L’Encyclopédie/1re édition/POETE

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POETE, s. m. (Belles-Lettres.) écrivain qui compose des ouvrages en vers. Le mot grec ποιητὴς, signifie faiseur, inventeur, de ποιέω, facio, fingo : c’est pourquoi l’on appelloit autrefois les poëtes, fatistes ; & nos ancêtres les nommoient troubadours ou trouveurs, c’est-à-dire inventeurs, sans doute à cause des fictions qu’ils imaginent, & pour lesquelles Horace leur accorde les mêmes priviléges qu’aux Peintres :

Pictoribus atque Poetis
Quidlibet audendi semper suit æqua potestas.

Art poétique.

Les Romains les appelloient vates, c’est-à-dire prophetes, hommes inspirés : aussi Cicéron rapporte-t-il comme un mot de Démocrite & de Platon, qu’on ne sauroit être poëte sine afflatu furoris, c’est-à-dire sans un grain de folie, & Horace atteste que Démocrite bannissoit de l’Hélicon tous les gens sages :

Excludit sanos helicone
Poetas Democritus. Art poétique.

Malgré cette prévention, les Poëtes ont été estimés & honorés dans tous les siecles ; ils ont été les premiers historiens. Anciennement ils récitoient ou chantoient leurs ouvrages ou sur les théatres, ou dans les jardins & les jeux publics, ou dans les thermes ; & ils étoient en même tems acteurs & musiciens. On a même regardé leurs noms comme synonymes à ceux de néocore & de panégyriste des dieux. Voyez Néocore. On regarde même les premiers d’entre eux, tels qu’Homere, Hésiode, &c. comme les théologiens du paganisme. Presque tous se sont proposé d’envelopper sous leurs fictions & leurs allégories, des vérités ou de morale ou de physique ; les autres n’ont eu en vue que l’amusement. Il y avoit à Delphes des poëtes en titre d’office, dont l’emploi étoit de mettre en vers les oracles que les prêtres recueilloient de la bouche de la Pithie ; mais ces vers n’étoient pas toujours dignes d’Apollon, le dieu de la Poésie.

M. Spanheim prétend que les auteurs arabes sont beaucoup plus poëtes que ceux des autres peuples, & qu’il y a plus de vers écrits dans leur langue seule, que dans celles de toutes les autres nations.

La Grece décernoit des statues & des couronnes aux Poëtes ; on n’en faisoit pas moins de cas à Rome ; Horace & Virgile tenoient un rang distingué à la cour d’Auguste ; mais soit que les Poëtes se fussent avilis par la suite, soit qu’on ne les regardât point comme des gens fort utiles, on voit par une loi de l’empereur Philippe, insérée dans le code, lib. X. tit. 152, que les Poëtes sont exclus des immunités accordées aux autres professeurs des Sciences. Les modernes semblent les avoir dédommagés de ce mépris, en introduisant l’usage de couronner avec pompe les grands poëtes. On nommoit poëtes lauréats, ceux à qui l’on accordoit cet honneur ; tels ont été Pétrarque, Enéas Sylvius, Arias Montanus, Obrecht, le chevalier Perfetti ; & en Angleterre Jean Kay, Jean Gower, Bernard André, Jean Skelton, Dryden, Cyber. On peut voir sur cette matiere une dissertation de M. l’abbé du Resnel, dans les mém. de l’académie des Belles Lettres, tome X.

On distingue les Poëtes, 1°. par rapport au tems où ils ont vécu, en deux classes, les anciens & les modernes ; 2°. par rapport aux climats qui les ont produits, & où ils ont vécu, ou par rapport à la langue dans laquelle ils ont écrit, en poëtes grecs, latins, italiens, espagnols, françois, anglois, &c. 3°. par rapport aux objets qu’ils ont traités ; en poëtes épiques, tels qu’Homere & Virgile, le Tasse, & Milton, &c. poëtes tragiques, comme Sophocle, Eurypide, Shakespear, Otwai, Corneille, & Racine, &c. poëtes comiques, Aristophane, Ménandre, Plaute, Térence, Fletcher, Jonhson, Moliere, Renard ; poëtes lyriques, comme Pindare, Horace, Anacréon, Cowley, Malherbe, Rousseau, &c. poëtes satyriques, Juvenal, Perse, Regnier, Boileau, Dryden, Oldham, &c. poëtes élégiaques, &c. Voyez Epique, Comique, Lyrique, &c.

Poete bucolique, (Poésie.) les poëtes bucoliques sont ceux qui ont décrit en vers la vie champêtre, ses amusemens & ses douceurs. L’essence de leurs ouvrages consiste à emprunter des prés, des bois, des arbres, des animaux, en un mot, de tous les objets qui parent nos campagnes, les métaphores, les comparaisons & les autres figures dont le style des poëmes bucoliques est spécialement formé. Le fond de ces especes de tableaux doit toujours être, pour ainsi dire, un paysage ennobli. Le lecteur trouvera les caracteres des plus excellens peintres en ce genre, aux mots Églogue, Idylle, & sur-tout au mot Pastorale, poésie. (D. J.)

Poete comique, (Art dramat.) la tragédie imite le beau, le grand ; la comédie imite le ridicule. De-là vient la distinction de poëtes tragiques & comiques. Comme dans tous les tems la maniere de traiter la comédie étoit l’image des mœurs de ceux pour lesquels on travailloit, on reconnoit dans les pieces d’Aristophane, de Ménandre, de Plaute, de Térence, de Moliere, & autres célebres comiques, le goût du siecle de chaque peuple, & celui de chaque poëte.

