient pas approuvés : indignés de la contradiction ou du silence d’un citoyen austere, enivrés des applaudissemens de la populace, ils parvenoient à s’imaginer que leur gouvernement faisoit la félicité publique, & qu’il n’y avoit que des gens mal intentionnés qui pussent le censurer.

Caligula étoit un vrai sophiste dans sa cruauté : comme il descendoit également d’Antoine & d’Auguste, il disoit qu’il puniroit les consuls s’ils célébroient le jour de réjouissance établi en mémoire de la victoire d’Actium, & qu’il les puniroit s’ils ne le célébroient pas ; & Drusille, à qui il accorda les honneurs divins, étant morte, c’étoit un crime de la pleurer, parce qu’elle étoit déesse, & de ne la pas pleurer, parce qu’elle étoit sa sœur.

C’est ici qu’il faut se donner le spectacle des choses humaines. Qu’on voie dans l’histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de sang répandu, tant de peuples détruits, tant de grandes actions, tant de triomphes, tant de politique, de sagesse, de prudence, de constance, de courage ; ce projet d’envahir tout, si bien formé, si bien soutenu, si bien fini, à quoi aboutit-il, qu’à assouvir le bonheur de cinq ou six monstres ? Quoi ! ce sénat n’avoit fait évanouir tant de rois que pour tomber lui-même dans le plus bas esclavage de quelques uns de ses plus indignes citoyens, & s’exterminer par ses propres arrêts ? On n’éleve donc sa puissance que pour la voir mieux renversée ? Les hommes ne travaillent à augmenter leur pouvoir que pour le voir tomber contre eux-mêmes dans de plus heureuses mains.

Caligula ayant été tué, le sénat s’assembla pour établir une forme de gouvernement. Dans le tems qu’il délibéroit, quelques soldats entrerent dans le palais pour piller, ils trouverent dans un lieu obscur un homme tremblant de peur ; c’étoit Claude : ils le saluerent empereur. Cet empereur acheva de perdre les anciens ordres, en donnant à ses officiers le droit de rendre la justice. Les guerres de Marius & de Sylla ne se faisoient que pour savoir qui auroit ce droit, des sénateurs ou des chevaliers. Une fantaisie d’un imbécille l’ôta aux uns & aux autres ; étrange succès d’une dispute qui avoit mis en combustion tout l’univers !

Les soldats avoient été attachés à la famille de César, qui étoit garante de tous les avantages que leur avoit procuré la révolution. Le tems vint que les grandes familles de Rome furent toutes exterminées par celle de César, & que celle de César, dans la personne de Néron, périt elle-même. La puissance civile qu’on avoit sans cesse abattue, se trouve hors d’état de contre-balancer la militaire ; chaque armée voulut nommer un empereur.

Galba, Othon, Vitellius ne firent que passer, Vespasien fut élu, comme eux, par les soldats : il ne songea, dans tout le cours de son regne, qu’à rétablir l’empire, qui avoit été successivement occupé par six tyrans également cruels, presque tous furieux, souvent imbécilles, & pour comble de malheur, prodigues jusqu’à la folie.

Tite, qui vint à succéder à Vespasien, fut les délices du peuple. Domitien fit voir un nouveau monstre, plus cruel, ou du-moins plus implacable que ceux qui l’avoient précédé, parce qu’il étoit plus timide. Ses affranchis les plus chers, &, à ce quelques-uns ont dit, sa femme même, voyant qu’il étoit aussi dangereux dans ses amitiés que dans ses haines, & qu’il ne mettoit aucunes bornes à ses méfiances, ni à ses accusations, s’en défirent. Avant de faire le coup, ils jetterent les yeux sur un successeur, & choisirent Nerva, vénérable vieillard.

Nerva adopta Trajan, prince le plus accompli dont l’histoire ait jamais parlé. Adrien, son successeur, abandonna ses conquêtes & borna l’empire à l’Euphrate.

