L’Encyclopédie/1re édition/FORTUNE (complément)

FORTUNE, (Inscript. Médailles, Poésie.) les médailles, les inscriptions, & les autres monumens publics des Grecs & des Romains, étoient remplis du nom de cette déesse.

On la peignoit, ainsi qu’on l’a remarqué dans le Dictionnaire, tantôt en habit de femme avec un bandeau sur les yeux, & les piés sur une roue ; tantôt portant sur la tête un des poles du monde, & tenant en main la corne d’Amalthée. Souvent on voyoit Plutus entre ses bras ; ailleurs elle a un soleil & un croissant sur la tête. D’autresfois on la représentoit ayant sur le bras gauche deux cornes d’abondance avec un gouvernail de la main droite. Quelquefois au-lieu de gouvernail, elle avoit un pié sur une proue de navire, ou dans une main une roue, & dans l’autre le manche d’un timon qui porte à terre. C’est de cette maniere qu’elle paroit en habit de femme sur plusieurs médailles, qui ont pour inscription Fortuna Aug. Fortuna Redux, &c.

Les différentes épithetes de la Fortune se trouvent également sur diverses médailles ; par exemple, Fortune féminine, Fortuna muliebris ; dans une médaille de Faustine, on a représenté une déesse assise montrant un globe, qui est devant ses piés avec une verge géométrique. La Fortune sournommée permanente, manens, se trouve sur un revers d’une médaille de l’empereur Commode, retenant un cheval par les rênes.

Mais c’est dans M. Spanheim qu’il faut voir la Fortune représentée avec tous les attributs des divinités, comme une véritable signum Panthœum. Au bas de sa statue, on lit cette inscription remarquable : Fortun, omnium gent. & deor. Junia Avillia Tuch. D. D. Elle porte pour diadème les tours de Cybèle sur des proues de navire avec la lyre d’Apollon, & le croissant ou la lune autour du cou. Sur les deux côtés sont les aîles de cette déesse, & sur l’épaule droite le carquois de Diane rempli de flêches. La ceinture de Vénus tombe sur la poitrine, & sur le côté gauche ; l’aigle de Jupiter se montre sur la même poitrine ; au côté droit est Bacchus avec un masque en sa qualité de dieu de la tragédie. Dans la main gauche est la corne de Cérès, pleine de fruits, & le serpent d’Esculape entortille tout le bras du même côté. Enfin la Fortune tient dans la main droite le gouvernail au-dessus du globe, qui sont tous deux, comme on le sait, les symboles ordinaires de cette déesse.

Les auteurs grecs & latins l’ont célébrée à l’envi, & se sont distingués à peindre son empire & sa puissance. Pline lui-même décide qu’elle fait tout ici bas, Fortunam solam in tota ratione mortalium, utramque paginam facere : Tous les événemens sont de son ressort, assurent les poëtes. Elle réunit tous les hommes aux piés de ses autels, les heureux par la crainte, & les malheureux par l’espérance. Ses caprices sont même redoutables aux gens de bien, dit Publius Syrus, legem nocens veretur, Fortunam innocens.

A plus forte raison la Fortune devoit-elle être une grande déesse pour un épicurien tel qu’étoit Horace ; aussi lui rend-il souvent des hommages, comme dans l’Ode III. du liv. I. Parcus deorum cultor, &c. & il les réitere d’une maniere plus éclatante dans l’Ode XXXV. du même livre : O diva gratum qua regis Antium, &c. « Déesse, s’écrie-t-il, qui tenez sous votre empire l’agréable ville d’Antium, qui pouvez transporter un homme tout-à-coup du fond de la bassesse au faîte de la grandeur, & changer en une pompe funebre les plus superbes triomphes. Le négociant qui affronte les mers périlleuses, reclame le pouvoir absolu que vous avez sur les flots. Les Daces intraitables, les Scythes vagabonds, les villes, les nations, les belliqueux Latins, les meres des rois barbares, ces rois eux-mêmes sous la pourpre, redoutent vos capricieux revers…… Devant vous marche l’inexorable Nécessité, qui vous assujettit tout. Ses impitoyables mains portent les instrumens de la sévérité, pour faire exécuter vos arrêts. L’Espérance vient à votre suite, & la Fidélité vous accompagne. L’une & l’autre s’attachent à vous lors même que quittant vos belles parures, vous abandonnez le palais des grands. »

Voulez-vous voir parmi les Grecs, comme Pindare sait l’invoquer, vanter son pouvoir & ses desseins impénétrables, lisez l’ode XII. de ses Olympiques : « Conservatrice des états, dit-il, fille de Jupiter, Fortune, je vous invoque ; c’est vous qui sur mer guidez le cours des vaisseaux, qui sur terre présidez dans les combats & dans les conseils. A votre gré, les espérances des hommes, tantôt élevées & tantôt rampantes, roulent sans cesse, & passent rapidement de chimeres en chimeres. Aucun mortel n’a jamais découvert vos démarches. Des ténebres impénétrables cachent le sort que vous préparez ; & les événemens que vous méditez tournent toujours au rebours de nos opinions, &c. »

Il étoit difficile que des morceaux de poésie semblables à ceux que nous avons cités de Pindare & d’Horace, morceaux que les Grecs, les Romains chantoient avec enthousiasme, n’entretinssent dans les esprits une vénération singuliere pour la Fortune, indépendamment des temples sans nombre, des médailles, des statues, des inscriptions publiques perpétuellement renouvellées en l’honneur de cette déesse. Aussi, comme tout publioit sa grandeur & sa puissance, tous les peuples encensoient avidement ses autels pour se la rendre favorable. Les seuls Lacédémoniens l’invoquoient rarement, & ce n’étoit encore qu’en approchant la main de sa statue, en gens qui cherchoient ses faveurs avec assez d’indifférence, qui se défioient, avec raison, de son instabilité, & qui tâchoient, à tout événement, de se consoler de ses outrages, & de se mettre à l’abri de ses revers.

S’ils n’étoient pas toujours heureux,
Ils savoient au-moins être sages.