Le peuple d’Athènes étoit vain, leger, inconstant, sans mœurs, sans respect pour les dieux, méchant & plus prêt à rire d’une impertinence, qu’à s’instruire d’une maxime utile. Voilà le public à qui Aristophane se proposoit de plaire. Ce n’est pas qu’il n’eût pu s’il eût voulu, réformer en partie ce caractere du peuple, en ne le flatant pas également dans tous ses vices ; mais l’auteur lui-même les ayant tous, il s’est livré sans peine au goût du public pour qui il écrivoit. Il étoit satyrique par méchanceté, ordurier par corruption de mœurs, impie par goût ; par-dessus tout cela pourvu d’une certaine gaieté d’imagination qui lui fournissoit des idées folles, ces allégories bisarres qui entrent dans toutes ses pieces, & qui en constituent quelquefois tout le fond. Voilà donc deux causes du caractere des pieces d’Aristophane, le goût du peuple & celui de l’auteur.

Le grec né moqueur, par mille jeux plaisans
Distila le venin de ses traits médisans ;
Aux accès insolens d’une bouffonne joie,
La sagesse, l’esprit, l’honneur furent en proie.
On vit, par le public un poëte avoué,
S’enrichir aux dépens du mérite joué ;
Et Socrate par lui dans un chœur de nuées,
D’un vil amas de peuple attirer les huées.

Le Plutus d’Aristophane qui est une de ses pieces les plus mesurées, peut faire sentir jusqu’à quel point ce poëte portoit la licence de l’imagination, & le libertinage du génie. Il y raille le gouvernement, mord les riches, berne les pauvres, se mocque des dieux, vomit des ordures ; mais tout cela se fait en traits, & avec beaucoup de vivacité & d’esprit : de sorte que le fond paroît plus fait pour amener & porter ces traits, que les traits ne sont faits pour orner & revêtir le fond.

Aristophane vivoit 436 ans avant J. C. Les Athéniens qu’il avoit tant amusés, lui décernerent la couronne de l’olivier sacré. De 50 pieces qu’ils fit jouer sur le théâtre, il nous en reste 11, dont nous devons à Kuster une édition magnifique, mise au jour en 1710 in-fol. La comédie d’Aristophane intitulée les Guepes, a été fort heureusement rendue par Racine dans les Plaideurs.

Ménandre, un peu plus jeune qu’Aristophane, ne donna point comme lui dans une satyre dure & grossiere, qui déchire la réputation des plus gens de bien ; au contraire il assaisonna ses comédies d’une plaisanterie douce, fine, délicate & bienséante. La licence ayant été réformée par l’autorité des magistrats :

Le théâtre perdit son antique fureur,
La comédie apprit à rire sans aigreur,
Sans fiel & sans venin sçut instruire & reprendre,
Et plut innocemment dans les vers de Ménandre.

La muse d’Aristophane, dit Plutarque, ressemble à une femme perdue ; mais celle de Ménandre ressemble à une honnête femme. De 80 comédies que cet aimable poëte avoit faites, & dont 8 furent couronnées, il ne nous en reste que des fragmens qui ont été recueillis par M. le Clerc. Ménandre mourut à l’âge de 52 ans, admiré de ses compatriotes.

Les Romains avoient fait des tentatives pour le comique, avant que de connoître les Grecs. Ils avoient des histrions, des farceurs, des diseurs de quolibets, qui amusoient le petit peuple ; mais ce n’étoit qu’une ébauche grossiere de ce qui est venu après. Livius Andronicus, grec de naissance, leur montra la comédie à-peu-près telle qu’elle étoit alors à Athènes, ayant des acteurs, une action, un nœud, un dénouement, c’est-à-dire les parties essentielles. Quant à l’expression, elle se ressentit nécessairement de la dureté du peuple romain qui ne connoissoit alors que la guerre & les armes, & chez qui les spectacles d’amusemens n’avoient d’abord été qu’une sorte de combat d’injures. Andronicus fut suivi de Mévius & d’Ennius, qui polirent le théâtre romain de plus en plus, aussi bien que Pacuvius, Cecilius, Attius. Enfin vinrent Plaute & Térence qui porterent la comédie latine aussi loin qu’elle ait jamais été.

Plaute (Marcus Actius Plautus), né à Sarsine ville d’Ombrie, ayant donné la comédie à Rome, immédiatement après les satyres qui étoient des farces mêlées de grossieretés, se vit obligé de sacrifier au goût regnant. Il falloit plaire, & le nombre des connoisseurs étoit si petit, que s’il n’eût écrit que pour eux, il n’eût point du tout travaillé pour le public. De-là vient qu’il y a dans ces pieces de mauvaises pointes, des bouffonneries, des turlupinades, de petits jeux de mots. L’oreille d’ailleurs n’étoit pas de son tems assez scrupuleuse ; ses vers sont de toutes especes & de toutes mesures. Horace s’en plaint, & dit nettement qu’il y avoit de la sotise à vanter ses bons mots & la cadence de ses vers ; mais ces deux défauts n’empêchent pas qu’il ne soit le premier des comiques latins. Tout est plein d’action chez lui, de mouvemens & de feu. Un génie aisé, riche, naturel, lui fournit tout ce dont il a besoin ; des ressorts pour former les nœuds & les dénouer ; des traits, des pensées pour caractériser ses acteurs ; des expressions naïves, fortes, moëlleuses, pour rendre les pensées & les sentimens. Par-dessus tout cela, il a cette tournure d’esprit qui fait le comique, qui jette un certain vernis de ridicule sur les choses ; talent qu’Aristophane possédoit dans le plus haut degré. Son pinceau est libre & hardi ; sa latinité pure, aisée, coulante. Enfin c’est un poëte des plus rians & des plus agréables. Il mourut l’an 184 avant J. C. Entre les 20 comédies qui nous restent de lui, on estime sur-tout son Amphytrion, l’Epidicus & l’Aululaire. Les meilleures éditions de cet auteur sont celles de Douza, de Gruter & de Gronovius.

Térence (Publius Terentius, afer), naquit à Carthage en Afrique, l’an de Rome 560. Il fut esclave de Terentius Lucanus sénateur romain, qui le fit élever avec beaucoup de soin, & l’affranchit fort jeune. Ce sénateur lui donna le nom de Térence, suivant la coutume qui voulut que l’affranchi portât le nom du maître dont il tenoit sa liberté.