Dans ces tems-là, la secte des stoïciens s’étendoit & s’accréditoit de plus en plus. Il sembloit que la nature humaine eût fait un effort pour produire d’elle-même cette secte admirable, qui étoit comme ces plantes que la terre fait naître dans des lieux que le ciel n’a jamais vus.

Les Romains lui durent leurs meilleurs empereurs. Rien n’est capable de faire oublier le premier Antonin que Marc-Aurele qu’il adopta. On sent en soi-même un plaisir secret, lorsqu’on parle de cet empereur ; on ne peut lire sa vie sans une espece d’attendrissement : tel est l’effet qu’elle produit, qu’on a meilleure opinion de soi-même, parce qu’on a meilleure opinion des hommes. La sagesse de Nerva, la gloire de Trajan, la valeur d’Adrien, la vertu des deux Antonins se firent respecter des soldats. Mais lorsque de nouveaux monstres prirent leur place, l’abus du gouvernement militaire parut dans tout son excès ; & les soldats qui avoient vendu l’empire, assassinerent les empereurs pour en avoir un nouveau prix.

Commode succéda à Marc-Aurele son pere. C’étoit un monstre qui suivoit toutes ses passions, & toutes celles de ses ministres & de ses courtisans. Ceux qui en délivrerent le monde, nommerent en sa place Pertinax, vénérable vieillard, que les soldats prétoriens massacrerent d’abord.

Ils mirent l’empire à l’enchere, & Didius Julien l’emportant par ses promesses, souleva tous les Romains ; car quoique l’empire eût été souvent acheté, il n’avoit pas encore été marchandé. Pescennius Niger, Sévere & Albin furent salués empereurs, & Julien n’ayant pu payer les sommes immenses qu’il avoit promises fut abandonné par ses troupes.

Sévere avoit de grandes qualités, mais il avoit encore de plus grands défauts ; quoique jaloux de son autorité autant que l’avoit été Tibere, il se laissa gouverner par Plautien d’une maniere misérable. Enfin il étoit cruel & barbare ; il employa les exactions d’un long regne, & les proscriptions de ceux qui avoient suivi le parti de ses concurrens, à amasser des trésors immenses. Mais les trésors amassés par des princes n’ont presque jamais que des effets funestes : ils corrompent le successeur qui en est ébloui ; & s’ils ne gâtent pas son cœur, ils gâtent son esprit. Ils forment d’abord de grandes entreprises avec une puissance qui est d’accident, qui ne peut pas durer, qui n’est pas naturelle, & qui est plutôt enflée qu’aggrandie. Les proscriptions de cet empereur furent cause que plusieurs soldats de Niger se retirerent chez les Parthes. Ils leur apprirent ce qui manquoit à leur art militaire, à se servir des armes romaines, & même à en fabriquer, ce qui fit que ces peuples qui s’étoient ordinairement contentés de se défendre, furent dans la suite presque toujours agresseurs.

Il est remarquable que dans cette suite de guerres civiles qui s’éleverent continuellement, ceux qui avoient les légions d’Europe vainquirent presque toujours ceux qui avoient les légions d’Asie ; & l’on trouve dans l’histoire de Sévere qu’il ne put prendre la ville d’Atra en Arabie, parce que les légions d’Europe s’étant mutinées, il fut obligé d’employer celles de Syrie. On sentit cette différence depuis qu’on commença à faire des levées dans les provinces ; & elle fut telle entre les légions qu’elles étoient entre les peuples mêmes qui, par la nature & par l’éducation, sont plus ou moins propres pour la guerre.

Ces levées faites dans les provinces produisirent un autre effet : les empereurs pris ordinairement dans la milice furent presque tous étrangers & quelquefois barbares. Rome ne fut plus la maîtresse du monde, & reçut des lois de tout l’univers. Chaque empereur y porta quelque chose de son pays ou pour les manieres, ou pour les mœurs, ou pour la police, ou pour le culte ; & Héliogabale alla jusqu’à vouloir détruire tous les objets de la vénération de Rome, & ôter tous les dieux de leurs temples pour y placer le sien.

