L’Encyclopédie/1re édition/DIVISIBILITÉ

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DIVISIBILITÉ, (Géom. & Phys.) est en général le pouvoir passif, ou la propriété qu’a une quantité de pouvoir être séparée en différentes parties, soit actuelles, soit mentales. V. Quantité & Matiere.

Les Péripatéticiens & les Cartésiens soûtiennent en général que la divisibilité est une affection ou propriété de toute matiere ou de tout corps : les Cartésiens adoptent ce sentiment, parce qu’ils prétendent que l’essence de la matiere consiste dans l’étendue, d’autant que toute partie ou corpuscule d’un corps étant étendue à des parties qui renferment d’autres parties, & est par conséquent divisible.

Les Epicuriens disent que la divisibilité est propre à toute continuité physique, parce qu’où il n’y a point de parties adjacentes à d’autres parties, il ne peut y avoir de continuité, & que par-tout où il y a des parties adjacentes, il est nécessaire qu’il y ait de la divisibilité ; mais ils n’accordent point cette propriété à tous ses corps, parce qu’ils soûtiennent que les corpuscules primitifs ou les atomes sont absolument indivisibles. Voyez Atome. Leur plus grand argument est que de la divisibilité de tout corps ou de toute partie assignable d’un corps, même après toutes divisions faites, il résulte que les plus petits corpuscules sont divisibles à l’infini, ce qui est, selon eux, une absurdité, parce qu’un corps ne peut être divisé que dans les parties actuelles dont il est composé. Mais supposer, disent-ils, des parties à l’infini dans le corps le plus petit, c’est supposer une étendue infinie : car des parties ne pouvant être réunies à l’infini à d’autres parties extérieures, comme le sont sans doute les parties qui composent les corps, il faudroit nécessairement admettre une étendue infinie. Voyez Infini.

Ils ajoûtent qu’il y a une différence extrème entre la divisibilité des quantités physiques & la divisibilité des quantités mathématiques : ils accordent que toute quantité, ou dimension mathématique, peut être augmentée ou diminuée à l’infini ; mais la quantité physique, selon eux, ne peut être ni augmentée, ni diminuée à l’infini.

Un artiste qui divise un corps continu parvient à certaines petites parties, au-delà desquelles il ne peut plus aller ; c’est ce qu’on appelle minima partis. De même, la nature qui peut commencer où l’art finit, trouvera des bornes que l’on appelle minima naturæ ; & Dieu, dont le pouvoir est infini, commençant où la nature finit, peut subdiviser ce minima naturæ ; mais à force de subdiviser, il arrivera jusqu’à ces parties qui n’ayant aucunes parties continues, ne peuvent plus être divisées, & seront atomes. Ainsi parlent les Epicuriens. Voyez Atomisme.

Cette question est sujette à bien des difficultés : nous allons exposer en gros les raisonnemens pour & contre. D’un côté, il est certain que tout corpuscule étendu a des parties, & est par conséquent divisible ; car s’il n’a point deux côtés, il n’est point étendu, & s’il n’y a point d’étendue, l’assemblage de plusieurs corpuscules ne composeroit point un corps. D’un autre côté, la divisibilité infinie suppose des parties à l’infini dans les corps les plus petits : d’où il suit qu’il n’y a point de corps, quelque petit qu’il puisse être, qui ne fournisse autant de surfaces ou de parties que tout le globle de la terre en pourroit fournir. Voyez Particule, &c.

La divisibilité à l’infini d’une quantité mathématique se prouve de cette maniere : supposez AC, (Pl. de Géom. fig. 35.) perpendiculaire à BF, & une autre ligne telle que GH à une petite distance de A, aussi perpendiculaire à la même ligne : des centres CCC, &c. & des distances CA, CA, &c. décrivez des cercles qui coupent la ligne CH aux points ee, &c. plus le rayon AC est grand, plus la partie eG est petite ; mais le rayon peut être augmenté in infinitum, & par conséquent la partie eG peut être diminuée aussi in infinitum ; cependant on ne la réduira jamais à rien, parce que le cercle ne peut jamais devenir coïncident avec la ligne BF ; par conséquent les parties de toute grandeur peuvent être diminuées in infinitum.