Térence a un genre tout différent de Plaute : sa comédie n’est que le tableau de la vie bourgeoise ; tableau où les objets sont choisis avec goût, disposés avec art, peints avec grace & avec élégance. Décent partout, ne riant qu’avec réserve & modestie, il semble être sur le théâtre, comme la dame romaine dont parle Horace, est dans une danse sacrée, toujours craignant la censure des gens de goût. La crainte d’aller trop loin le retient en-deçà des limites. Délicat, poli, gracieux, que n’a-t-il la qualité qui fait le comique : Utinam scriptis adjuncta foret vis comica ! C’étoit César qui faisoit ce vœu ; il gémissoit, il séchoit de dépit, maceror, de voir que cela manquoit à des drames d’une élocution si parfaite. Térence étoit homme trop bon pour avoir cette partie ; car elle renferme en soi avec beaucoup de finesse, un peu de malignité. Savoir rendre ridicules les hommes, est un talent voisin de celui de les rendre odieux. Ce poëte a imprimé tellement son caractere personnel à ses ouvrages, qu’il leur a presque ôté celui de leur genre. Il ne manque à ses pieces dans beaucoup d’endroits, que l’atrocité des événemens pour être tragiques, & l’importance pour être héroïques : c’est un genre de drames presque mitoyen.

Rien de plus simple & de plus naïf que son style ; rien en même tems de plus élégant. On a soupçonné Lélius & Scipion l’Africain d’avoir perfectionné ses pieces, parce que ce poëte vivoit en grande familiarité avec ces illustres romains, & qu’ils pouvoient donner lieu à ces soupçons avantageux par leur rare mérite & par la finesse de leur esprit. Ce qu’il y a de sûr, de l’aveu de Cicéron, c’est que Térence est l’auteur latin qui a le plus approché de l’Atticisme, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus délicat & de plus fin chez les Grecs, soit dans le tour des pensées, soit dans le choix de l’expression. On doit sur-tout admirer l’art étonnant avec lequel il a sçu peindre les mœurs, & rendre la nature : on sait comme en parle Despréaux.

Contemplez de quel air un pere dans Térence,
Vient d’un fils amoureux gourmander l’imprudence ;
De quel air cet amant écoute ses leçons,
Et court chez sa maitresse oublier ses chansons ;
Ce n’est pas un portrait, une image semblable,
C’est un amant, un fils, un pere véritable.

Térence sortit de Rome à 35 ans, & mourut dans un voyage qu’il alloit faire en Grece, vers l’an 160 avant J. C. Suétone, ou plutôt Donat, a fait sa vie. Il nous reste de lui six comédies que madame Dacier a traduites en françois, & qu’elle a publiées avec des notes.

Jean-Baptiste Pocquelin, si célebre sous le nom de Moliere, ne à Paris en 1620, mort en 1673, a tiré pour nous la comédie du chaos, ainsi que Corneille en a tiré la tragédie. Il fut acteur distingué, & est devenu un auteur immortel.

Epris de passion pour le théâtre, il s’associa quelques amis qui avoient le talent de la déclamation, & ils jouerent au fauxbourg S. Germain & au quartier S. Paul. La premiere piece réguliere que Moliere composa fut l’Etourdi, en cinq actes, qu’il représenta à Lyon en 1653 ; mais ses Précieuses ridicules commencerent sa gloire. Il alla jouer cette piece à la cour qui se trouvoit alors au voyage des Pyrénées. De retour à Paris, il établit une troupe accomplie de comédiens, formés de sa main, & dont il étoit l’ame : mais il s’agit ici seulement de le considérer du côté de ses ouvrages, & d’en chanter tout le mérite.

Né avec un beau génie, guidé par ses observations, par l’étude des anciens, & par leur maniere de mettre en œuvre, il a peint la cour & la ville, la nature & les mœurs, les vices & les ridicules, avec toutes les graces de Térence, le comique d’Aristophane, le feu & l’activité de Plaute. Dans ses comedies de caractere, comme le Misantrope, le Tartuffe, les Femmes savantes, c’est un philosophe & un peintre admirable. Dans ses comédies d’intrigues il y a une souplesse, une flexibilité, une fécondité de génie, dont peu d’anciens lui ont donné l’exemple. Il a sçu allier le piquant avec le naïf, & le singulier avec le naturel, ce qui est le plus haut point de perfection en tout genre. On diroit qu’il a choisi dans ses maîtres leurs qualités éminentes pour s’en revêtir éminemment. Il est plus naturel qu’Aristophane, plus resserré & plus décent que Plaute, plus agissant & plus animé que Térence. Aussi fécond en ressorts, aussi vif dans l’expression, aussi moral qu’aucun des trois.

Le poëte grec songeoit principalement à attaquer ; c’est une sorte de satyre perpétuelle. Plaute tendoit sur-tout à faire rire ; il se plaisoit à amuser & à jouer le petit peuple. Térence si louable par son élocution, n’est nullement comique ; & d’ailleurs il n’a point peint les mœurs des Romains pour lesquels il travailloit. Moliere fait rire les plus austeres. Il instruit tout le monde, ne fâche personne ; peint non seulement les mœurs du siecle, mais celles de tous les états & de toutes les conditions. Il joue la cour, le peuple & la noblesse, les ridicules & les vices sans que personne ait un juste droit de s’en offenser.

On lui reproche de n’être pas souvent heureux dans ses dénouemens ; mais la perfection de cette partie est-elle aussi essentielle à l’action comique, surtout quand c’est une piece de caractere, qu’elle l’est à l’action tragique ? Dans la tragédie le dénouement a un effet qui reflue sur toute la piece : s’il n’est point parfait, la tragédie est manquée. Mais qu’Harpagon avare, cede sa maîtresse pour avoir sa cassette, ce n’est qu’un trait d’avarice de plus, sans lequel toute la comédie ne laisseroit pas de subsister.