On pourroit appeller Caracalla qui vint à succéder à Sévere non pas un tyran, mais le destructeur des hommes. Caligula, Néron & Domitien bornoient leurs cruautés dans la capitale ; celui-ci alloit promener sa fureur dans tout l’univers. Ayant commencé son regne par tuer de sa propre main Géta son frere, il employa ses richesses à augmenter la paye des soldats, pour leur faire souffrir son crime ; & pour en diminuer encore l’horreur, il mit son frere au rang des dieux. Ce qu’il y a de singulier, c’est que le même honneur lui fut exactement rendu par Macrin, qui, après l’avoir fait poignarder, voulant appaiser les soldats prétoriens affligés de la mort de ce prince qui les avoit comblés de largesses, lui fit bâtir un temple, & y établit des prêtres flamines pour le desservir.

Les profusions de Caracalla envers ses troupes avoient été immenses, & il avoit très-bien suivi le conseil que son pere lui avoit donné en mourant, d’enrichir les gens de guerre, & de ne s’embarrasser pas des autres. Mais cette politique n’étoit guere bonne que pour un regne ; car le successeur ne pouvant plus faire les mêmes dépenses, étoit d’abord massacré par l’armée ; de façon qu’on voyoit toujours les empereurs sages mis à mort par les soldats, & les méchans par des conspirations ou des arrêts du sénat.

Quand un tyran qui se livroit aux gens de guerre avoit laissé les citoyens exposés à leurs violences & à leurs rapines, cela ne pouvoit durer qu’un regne ; car les soldats, à force de détruire, alloient jusqu’à s’ôter à eux-mêmes leur solde. Il falloit donc songer à rétablir la discipline militaire ; entreprise qui coutoit toujours la vie à celui qui osoit la tenter.

Quand Caracalla eut été tué par les embuches de Macrin, les soldats élurent Héliogabale ; & quand ce dernier qui n’étant occupé que de ses sales voluptés, les laissoit vivre à leur fantaisie, ne put plus être souffert, ils le massacrerent. Ils tuerent de même Alexandre qui vouloit rétablir la discipline, & parloit de les punir. Ainsi un tyran qui ne s’assûroit point la vie, mais le pouvoir de faire des crimes, périssoit avec ce funeste avantage, que celui qui voudroit faire mieux périroit après lui.

Après Alexandre, on élut Maximin qui fut le premier empereur d’une origine barbare. Sa taille gigantesque & la force de son corps l’avoient fait connoître : il fut tué avec son fils par ses soldats. Les deux premiers Gordiens périrent en Afrique ; Maxime, Balbin & le troisieme Gordien furent massacrés. Philippe qui avoit fait tuer le jeune Gordien, fut tué lui-même avec son fils ; & Dèce qui fut élu en sa place, périt à son tour par la trahison de Gallus.

Ce qu’on appelloit l’empire romain dans ce siecle-là, étoit une espece de république irréguliere, telle à-peu-près que l’aristocratie d’Alger, où la milice qui a la puissance souveraine fait & défait un magistrat, qu’on appelle le dey.

Dans ces mêmes tems, les Barbares au commencement inconnus aux Romains, ensuite seulement incommodes, leur étoient devenus redoutables. Par l’événement du monde le plus extraordinaire, Rome avoit si bien anéanti tous les peuples, que lorsqu’elle fut vaincue elle-même, il sembla que la terre en eût enfanté de nouveaux pour la détruire.

Sous le regne de Gallus, un grand nombre de nations qui se rendirent ensuite plus célebres, ravagerent l’Europe ; & les Perses ayant envahi la Syrie, ne quitterent leurs conquêtes que pour conserver leur butin. Les violences des Romains avoient fait retirer les peuples du midi au nord ; tandis que la force qui les contenoit subsista, ils y resterent ; quand elle fut affoiblie, ils se répandirent de toutes parts. La même chose arriva quelques siecles après. Les conquêtes de Charlemagne & ses tyrannies avoient une seconde fois fait reculer les peuples du midi au nord : si-tôt que cet empire fut affoibli, ils se porterent une seconde fois du nord au midi. Et si aujourd’hui un prince faisoit en Europe les mêmes ravages, les nations repoussées dans le nord, adossées aux limites de l’univers, y tiendroient ferme jusqu’au moment qu’elles inonderoient & conquereroient l’Europe une troisieme fois.