Les principales objections que l’on fait contre ce sentiment sont, que l’infini ne peut être renfermé dans ce qui est fini, & qu’il résulte de la divisibilité in infinitum, ou que les corps sont égaux, ou qu’il est des infinis plus grands les uns que les autres : à quoi l’on répond que les propriétés de ce qui est fini, & d’une quantité déterminée, peuvent être attribuées à ce qui est fini ; qu’on n’a jamais prouvé qu’il ne pouvoit y avoir un nombre infini de parties infiniment petites dans une quantité finie. On ne prétend point ici soûtenir la possibilité d’une division actuelle in infinitum ; on prétend seulement que quelque petit que soit un corps, il peut encore être divisé en de plus petites parties ; & c’est ce qu’on a jugé à-propos d’appeller une division in infinitum, parce que ce qui n’a point de bornes est infini. Voyez Infini.

Il est certain qu’il n’est point de parties d’un corps que l’on ne puisse regarder comme contenant d’autres parties ; cependant la petitesse des particules de plusieurs corps est telle, qu’elle surpasse de beaucoup notre conception ; & il y a une infinité d’exemples dans la nature de parties très-petites, séparées actuellement l’une de l’autre.

M. Boyle nous en fournit plusieurs. L’or est un métal, dont on forme en le tirant, des fils fort longs & fort fins. On dit qu’à Ausbourg, un habile tireur d’or fit un fil de ce métal, qui avoit 800 pieds de long, & qui pesoit un grain ; on auroit pû par conséquent le diviser en 3600000 parties visibles. On se sert tous les jours pour dorer plusieurs sortes de corps, de feuilles d’or fort déliées, lesquelles étant battues, peuvent être rendues extrèmement minces ; car il faut 300000 de ces petites feuilles entassées les unes sur les autres pour faire l’épaisseur d’un pouce. Or on peut diviser une feuille d’un pouce quarré en 600 petits fils visibles, & chacun de ces petits fils en 600 parties visibles, d’où il suit que chaque pouce quarré est divisible en 360000. Cinquante pouces semblables font un grain. Donc un grain d’or peut être divisé en 18000000 parties visibles. M. Boyle a dissout un grain de cuivre rouge dans de l’esprit de sel ammoniac, & l’ayant ensuite mêlé avec de l’eau nette qui pesoit 28534 grains, ce seul grain de cuivre teignit en bleu toute l’eau dans laquelle il avoit été jetté. Cette eau ayant été mesurée faisoit 105,57 pouces cubiques. On peut bien supposer, sans craindre de se tromper, qu’il y avoit dans chaque partie visible de l’eau une petite partie de cuivre fondu. Il y a 216000000 parties visibles dans un pouce cubique. Par conséquent un seul grain de cuivre doit avoir été divisé en 22788000000 petites parties visibles. Le fameux Lewenhoeck a remarqué dans de l’eau où l’on avoit jetté du poivre, trois sortes de petits animaux qui y nageoient. Que l’on mette le diametre de la plus petite sorte de ces animalcules pour l’unité, le diametre de ceux de la seconde sorte étoit dix fois aussi grand, & celui de la troisieme espece devoit être cinquante fois plus grand. Le diametre d’un grain de sable commun étoit mille fois aussi grand, & par conséquent la grandeur du plus petit de ces animalcules mis en parallele avec un grain de sable, étoit comme les cubes des diametres 1 & 1000, c. à. d. comme 1 à 1000000000 : on voit pourtant ces petits animaux nager dans l’eau, ils ont un corps qui peut se mouvoir ; ce corps est composé de muscles, de vaisseaux sanguins, de nerfs, & autres parties. Il doit y avoir une différence énorme entre le volume de ces vaisseaux sanguins & celui de tout leur corps. Quelle ne doit donc pas être la petitesse des globules de sang, qui circulent continuellement dans ces vaisseaux ? De quelle petitesse ne sont pas aussi les œufs de ces animalcules, ou leurs petits, lorsqu’ils ne font que de naître ? Peut-on assez admirer la sagesse & la puissance du créateur dans de semblables productions ? Voy. Ductilité.