Quoi qu’il en soit, on convient généralement que Moliere est le meilleur poëte comique de toutes les nations du monde. Le lecteur pourra joindre à l’éloge qu’on vient d’en faire, & qui est tiré des Principes de littérature, les réflexions de M. Marmontel aux mots Comique & Comédie.

Cependant les meilleures pieces de Moliere essuyerent, pendant qu’il vécut, l’amere critique de ses rivaux, & lui firent des envieux de ses propres amis ; c’est Despréaux qui nous l’apprend.


Mille de ses beaux traits, aujourd’hui si vantés,
Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.
L’ignorance & l’erreur à ces naissantes pieces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venoient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouoient la tête à l’endroit le plus beau.
Le commandeur vouloit la scene plus exacte ;
Le vicomte indigné sortoit au second acte.
L’un défenseur zelé des bigots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnoit au feu ;
L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Vouloit venger la cour immolée au parterre.
Mais sitôt que d’un trait de ses fatales mains,
La Parque l’eût rayé du nombre des humains,
On reconnut le prix de sa muse éclipsée.
L’aimable comédie avec lui terrassée,
En vain d’un coup si rude espéra revenir,
Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.

Epître vij.

En effet le Misanthrope, le Tatuffe, les Femmes savantes, l’Avare, les Précieuses ridicules & le Bourgeois gentilhomme, sont autant de pieces inimitables. Toutes les œuvres de Moliere ont été imprimées à Paris en 1734, en 6 volumes in 4°. Mais cette belle édition est fort susceptible d’être perfectionnée à plusieurs égards.

Enfin je goûte tant cet excellent poëte, que je ne puis m’empêcher d’ajouter encore un mot sur son aimable caractere.

Moliere étoit un des plus honnêtes hommes de France, doux, complaisant, modeste & généreux. Quand Despréaux lui lut l’endroit de sa seconde satyre, où il dit au vers 91 :

Mais un esprit sublime en vain veut s’élever, &c.

« Je ne suis pas, s’écria Moliere, du nombre de ces esprits sublimes dont vous parlez ; mais tel que je suis, je n’ai rien fait en ma vie dont je sois véritablement content ».

J’ai dit qu’il étoit généreux, je ne citerai qu’un trait pour le prouver. Un pauvre lui ayant rapporté une piece d’or qu’il lui avoit donnée par mégarde : « Où la vertu va-t-elle se nicher, s’écria Moliere, tiens, mon ami, je te donne la piece, & j’y joins cette seconde de même valeur ; tu es bien digne de ce petit présent » !

Il apprit dans sa jeunesse la Philosophie du célebre Gassendi, & ce fut alors qu’il commença une traduction de Lucrece en vers françois. Il n’étoit pas seulement philosophe dans la théorie, il l’étoit encore dans la pratique. C’est cependant à ce philosophe, dit M. de Voltaire, que l’archevêque de Paris, Harlay, si décrié pour ses mœurs, refusa les vains honneurs de la sépulture. Il fallut que le roi engageât ce prélat à souffrir que Moliere fût déposé secrétement dans le cimetiere de la petite chapelle de saint Joseph, fauxbourg Montmartre. A peine fut-il enterré, que la Fontaine fit son épitaphe, si naïve & si spirituelle.

Sous ce tombeau gisent Plaute & Térence,
Et cependant le seul Moliere y gît.
Leurs trois talens ne formoient qu’un esprit
Dont son bel art enrichissoit la France.
Ils sont partis, & j’ai peu d’espérance
De les revoir. Malgré tous nos efforts,
Pour un long-tems selon toute apparence,
Plaute, Térence & Moliere sont morts.


(D. J.)

Poete couronné, (Littérat.) l’usage de couronner les poëtes est presque aussi ancien que la poésie même ; mais il a tellement varié dans tous les tems, qu’il n’est pas aisé d’établir rien de certain sur cette matiere. On se contentera d’observer que cet usage subsista jusqu’au regne de Théodose. Ce fut alors que les combats capitolins, dans lesquels les poëtes étoient couronnés avec éclat, furent abolis comme un reste des superstitions du paganisme. Vinrent après les inondations des barbares qui pendant plusieurs siecles désolerent l’Italie & l’Europe entiere. Les beaux arts furent enveloppés dans les ruines de l’ancienne Rome. On vit à la vérité depuis ce tems sortir encore quelques poëtes de ses débris ; mais comme il n’y avoit presque plus personne qui fût en état de les lire, & que d’ailleurs ils ne méritoient guere d’être lûs, il n’est pas étonnant que pendant plusieurs siecles les poëtes soient restés sans honneur & sans distinction.

Ce ne fut que vers le tems de Pétrarque que la poésie reprit avec un peu de lustre quelques-unes des prérogatives qui y étoient autrefois attachées. Il est vrai qu’au milieu-même de la barbarie du xij. siecle il y avoit des poëtes couronnés, mais ces poëtes doivent être regardés comme l’opprobre de leurs lauriers.

Vers ce tems, c’est-à-dire au commencement du xiij. siecle fut formé l’établissement des divers degrés de bachelier, de licencié & de docteur dans les universités ; ceux qui en étoient trouvés dignes, étoient dits avoir obtenu le laurier de bachelier, de docteur, laurea baccalaureatus, laurea doctoratus : non-seulement les docteurs en Médecine de l’université de Salerne prirent le titre de docteurs lauréats, mais à leur reception on leur mettoit encore une couronne de laurier sur la tête.

Les poëtes ne furent pas long-tems sans revendiquer un droit qui leur appartenoit incontestablement. Ils ne tarderent pas à recevoir dans les universités des distinctions & des privileges à-peu-près semblables à ceux qui venoient d’être établis en faveur des théologiens, des jurisconsultes, des médecins, &c. La poésie fut donc comme aggrégée aux quatre facultés, mais cependant confondue dans la faculté de Philosophie, avec laquelle on lui trouvoit quelque rapport.