L’affreux désordre qui étoit dans la succession à l’empire étant venu à son comble, on vit paroître, sur la fin du regne de Valerien & pendant celui de Gallien, trente prétendans divers qui s’étant la plûpart entre-détruits, ayant eu un regne très-court, furent nommés tyrans. Valerien ayant été pris par les Perses, & Gallien son fils négligeant les affaires, les barbares pénétrerent par-tout ; l’empire se trouvant dans cet état où il fut environ un siecle après en Occident, & il auroit été dès-lors détruit sans un concours heureux de circonstances ; quatre grands hommes, Claude, Aurélien, Tacite & Probus qui, par un grand bonheur, se succéderent, rétablirent l’empire prêt à périr.

Cependant pour prévenir les trahisons continuelles des soldats, les empereurs s’associerent des personnes en qui ils avoient confiance ; & Dioclétien, sous la grandeur des affaires, régla qu’il y auroit toujours deux empereurs & deux césars ; mais ce qui contint encore plus les gens de guerre, c’est que les richesses des particuliers & la fortune publique ayant diminué, les empereurs ne purent plus leur faire des dons si considérables, de maniere que la récompense fut plus proportionnée au danger de faire une nouvelle élection. D’ailleurs les préfets du prétoire qui faisoient à leur gré massacrer les empereurs pour se mettre en leur place, furent entierement abaissés par Constantin, qui ne leur laissa que les fonctions civiles, & en fit quatre au lieu de deux.

La vie des empereurs commença donc à être plus assurée ; il purent mourir dans leur lit, & cela sembla avoir un peu adouci leurs mœurs ; ils ne verserent plus le sang avec tant de férocité. Mais comme il falloit que ce pouvoir immense débordât quelque part, on vit un autre genre de tyrannie plus sourde. Ce ne furent plus des massacres, mais des jugemens iniques, des formes de justice qui sembloient n’éloigner la mort que pour flétrir la vie : la cour fut gouvernée, & gouverna par plus d’artifices, par des arts plus exquis, avec un plus grand silence : enfin au lieu de cette hardiesse à concevoir une mauvaise action, & de cette impétuosité à la commettre, on ne vit plus regner que les vices des ames foibles & des crimes réfléchis.

Il s’établit encore un nouveau genre de corruption, les premiers empereurs aimoient les plaisirs, ceux-ci la mollesse : ils se montrerent moins aux gens de guerre, ils furent plus oisifs, plus livrés à leurs domestiques, plus attachés à leurs palais, & plus séparés de l’empire. Le poison de la cour augmenta sa force, à mesure qu’il fut plus séparé ; on ne dit rien, on insinua tout ; les grandes réputations furent toutes attaquées ; & les ministres & les officiers de guerre furent mis sans cesse à la discrétion de cette sorte de gens qui ne peuvent servir l’état, ni souffrir qu’on le serve avec gloire. Le prince ne sçut plus rien que sur le rapport de quelques confidens, qui toujours de concert, souvent même lorsqu’ils sembloient être d’opinion contraire, ne faisoient auprès de lui que l’office d’un seul.

Le séjour de plusieurs empereurs en Asie & leur perpétuelle rivalité avec les rois de Perse firent qu’ils voulurent être adorés comme eux ; & Dioclétien, d’autres disent Galere, l’ordonna par un édit. Ce faste & cette pompe asiatique s’établissant, les yeux s’y accoutumerent d’abord : & lorsque Julien voulut mettre de la simplicité & de la modestie dans ses manieres, on appella oubli de la dignité ce qui n’étoit que la mémoire des anciennes mœurs.