Dans les corps odoriférans, il est encore facile d’appercevoir une finesse très-grande de parties, & même telles qu’elles sont actuellement séparées l’une de l’autre : on trouve beaucoup de corps dont la pesanteur n’est presque point altérée dans un long espace de tems, quoiqu’ils remplissent sans cesse une grande étendue par les corpuscules odoriférans qui s’en exhalent.

Toute partie de matiere, quelque petite qu’elle soit, & tout espace fini quelque grand qu’il soit, étant donné ; il est possible qu’un petit grain de sable ou une petite partie de matiere soit étendue dans un grand espace, & le remplisse de maniere qu’il ne s’y trouve aucun pore dont le diametre excede quelque ligne donnée, si petite qu’on voudra.

En effet qu’on prenne, par exemple, une ligne cube de matiere, & qu’on la divise par tranches en petites lames, il est certain que l’on peut augmenter assez le nombre de ces lames pour pouvoir, en les mettant les unes à côté des autres, couvrir une surface aussi large qu’on voudra. Qu’on redivise ensuite chacune des petites lames en un grand nombre d’autres, on pourra placer ces nouvelles petites lames à telle distance si petite qu’on voudra les unes des autres, & en remplir de cette sorte un espace qui pourra être impénétrable à la lumiere, si les distances entre les lames sont moindres que les diametres des corpuscules de lumiere. Cela est démontré plus au long dans Keill, Introd. ad ver. Phys.

Voici maintenant d’une maniere plus détaillée les objections de ceux qui prétendent que la matiere n’est pas divisible à l’infini. Le corps géométrique n’est que la simple étendue, il n’a point de parties déterminées & actuelles, il ne contient que des parties simplement possibles, qu’on peut augmenter tant qu’on veut à l’infini ; car la notion de l’étendue ne renferme que des parties co-existantes & unies, & le nombre de ces parties est absolument indéterminé, & n’entre point dans la notion de l’étendue. Ainsi l’on peut sans nuire à l’étendue, déterminer ce nombre comme on veut, c’est-à-dire que l’on peut établir qu’une étendue renferme dix mille, ou un million, ou dix millions de parties, selon que l’on voudra prendre une partie quelconque pour un : ainsi une ligne renfermera deux parties, si l’on prend sa moitié pour une, & elle en aura dix ou mille, si on prend sa dixieme, ou sa millieme partie pour l’unité. Cette unité est donc absolument indéterminée, & dépend de la volonté de celui qui considere cette étendue.

Il n’en est pas de même de la nature. Tout ce qui existe actuellement doit être déterminé en toute maniere, & il n’est pas en notre pouvoir de le déterminer autrement. Une montre, par exemple, a ses parties : mais ce ne sont point des parties simplement déterminables par l’imagination ; ce sont des parties réelles, actuellement existantes : & il n’est point libre de dire, cette montre a dix, cent, ou un million de parties ; car en tant que montre, elle en a un nombre qui constitue son essence, & elle n’en peut avoir ni plus ni moins, tant qu’elle restera montre. Il en est de même de tous les corps naturels, ce sont tous des composés qui ont leurs parties déterminées & dissemblables, qu’il n’est point permis d’exprimer par un nombre quelconque. Les philosophes se seroient donc épargné tous les embarras où les a jettés le labyrinthe de la divisibilité du continu, s’ils avoient pris soin de ne jamais appliquer les raisonnemens que l’on fait sur la divisibilité du corps géométrique aux corps naturels & physiques.