Du dessein qu’on prit insensiblement d’égaler les poëtes aux gradués, naquirent les jeux-floraux qui furent institués à Toulouse en 1324, & quelques années après l’usage d’y donner des degrés en poésie, à l’imitation de ceux qu’on recevoit dans les universités. Il suffisoit d’avoir remporté un prix aux jeux-floraux pour être reçu bachelier ; mais il falloit les avoir obtenus tous trois ; car pour lors il n’y en avoit pas davantage, pour mériter le titre de docteur. Dans leur réception, au-lieu de les couronner de laurier. on leur mettoit le bonnet magistral sur la tête, & on y suivoit les autres cérémonies qui se pratiquoient en pareille occasion dans les universités ; avec cette différence que les lettres de ces docteurs en gaie science, c’est ainsi qu’on appelloit la poésie dans leur académie, étoient expédiées en vers, & qu’il n’y étoit point permis de s’exprimer autrement.

A-peu-près dans le même tems on voit par un passage de Villani, que la qualité de poëte entraînoit avec elle certaines distinctions qui lui étoient particulieres. Cet historien observe que le Dante, qui mourut en 1325, fut enterré avec beaucoup d’honneur & en habit de poëte. Fû sepelito à grande honore in habito di poëta. Quel étoit cet habit de poëte ? Par quelle autorité Dante le portoit-il ? Doit-on le compter parmi les poëtes couronnés ? C’est ce qu’on laisse à d’autres à examiner.

Il est du moins certain qu’on ne peut refuser ce titre à Albertinus Mussatus qui ne survécut le Dante que de quatre ans. L’évêque de Padoue lui donna la couronne poëtique, & il fut arrêté que tous les ans au jour de Noël, les docteurs, régens & professeurs des deux colleges de Padoue, un cierge à la main, iroient comme en procession à la maison de Mussatus, lui offrir une triple couronne.

Après ce couronnement vint immédiatement celui de Pétrarque, honneur qu’il n’accepta que pour se metre à l’abri des persécutions dont lui & ses confreres étoient menacés. Il suffisoit de faire des vers pour devenir suspect de magie. C’étoit tout à-la-fois avoir une grande idée de la poésie, & une bien mauvaises opinion des poëtes.

François Philephe reçut l’honneur du couronnement en 1453. Environ dans le même tems, Publius faustus Andrelini fut couronné par l’académie de Rome, à l’âge de 22 ans.

Quelques-uns placent le Mantouan parmi les poëtes couronnés ; mais il ne paroît pas qu’il l’ait été de son vivant. Il est du moins certain qu’après sa mort quelques-uns de ses compatriotes s’aviserent de lui faire ériger une statue couronnée de laurier ; & au scandale de toute la nation poétique, ils la placerent à côté de celle de Virgile & sous une même arcade.

Arioste & le Trissin n’ambitionnerent point le laurier poétique. Le Tasse n’eut point leur fausse délicatesse. Il consentit au desir qu’on avoit de le lui donner ; mais ce grand homme qui avoit toujours été malheureux, cessa de vivre lorsqu’il commençoit à espérer de voir finir ses infortunes. Il mourut la veille même du jour que tout étoit préparé pour la cérémonie de son couronnement.

Depuis ce tems il n’y eut aucun poëte distingué qu’on ait couronné en Italie jusqu’en l’année 1725, où l’on a essayé de faire revivre à Rome la dignité de poëte lauréat en faveur du chevalier Bernardin Perfetti, célebre par sa facilité à mettre en vers sur le champ tous les sujets qu’on ait pû lui présenter. Son couronnement s’est fait avec beaucoup de pompe, & sur le modele de celui de Pétrarque.

Charles Pascal, dans son traité des couronnes, dit expressément que de son tems, c’est-à-dire sous Henri IV. il ne connoissoit plus que l’Allemagne où l’usage de couronner les poëtes subsistât encore. On y a vu un poëte couronné par Frédéric I. Cependant plusieurs savans prétendent que les poëtes y doivent le rétablissement de cet usage à Frédéric III. & ils regardent Protuccius, comme le premier des allemans, qui ait reçu la couronne poëtique.

Ænéas Sylvius, qui occupa le saint siege sous le nom de Pie II. fut encore déclaré poëte par le même empereur Frédéric à Francfort, long-tems avant son exaltation au pontificat.

Maximilien I. fonda à Vienne un college poëtique, ainsi nommé parce que le professeur en poésie y reçut la prééminence sur tous les autres, & le privilege de créer des poëtes lauréats. Ce titre prostitué à des gens sans mérite, a inondé l’Allemagne de légions de poëtes lauréats dont il seroit ennuyeux de faire le dénombrement.

L’Espagne, cette nation qui plus qu’une autre a la foiblesse d’ambitionner les titres d’honneur, a été très-jalouse de celui dont il est question. Arias Montanus l’a reçu dans l’académie d’Alcala ; celle de Séville observe encore le même usage, dit Nicolas-Antoine dans sa bibliotheque des auteurs espagnols ; mais cet auteur n’entre là-dessus dans aucun détail.

L’Angleterre offre quelques exemples de poëtes couronnés. Jean Kay, dans son histoire du siege de Rhodes, écrite en prose, & dédiée à Edouard IV. qui mourut à la fin du xv. siecle, prend le titre d’humble poëte lauréat de ce prince, his humble poets laureate. On voit dans l’église de Sainte-Marie Overies à Londres la statue de Jean Gower, célebre poëte, qui fleurissoit dans le siecle suivant, sous Richard II. Gower y est représenté avec un collier, comme chevalier, & avec une couronne de lierre mêlée de roses comme poëte. Il y a dans les actes de Rymer une charte d’Henri VII. sous ce seul titre, pro poëta laureato, pour un poëte lauréat. Elle est en faveur de Bernard-André qui étoit de Toulouse, & religieux augustin. Jean Skelton a joui du même titre.