Quoique depuis Marc-Aurele il y eût eu plusieurs empereurs, il n’y avoit eu qu’un empire ; & l’autorité de tous étant reconnue dans la province, c’étoit une puissance unique exercée par plusieurs. Mais Galere & Constance Chlore n’ayant pu s’accorder, ils partagerent réellement l’empire, & cet exemple que Constantin suivit sur le plan de Galere produisit une étrange révolution. Ce prince qui n’a fait que des fautes en matiere de politique, porta le siege de l’empire en Orient ; cette division qu’on en fit le ruina, parce que toutes les parties de ce grand corps liées depuis long-tems ensemble, s’étoient, pour ainsi dire, ajustées pour y rester & dépendre les unes des autres.

Dès que Constantin eut établi son siege à Constartinople, Rome presque entiere y passa, & l’Italie fut privée de ses habitans & de ses richesses. L’or & l’argent devinrent extrèmement rares en Europe ; & comme les empereurs en voulurent toujours tirer les mêmes tributs, ils souleverent tout le monde.

Constantin, après avoir affoibli la capitale, frappa un autre coup sur les frontieres ; il ôta les légions qui étoient sur le bord des grands fleuves, & les dispersa dans les provinces : ce qui produisit deux maux ; l’un, que la barriere qui contenoit tant de nations fut ôtée ; & l’autre, que les soldats vécurent & s’amollirent dans le cirque & dans les théâtres.

Plusieurs autres causes concoururent à la ruine de l’empire. On prenoit un corps de barbares pour s’opposer aux inondations d’autres barbares, & ces nouveaux corps de milice étoient toujours prêts à recevoir de l’argent, à piller & à se battre ; on étoit servi pour le moment ; mais dans la suite, on avoit autant de peine à réduire les auxiliaires que les ennemis.

Les nations qui entouroient l’empire en Europe & en Asie, absorberent peu-à-peu les richesses des Romains ; & comme ils s’étoient aggrandis, parce que l’or & l’argent de tous les rois étoient portés chez eux, ils s’affoiblirent, parce que leur or & leur argent fut porté chez les autres. « Vous voulez des richesses ? disoit Julien à son armée qui murmuroit ; voilà le pays des Perses, allons en chercher. Croyez-moi, de tant de trésors que possédoit la république romaine, il ne reste plus rien ; & le mal vient de ceux qui ont appris aux princes à acheter la paix des barbares. Nos finances sont épuisées, nos villes sont détruites, nos provinces ruinées. Un empereur qui ne connoit d’autres biens que ceux de l’ame, n’a pas honte d’avouer une pauvreté honnête ».

De plus les Romains perdirent toute leur discipline militaire, ils abandonnerent jusqu’à leurs propres armes. Végece dit que les soldats les trouvant trop pesantes, ils obtinrent de l’empereur Gratien de quitter leur cuirasse, & ensuite leur casque ; de façon qu’exposés aux coups sans défense, ils ne songerent plus qu’à fuir. Il ajoute qu’ils avoient perdu la coutume de fortifier leur camp ; & que, par cette négligence, leurs armées furent enlevées par la cavalerie des Barbares.

C’étoit une regle inviolable des premiers Romains, que quiconque avoit abandonné son poste ou laissé ses armes dans le combat, étoit puni de mort ; Julien & Valentinien avoient à cet égard rétabli les anciennes peines. Mais les barbares pris à la solde des Romains, accoutumés à faire la guerre, comme la font aujourd’hui les Tartares, à fuir pour combattre encore, à chercher le pillage plus que l’honneur, étoient incapables d’une pareille discipline.

Telle étoit celle des premiers Romains, qu’on y avoit vu des généraux condamner leurs enfans à mourir pour avoir, sans leur ordre, gagné la victoire : mais quand ils furent mêlés parmi les Barbares, ils y contracterent un esprit d’indépendance qui faisoit le caractere de ces nations ; & si l’on lit les guerres de Bélisaire contre les Goths, on verra un général presque toujours désobéi par ses officiers.

