L’Encyclopédie/1re édition/INFINI

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 702-703).

INFINI, adj. (Métaphysiq.) Ce mot peut signifier deux choses, l’infini réel, & l’infini qui n’est tel que par un défaut de nos connoissances, l’indéfini, l’inassignable. Je ne saurois concevoir qu’un seul infini, c’est-à-dire que l’être infiniment parfait, ou infini en tout genre. Tout infini qui ne seroit infini qu’en un genre, ne seroit point un infini véritable. Quiconque dit un genre ou une espece, dit manifestement une borne, & l’exclusion de toute réalité intérieure, ce qui établit un être fini ou borné. C’est n’avoir point assez simplement consulté l’idée de l’infini, que de l’avoir renfermé dans les bornes d’un genre. Il est visible qu’il ne peut se trouver que dans l’universalité de l’être, qui est l’être infiniment parfait en tout genre, & infiniment simple.

Si on pouvoit concevoir des infinis bornés à des genres particuliers, il seroit vrai de dire que l’être infiniment parfait en tout genre seroit infiniment plus grand que ces infinis-là ; car outre qu’il égaleroit chacun d’eux dans son genre, & qu’il surpasseroit chacun d’eux en les égalant tous ensemble, de plus il auroit une simplicité suprème qui le rendroit infiniment plus parfait que toute cette collection de prétendus infinis.

D’ailleurs chacun de ces infinis subalternes se trouveroit borné par l’endroit précis où son genre se borneroit, & le rendroit inégal à l’être infini en tout genre.

Quiconque dit inégalité entre deux êtres, dit nécessairement un endroit où l’un finit & où l’autre ne finit pas. Ainsi c’est se contredire que d’admettre des infinis inégaux.

Je ne puis même en concevoir qu’un seul, puisqu’un seul par sa réelle infinité exclut toute borne en tout genre, & remplit toute l’idée de l’infini. D’ailleurs, comme je l’ai remarqué, tout infini qui ne seroit pas simple, ne seroit pas véritablement infini : le défaut de simplicité est une imperfection ; car à perfection d’ailleurs égale, il est plus parfait d’être entierement un, que d’être composé, c’est-à-dire que n’être qu’un assemblage d’êtres particuliers. Or une imperfection est une borne ; donc une imperfection telle que la divisibilité, est opposée à la nature du véritable infini qui n’a aucune borne.

On croira peut-être que ceci n’est qu’une vaine subtilité ; mais si on veut se défier parfaitement de certains préjugés, on reconnoîtra qu’un infini composé n’est infini que de nom, & qu’il est réellement borné par l’imperfection de tout être divisible, & réduit à l’unité d’un genre. Ceci peut être confirmé par des suppositions très-simples & très-naturelles sur ces prétendus infinis qui ne seroient que des composés.

Donnez-moi un infini divisible, il faut qu’il ait une infinité de parties actuellement distinguées les unes des autres ; ôtez-en une partie si petite qu’il vous plaira, dès qu’elle est ôtée, je vous demande si ce qui reste est encore infini ou non. S’il n’est pas infini, je soutiens que le total avant le retranchement de cette petite partie, n’étoit point un infini véritable. En voici la preuve : tout composé fini auquel vous rejoindrez une très-petite partie, qui en auroit été détachée, ne pourra point devenir infini par cette réunion ; donc il demeurera fini après la réunion ; donc avant la desunion il étoit véritablement fini. En effet qu’y auroit-il de plus ridicule que d’oser dire que le même tout est tantôt fini & tantôt infini, suivant qu’on lui ôte ou qu’on lui rend une espece d’atôme ? Quoi donc, l’infini & le fini ne sont-ils différens que par cet atôme de plus ou de moins ?

Si au contraire ce tout demeure infini, après que vous en avez retranché une petite partie, il faut avouer qu’il y a des infinis inégaux entr’eux ; car il est évident que ce tout étoit plus grand avant que cette partie fût retranchée, qu’il ne l’est depuis son retranchement. Il est plus clair que le jour que le retranchement d’une partie est une diminution du total, à proportion de ce que cette partie est grande. Or c’est le comble de l’absurdité que de dire que le même infini demeurant toujours infini, est tantôt plus grand & tantôt plus petit.

Le côté où l’on retranche une partie, fait visiblement une borne par la partie retranchée. L’infini n’est plus infini de ce côté, puisqu’il y trouve une fin marquée. Cet infini est donc imaginaire, & nul être divisible ne peut jamais être un infini réel. Les hommes ayant l’idée de l’infini, l’ont appliquée d’une maniere impropre & contraire à cette idée même à tous les êtres auxquels ils n’ont voulu donner aucune borne dans leur genre ; mais ils n’ont pas pris garde que tout genre est lui-même une borne, & que toute divisibilité étant une imperfection qui est aussi une borne visible, elle exclut le véritable infini qui est un être sans bornes dans sa perfection.

L’être, l’unité, la vérité, & la bonté sont la même chose. Ainsi tout ce qui est un être infini est infiniment un, infiniment vrai, infiniment bon. Donc il est infiniment parfait & indivisible.

De-là je conclus qu’il n’y a rien de plus faux qu’un infini imparfait, & par conséquent borné ; rien de plus faux qu’un infini qui n’est pas infiniment un ; rien de plus faux qu’un infini divisible en plusieurs parties ou finies ou infinies. Ces chimériques infinis peuvent être grossierement imaginés, mais jamais conçus.

Il ne peut pas même y avoir deux infinis ; car les deux mis ensemble seroient sans doute plus grands que chacun d’eux pris séparément, & par conséquent ni l’un ni l’autre ne seroit véritablement infini.