Il ne paroît pas néanmoins que parmi les Anglois les poëtes aient jamais été couronnés avec autant de solemnité qu’ils l’ont été en Italie & en Allemagne. Il est certain que les rois d’Angleterre ont eu de tems immémorial un poëte à leur cour, qui prenoit la qualité de poëte du roi. C’étoit comme une espece de charge à laquelle il y avoit quelques appointemens attachés. Dans les comptes de l’hôtel d’Henri III. qui vivoit au commencement du xiij. siecle, il est fait mention d’une somme d’argent payée au versificateur du roi, versificatori regis. Il y a donc apparence que dans la suite, ceux qui ont porté ce titre, pour se donner plus de relief, y ont ajouté celui de poëte lauréat, lorsque l’usage l’eut rendu éclatant.

L’illustre Dryden l’a porté comme poëte du roi, & c’est en cette qualité que le sieur Cyber, comédien & auteur de plusieurs pieces comiques, s’est trouvé de nos jours en possession du titre de poëte lauréat, auquel est attaché une pension de 200 liv. sterling, à la charge de présenter tous les ans deux pieces de vers à la famille royale.

L’empereur a aussi son poëte d’office. M. Apostolo Zeno connu par son érudition & par son talent pour la poésie, a eu cet honneur. Il s’est qualifié seulement de poëte & d’historiographe de sa majesté impériale ; mais une pension toujours jointe à ce titre, l’a dédommagé de celui de poëte couronné qu’on ne lui donnoit point, & de trois opéra qu’il étoit obligé de faire chaque année.

Ce titre n’a pas été absolument inconnu en France. L’université de Paris se croyoit en droit de l’accorder. Elle l’offrit même à Pétrarque.

Quoique Ronsard soit ordinairement représenté avec une couronne de laurier, il n’y a cependant point d’apparence qu’il l’ait reçue dans les formes ; mais jamais poëte ne fut peut-être plus honoré que lui. Charles IX. ne dédaigna pas de composer à sa louange des vers qui font honneur au prince & à Ronsard. On les connoît.

L’art de faire des vers, dût-on s’en indigner,
Doit être à plus haut prix que celui de régner.
Tous deux également nous portons des couronnes ;
Mais roi je les reçois, poëte tu les donnes......

Les faveurs de nos rois, & les récompenses qu’ils accordent aux poëtes en les élevant aux dignités de l’église & de l’état, leur inspirent sans doute de l’indifférence pour une vaine couronne qu’on n’accordoit ailleurs aux poëtes, que parce que l’on n’avoit communément rien de mieux à leur donner.

Il n’est donc pas surprenant que nous ayons eu parmi nous des poëtes tels qu’Adrelini, Dorat, Nicolas Bourbon, &c. qui se soient glorifiés du titre de poëte du roi, tandis que nous n’en connoissons aucun qui ait pris celui de poëte lauréat. (D. J.)

Poete dramatique, voyez Poete comique, Drame, Tragédie, Comédie, &c.

Poete épique, (Poésie.) on nomme poëtes épiques, les auteurs des poëmes héroïques en vers : tels sont Homere, Virgile, Lucain, Statius, Silius Italicus, le Trissin, le Camoëns, le Tasse, dom Alonze d’Ercilla, Milton & Voltaire. Nous avons parlé de chacun d’eux & de leurs ouvrages au mot Poeme épique.

Poete fabuliste, (Poésie.) vous trouverez le caractere de ceux qui se sont le plus distingués en ce genre depuis Esope jusqu’à nos jours, au mot Fable & Fabuliste.

Poete lyrique, (Poésie.) tous les gens de lettres connoissent les poëtes lyriques du premier ordre, anciens & modernes ; mais M. le Batteux en a tracé le caractere avec trop de goût pour ne pas rassembler ici les principaux trais de son tableau.

Pindare est à la tête des lyriques ; son nom n’est guere plus le nom d’un poëte, que celui de l’enthousiasme même. Il porte avec lui l’idée de transports, d’écarts, de désordre, de digressions lyriques. Cependant il sort beaucoup moins de ses sujets qu’on ne le croit communément. La gloire des héros qu’il a célébrés, n’étoit point une gloire propre au héros vainqueur. Elle appartenoit de plein droit à sa famille, & plus encore à la ville dont il étoit citoyen. On disoit une telle ville a remporté tous les prix aux jeux olympiques. Ainsi lorsque Pindare rappelloit des traits anciens, soit des aïeux du vainqueur, soit de la ville à laquelle il appartenoit, c’étoit moins un égarement du poëte, qu’un effet de son art.

Horace parle de Pindare avec un enthousiasme d’admiration qui prouve bien qu’il le trouvoit sublime. Il prétend qu’il est témeraire d’entreprendre de l’imiter. Il le compare à un fleuve grossi par les torrens, & qui précipite ses eaux bruyantes du haut des rochers. Il ne méritoit pas seulement les lauriers d’Apollon par les dithyrambes & par les chants de victoire ; il savoit encore pleurer le jeune époux enlevé à sa jeune épouse, peindre l’innocence de l’âge d’or, & sauver de l’oubli les noms qui avoient mérité d’être immortels. Malheureusement il ne nous reste de ce poëte admirable que la moindre partie de ses ouvrages, ceux qu’il a faits à la gloire des vainqueurs. Les autres dont la matiere étoit plus riche & plus intéressante pour les hommes en général ne sont point parvenus jusqu’à nous.

Ses poésies nous paroissent difficiles pour plusieurs raisons ; la premiere est la grandeur même des idées qu’elles renferment, la seconde la hardiesse des tours, la troisieme la nouveauté des mots qu’il fabrique souvent pour l’endroit même où il les place, enfin il est rempli d’une érudition détournée tirée de l’histoire particuliere de certaines familles & de certaines villes qui ont eu plus de part dans les révolutions connues de l’histoire ancienne.