Dans cette position, Attila parut dans le monde pour soumettre tous les peuples du nord. Ce prince dans sa maison de bois, où nous le représente Priscus, se fit connoître pour un des grands monarques dont l’histoire ait jamais parlé. Il étoit maître de toutes les nations barbares, & en quelque façon de presque toutes celles qui étoient policées. Il s’étendit depuis le Danube jusqu’au Rhin, détruisit tous les forts & tous les ouvrages qu’on avoit faits sur ces fleuves, & rendit les deux empires tributaires. On voyoit à sa cour les ambassadeurs des empereurs qui venoient recevoir ses lois, ou implorer sa clémence. Il avoit mis sur l’empire d’orient un tribut de deux mille cent livres d’or. Il envoyoit à Constantinople ceux qu’il vouloit récompenser, afin qu’on les comblât de biens, faisant un trafic continuel de la frayeur des Romains. Il étoit craint de ses sujets ; & il ne paroît pas qu’il en fût haï. Fidélement servi des rois mêmes qui étoient sous sa dépendance, il garda pour lui seul l’ancienne simplicité des mœurs des Huns.

Après sa mort, toutes les nations barbares se rediviserent ; mais les Romains étoient si foibles, qu’il n’y avoit pas de si petit peuple qui ne pût leur nuire. Ce ne fut pas une certaine invasion qui perdit l’empire ; ce furent toutes les invasions. Depuis celle qui fut si générale sous Gallus, il sembla rétabli, parce qu’il n’avoit point perdu de terrain ; mais il alla de degrés en dégrés, de la décadence à sa chûte, jusqu’à ce qu’il s’affaissa tout-à-coup sous Arcadius & Honorius.

En vain on auroit rechassé les Barbares dans leur pays, ils y seroient tout de même rentrés, pour mettre en sûreté leur butin. En vain on les extermina, les villes n’étoient pas moins saccagées, les villages brûlés, les familles tuées ou dispersées. Lorsqu’une province avoit été ravagée, les barbares qui succédoient, n’y trouvant plus rien, devoient passer à une autre. On ne ravagea au commencement que la Thrace, la Mysie, la Pannonie. Quand ces pays furent dévastés, on ruina la Macédoine, la Thessalie, la Grece ; de-là il fallut aller aux Noriques. L’empire, c’est-à-dire le pays habité, se rétrécissoit toujours, & l’Italie devenoit frontiere.

L’empire d’occident fut le premier abattu, & Honorius fut obligé de s’enfuir à Ravennes. Théodoric s’empara de l’Italie, qu’Alaric avoit déjà ravagée. Rome s’étoit aggrandie, parce qu’elle n’avoit eu que des guerres successives, chaque nation, par un bonheur inconcevable, ne l’attaquant que quand l’autre avoit été ruinée. Rome fut détruite, parce que toutes les nations l’attaquerent à la fois, & pénêtrerent partout.

L’empire d’orient (dont on peut voir l’article au mot Orient), après avoir essuyé toutes sortes de tempêtes, fut réduit sous ces derniers empereurs, aux faubourgs de Constantinople, & finit comme le Rhin, qui n’est plus qu’un ruisseau lorsqu’il se perd dans l’Océan.

Je n’ajoute qu’une seule, mais admirable réflexion, qu’on doit encore à M. de Montesquieu. Ce n’est pas, dit-il, la fortune qui domine le monde ; on peut le demander aux Romains qui eurent une suite continuelle de prospérités, quand ils se gouvernerent sur un certain plan, & une suite non interrompue de revers, lorsqu’ils se conduisirent sur un autre. Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l’élevent, la maintiennent ou la précipitent ; tous les accidens sont soumis à ces causes ; & si le hasard d’une bataillle, c’est-à-dire une cause particuliere, a ruiné un état, il y avoit une cause générale qui faisoit que cet état devoit périr par une seule bataille. En un mot, l’allure principale entraîne avec elle tous les accidens particuliers. (Le Chevalier de Jaucourt.)