Les adversaires de la divisibilité de la matiere soûtiennent qu’il n’y a aucune expérience qui fasse voir démonstrativement que les corps sont composés de parties indivisibles ; que la nature s’arrête dans l’analyse de la matiere à un certain degré fixe & déterminé, c’est ce qui est fort probable, & par l’uniformité qui regne dans ses ouvrages, & par une infinité d’expériences. 1°. Si la matiere étoit résoluble à l’infini, la forme & la façon d’être dans les composés seroient sujettes, disent-ils, à mille changemens, & les especes des choses seroient sans cesse brouillées. Il seroit impossible que les mêmes germes & les mêmes semences produisissent constamment les mêmes animaux & les mêmes plantes, & que ces êtres conservassent toûjours les mêmes propriétés ; car le suc, qui les nourrit, tantôt plus subtil, tantôt plus grossier, y causeroit des variations perpétuelles. Or il n’y a aucun de ces dérangemens dans l’univers ; les plantes, les animaux, les fossiles, tout enfin produit constamment son semblable avec les attributs qui constituent son essence. 2°. Non-seulement les especes se mêleroient dans la division à l’infini, mais il s’en formeroit de nouvelles. Or on n’en voit point dans la nature, les monstres même ne perpétuent pas la leur ; la main du créateur a marqué les bornes de chaque être, & ces bornes ne sont jamais franchies. 3°. Les dissolutions des corps ont leurs bornes fixes, aussi bien que leur accroissement. Le feu du miroir ardent, le plus puissant dissolvant que nous connoissions, fond l’or, le pulvérise, & le vitrifie, mais ses effets ne vont pas au-delà. Cependant l’hypothese que nous combattons, ne sauroit rendre raison, pourquoi les liquides ne reçoivent jamais qu’un certain degré de chaleur déterminé, ni pourquoi l’action du feu sur les corps a des bornes si précises, si la solidité & l’irrésolubilité actuelle n’étoit pas attachée aux particules de la matiere. Aucun chymiste a-t-il jamais pû rendre l’eau pure plus fine qu’elle étoit auparavant ? A-t-on jamais pû, après des centaines de distillations, de digestions & de mélanges avec toutes sortes de corps, rendre l’esprit d’eau-de-vie le plus fin, encore plus subtil que l’esprit de vin éthéré, qui est beaucoup plus fin que l’alcohol ? 4°. Le système des germes, que les nouvelles découvertes ont fait adopter, rend l’irrésolubilité des premiers corps indispensablement nécessaire. Si la nature n’agit que par développement, comme les microscopes semblent le démontrer, il faut absolument que les divisions actuelles de la matiere ayent des bornes. 5°. Si l’on frotte les corps les uns contre les autres, & si on les épure, on peut bien en détacher de grosses parties ; mais on a beau continuer de les frotter pendant long-tems, ces parties emportées seront toûjours rendues visibles à l’aide du microscope. Cela paroît sur-tout, lorsqu’on brise les couleurs sur le porphire, & qu’on les considere ensuite au microscope. 6°. La divisibilité de la matiere à l’infini suppose que les corps soient composés à l’infini d’autres corpuscules. Mais cela se peut-il concevoir ? Dire qu’un corps est composé d’autres corps, c’est ne rien dire. Car on demandera de nouveau de quoi ces corps sont composés. Les élémens de la matiere doivent donc être autre chose que de la matiere. C’est ce qui avoit fait imaginer à M. Leibnitz son système des monades. La matiere, selon les Leibnitiens, n’est qu’un phénomène résultant de l’union de plusieurs monades. Ce phénomène subsiste tant qu’il y a plusieurs monades ensemble. En divisant la matiere, on desunit les monades ; & si la division est portée jusqu’au point qu’il n’y ait plus qu’une seule monade, le phénomène de la matiere disparoîtra. Si on demande comment des monades, qui ne sont point corps, peuvent constituer des corps ; les Leibnitiens répondent qu’elles n’en constituent que l’apparence, & que la matiere n’existe point hors de notre esprit telle que nous la concevons. Telles sont les difficultés de part & d’autre. Non nostrum inter vos tantas componere lites. Nous devons à M. Formey une grande partie de cet article. (O)