Pindare naquit à Thebes en Bœotie la 65 olympiade, 500 ans avant Jesus-Christ. Quand Alexandre ruina cette ville, il voulut que la maison où ce poëte avoit demeuré fût conservée.

Avant Pindare la Grece avoit eu plusieurs lyriques, dont les noms sont encore fameux, quoique les ouvrages de la plûpart ne subsistent plus. Alcman fut célebre à Lacédémone, Stésichore en Sicile ; Sapho fit honneur à son sexe, & donna son nom au vers saphique qu’elle inventa. Elle étoit de l’île de Lesbos, aussi-bien qu’Alcée qui fleurit dans le même tems, & qui fut l’inventeur du vers alcaïque, celui de tous les lyriques qui a le plus de majesté.

Anacréon, de Tros, ville d’Ionie, s’étoit rendu célebre plusieurs siecles auparavant. Il fut contemporain de Cyrus, & mourut la vj. olympiade, âgé de 83 ans. Il nous reste encore un assez grand nombre de ses pieces, qui ne respirent toutes que le plaisir & l’amusement. Elles sont courtes. Ce n’est le plus souvent qu’un sentiment gracieux, une idée douce, un compliment délicat tourné en allégorie : ce sont des graces simples, naïves, demi-vêtues. Sa Colombe est un chef-d’œuvre de délicatesse. M. le Fevre disoit qu’il ne sembloit pas que ce fût l’ouvrage d’un homme, mais celui des Muses mêmes & des Graces.

Quelquefois ses chansons ne présentent qu’une scène gracieuse, que l’image d’un gazon qui invite à se reposer :

« Mon cher Batylle, asseyez-vous à l’ombre de ces beaux arbres. Les zéphyrs agitent mollement leurs feuilles. Voyez cette claire fontaine qui coule, & qui semble nous inviter. Hé qui pourroit, en voyant un si beau lieu, ne point s’y reposer ? »

Quelquefois c’est un petit récit allégorique :

« Un jour les Muses firent l’Amour prisonnier. Elles le lierent aussi-tôt avec des guirlandes de fleurs, & le mirent sous la garde de la Beauté. La déesse de Cythère vint pour racheter son fils ; mais les chaînes qu’il porte ne sont plus des chaînes pour lui ; il veut rester dans sa captivité ».

Rien n’est plus ingénieux & en même tems plus délicat que cette fiction. L’Amour apparemment avoit dressé des embuches aux Muses ; l’ennemi est pris, lié & mis en prison. C’est la Beauté qui est chargée d’en répondre. On veut lui rendre la liberté, il n’en veut plus, il aime mieux être prisonnier. On sent combien il y a de choses vraies, douces & fines dans cette image. Rien n’est si galant.

Horace le premier & le seul des latins qui ait réussi parfaitement dans l’ode, s’étoit rempli de la lecture de tous ces lyriques grecs. Il a, selon les sujets, la gravité & la noblesse d’Alcée & de Stésichore, l’élévation & la fougue de Pindare, le feu & la vivacité de Sapho, la mollesse & la douceur d’Anacréon. Néanmoins on sent quelquefois qu’il y a de l’art chez lui, & qu’il songe à égaler ses modeles. Anacréon est plus doux, Pindare plus hardi, Sapho dans les deux morceaux qui nous restent, montre plus de feu ; & probablement Alcée, avec sa lyre d’or, étoit plus grand encore & plus majestueux. Il semble même qu’en tout genre de littérature & de goût, les Grecs ayent eu une sorte de droit d’aînesse. Ils sont chez eux quand ils sont sur le Parnasse. Virgile n’est pas si riche, si abondant, si aisé qu’Homère. Térence, selon toutes les apparences, ne vaut pas tout ce que valoit Ménandre. En un mot, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, les Grecs paroissent nés riches, & les autres au contraire ressemblent un peu à des gens de fortune.

On peut appliquer au lyrique d’Horace ce qu’il a dit lui-même du destin ; « Qu’il ressemble à un fleuve, qui tantôt paisible au milieu de ses rives, marche sans bruit vers la mer, & tantôt quand les torrens ont grossi son cours, emporte avec lui les rochers qu’il a minés, les arbres qu’il déracine, les troupeaux & les maisons des laboureurs, en faisant retentir au loin les forêts & les montagnes ».

Quoi de plus doux que son ode sur la mort de Quintilius ! Jules Scaliger admiroit tellement cette piece, qu’il disoit qu’il aimeroit mieux l’avoir faite que d’être roi d’Arragon. Le sentiment qui y domine est l’amitié compatissante. Virgile avoit perdu un excellent ami : pour le consoler, Horace commence par pleurer avec lui ; & ensuite il lui insinue qu’il faut mettre fin à ses larmes. Il y a des réflexions très-délicates à faire sur ce tour adroit du poëte consolateur. Le ton de sa piece est celui de la douleur, mais d’une douleur qui fait pleurer ; c’est-à-dire qu’elle est mêlée de foiblesse, de langueur, d’abattement ; tout y est triste & négligé. Les idées semblent s’être arrangées à mesure qu’elles ont passé dans le cœur.

Malherbe est le premier en France qui ait montré l’ode dans sa perfection. Avant lui nos lyriques faisoient paroître assez de génie & de feu. La tête remplie des plus belles expressions des poëtes anciens, ils faisoient un galimatias pompeux de latinismes & d’hellénismes cruds & durs, qu’ils mêloient de pointes, de jeux de mots, de rodomontades. Aussi vains & aussi romanesques sur leurs pégases, que nos preux chevaliers l’étoient dans leurs joutes & dans leurs tournois, « ils décochoient leurs tempêtes poétiques dessus la longue infinité ; & vainqueurs des siecles, monstres à cent têtes, ils gravoient les conquêtes sur le front de l’éternité ».