De plus, la collection de ces deux infinis seroit divisible, & par conséquent imparfaite, au lieu que chacun des deux seroit indivisible & parfait en soi ; ainsi un seul infini seroit plus parfait que les deux ensemble. Si au contraire on vouloit supposer que les deux joints ensemble seroient plus parfaits que chacun des deux pris séparément, il s’ensuivroit qu’on les dégraderoit en les séparant.

Ma conclusion est qu’on ne sauroit concevoir qu’un seul infini souverainement un, vrai & parfait.

Infini, (Géomet.) Géométrie de l’infini, est proprement la nouvelle Géométrie des infinimens petits, contenant les regles du calcul différentiel & intégral. M. de Fontenelle a donné au public en 1727 un ouvrage, intitulé Elémens de la Géométrie de l’infini. L’auteur s’y propose de donner la métaphysique de cette géométrie, & de déduire de cette métaphysique, sans employer presque aucun calcul, la plûpart des propriétés des courbes. Quelques géometres ont écrit contre les principes de cet ouvrage ; voyez le second volume du Traité des fluxions de M. Maclaurin. Cet auteur attaque dans une note le principe fondamental de l’ouvrage de M. de Fontenelle ; voyez aussi la Préface de la traduction de la méthode des fluxions de Newton, par M. de Buffon.

M. de Fontenelle paroît avoir cru que le calcul différentiel supposoit nécessairement des quantités infiniment grandes actuelles, & des quantités infiniment petites. Persuadé de ce principe, il a cru devoir établir à la tête de son livre qu’on pouvoit toûjours supposer la grandeur augmentée ou diminuée réellement à l’infini, & cette proposition est le fondement de tout l’ouvrage ; c’est elle que M. Maclaurin a cru devoir attaquer dans le traité dont nous avons parlé plus haut : voici le raisonnement de M. de Fontenelle, & ce qu’il nous semble qu’on y peut opposer.

« La grandeur étant susceptible d’augmentation sans fin, il s’ensuit, dit il, qu’on peut la supposer réellement augmentée sans fin ; car il est impossible que la grandeur susceptible d’augmentation sans fin soit dans le même cas que si elle n’en étoit pas susceptible sans fin. Or, si elle n’en étoit pas susceptible sans fin, elle demeureroit toûjours finie ; donc la propriété essentielle qui distingue la grandeur susceptible d’augmentation sans fin de la grandeur qui n’en est pas susceptible sans fin, c’est que cette derniere demeure nécessairement toûjours finie, & ne peut jamais être supposée que finie ; donc la premiere de ces deux especes de grandeurs peut être supposée actuellement infinie ». La réponse à cet argument est qu’une grandeur qui n’est pas susceptible d’augmentation sans fin, non seulement demeure toûjours finie, mais ne sauroit jamais passer une certaine grandeur finie ; au lieu que la grandeur susceptible d’augmentation sans fin, demeure toûjours finie, mais peut être augmentée jusqu’à surpasser telle grandeur finie que l’on veut. Ce n’est donc point la possibilité de devenir infinie, mais la possibilité de surpasser telle grandeur finie que l’on veut (en demeurant cependant toûjours finie) qui distingue la grandeur susceptible d’augmentation sans fin, d’avec la grandeur qui n’en est pas susceptible. Si l’on réduisoit le raisonnement de M. de Fontenelle en syllogisme, on verroit que l’expression n’est pas dans le même cas qui en seroit le moyen terme, est une expression vague qui présente plusieurs sens différens, & qu’ainsi ce syllogisme peche contre la regle qui veut que le moyen terme soit un. Voyez l’article Différentiel, où l’on prouve que le calcul différentiel, ou la géométrie nouvelle, ne suppose point à la rigueur & véritablement de grandeurs qui soient actuellement infinies ou infiniment petites.

La quantité infinie est proprement celle qui est plus grande que toute grandeur assignable ; & comme il n’existe pas de telle quantité dans la nature, il s’ensuit que la quantité infinie n’est proprement que dans notre esprit, & n’existe dans notre esprit que par une espece d’abstraction, dans laquelle nous écartons l’idée de bornes. L’idée que nous avons de l’infini est donc absolument négative, & provient de l’idée du fini, & le mot même négatif d’infini le prouve. Voyez Fini. Il y a cette difference entre infini & indéfini, que dans l’idée d’infini on fait abstraction de toutes bornes, & que dans celle d’indéfini on fait abstraction de telle ou telle borne en particulier. Ligne infinie est celle qu’on suppose n’avoir point de bornes ; ligne indéfinie est celle qu’on suppose se terminer où l’on voudra, sans que sa longueur ni par conséquent ses bornes soient fixées.

On admet en Géométrie, du moins par la maniere de s’exprimer, des quantités infinies du second, du troisieme, du quatrieme ordre ; par exemple, on dit que dans l’équation d’une parabole , si on prend x infinie, y sera infinie du second ordre, c’est-à-dire aussi infinie par rapport à l’infinie x, que x l’est elle-même par rapport à a. Cette maniere de s’exprimer n’est pas fort claire ; car si x est infinie, comment concevoir que y est infiniment plus grande ? voici la réponse. L’équation représente celle-ci , qui fait voir que le rapport de y à x va toûjours en augmentant à mesure que x croît, ensorte que l’on peut prendre x si grand, que le rapport de y à x soit plus grand qu’aucune quantité donnée : voilà tout ce qu’on veut dire, quand on dit que x étant infini du premier ordre, y l’est du second. Cet exemple simple suffira pour faire entendre les autres. Voyez Infiniment petit.

Arithmétique des infinis, est le nom donné par M. Wallis à la méthode de sommer les suites qui ont un nombre infini de termes. Voyez Suite ou Série & Géométrie. (O)