Malherbe réduisit ces muses effrénées aux regles du devoir ; il voulut qu’on parlât avec netteté, justesse, décence ; que les vers tombassent avec grace. Il fut en quelque sorte le pere du bon goût dans notre poésie : & ses lois prises dans le bon sens & dans la nature, servent encore de regles, comme l’a dit Despréaux, même aux auteurs d’aujourd’hui. Malherbe avoit beaucoup de feu ; mais de ce feu qui est chaud & qui dure. Il travailloit ses vers avec un soin infini, & ménageoit la chute des stances de maniere que leur éclat fût à demi enveloppé dans le tissu même de la période. Ce n’est point un trait épigrammatique qui est tout en saillie ; c’est une pensée solide qui ne se montre à la fin de la stance qu’autant qu’il le faut pour l’appuyer, & empêcher qu’elle ne soit traînante.

Pour trouver Malherbe ce qu’il est, il faut avoir la force de digérer quelques vieux mots, & d’aller à l’idée plutôt que de s’arrêter à l’expression. Ce poëte est grand, noble, hardi, plein de choses ; tendre & gracieux quand la matiere le demande.

Racan, disciple de Malherbe, a fait aussi quelques odes. Les choses n’y sont point aussi serrées que dans celles de son maître. C’étoit assez le défaut de ses pieces. La forme en étoit douce, coulante, aisée ; c’étoit la nature seule qui le guidoit ; mais comme il n’avoit point étudié les sources, il n’y avoit pas toujours au fond assez de ce poids qui donne la consistence.

Il a traduit les pseaumes : & quoique sa traduction soit ordinairement médiocre, il y a des endroits d’une grande beauté : tel est celui-ci dans la paraphrase suivante du pseaume 92.

L’empire du Seigneur est reconnu par-tout,
Le monde est embelli de l’un à l’autre bout,
De sa magnificence.
Sa force l’a rendu le vainqueur des vainqueurs ;
Mais c’est par son amour, plus que par sa puissance,
Qu’il regne dans les cœurs.

Sa gloire étale aux yeux ses visibles appas :

Le soin qu’il prend pour nous fait connoître ici bas
Sa prudence profonde :
De la main dont il forme & le foudre & l’éclair,
L’imperceptible appui soutient la terre & l’onde
Dans le milieu des airs.

De la nuit du chaos, quand l’audace des yeux
Ne marquoit point encor dans le vague des lieux
De zénit ni de zone,
L’immensité de Dieu comprenoit tout en soi,
Et de tout ce grand tout, Dieu seul étoit le trône,
Le royaume & le roi.

On vante son ode au comte de Bussy. Elle est toute philosophique. Il invite ce seigneur à mépriser la vaine gloire, & à jouir de la vie.

Bussy, notre printems s’en va presque expiré ;
Il est tems de jouir du repos assuré,
Où l’âge nous convie.
Fuyons donc ces grandeurs qu’insensés nous suivons,
Et sans penser plus loin, jouissons de la vie
Tandis que nous l’avons.

Que te sert de chercher les tempêtes de Mars,
Pour mourir tout en vie au milieu des hasards
Où la gloire te mene ?
Cette mort qui promet un si digne loyer,
N’est toujours que la mort qu’avecque moins de peine
L’on trouve en son foyer. &c.

Après Malherbe & Racan est venu le célebre Rousseau, qui par la force de ses vers, la beauté de ses rimes, la vigueur de ses pensées, a fait presque oublier nos anciens, sur-tout à ceux dont la délicatesse s’offense d’un mot suranné. Le vieux Corneille pouvoit-il tenir contre le jeune Racine ? Rousseau est sans doute admirable dans ses vers ; son style est sublime & parfaitement soutenu ; ses pensées se lient bien ; il pousse sa verve avec la même force depuis le début jusqu’à la fin : peut-être lui manque-t-il quelquefois un peu de cette douceur qui donne tant de graces aux écrits ; mais quel enthousiasme, quelle harmonie, quelle richesse de style, quel coloris regne dans sa poésie lyrique profane & sacrée ! il est le Pindare de la France ! Il a fini comme lui ses jours hors de sa patrie en 1741, âgé de 72 ans. Il ne publia ses odes qu’après la Motte ; mais il les fit plus belles, plus variées, plus remplies d’images. Voyez Ode. (D. J.)

Poete satyrique, (Poésie.) poëte qui a écrit des satyres, tels ont été chez les Romains Livius Andronicus, Ennius, Pacuvius, Terentius Varron, Lucilius, Horace, Juvenal & Perse ; & parmi les François Regnier & Boileau. On donnera le caractere de tous ces poetes satyriques au mot Satyre. (D. J.)

Poéte tragique, (Poésie dramatiq) poëte qui a composé des tragédies : tels ont été Sophocle, Eschile, Euripide, Séneque, Corneille, Racine, &c. on n’oubliera point de tracer le caractere de chacun d’eux au mot Tragédie.

Poetes, liberté des, (Poésie.) la liberté des poëtes dont tout le monde parle, sans s’en être formé une idée juste, consiste à ôter des sujets qu’ils traitent, tout ce qui pourroit y déplaire, & à y mettre tout ce qui peut y plaire, sans être obligé de suivre la vérité. Ils prennent du vrai ce qui leur convient, & remplissent les vuides avec des fictions. Et pourvu que les parties soit feintes, soit vraies, aient un juste rapport entr’elles, & qu’elles forment un tout qui paroisse naturel, c’est tout ce qu’on leur demande.

Le poëte peut encore réunir dans ses fictions ce qui est séparé dans le vrai, séparer ce qui est uni. Il peut transposer, étendre, diminuer quelques parties ; mais il faut toujours que la nature le guide. Il n’ira point nous peindre des îles dans les airs : ce n’est pas-là leur place dans la nature : ou si par une concession toute gratuite, on lui permet d’en feindre dans quelque jeu d’imagination, supposé qu’il y mette des villes, des plantes, on ne lui permettra pas de dire que les serpens s’accouplent avec les oiseaux, & les brebis avec les tigres. (D. J.)