G. Charpentier (p. 65-74).

IX

LA PERSPICACITÉ DE M. DRIEUX


Au bout de quelques minutes de marche silencieuse, les deux magistrats furent de retour dans le cabinet du procureur.

M. de Boutin se soutenait à peine.

Comme une masse, il tomba sur le premier fauteuil venu.

M. Drieux, au contraire, la figure épanouie, les yeux brillants, ne pouvait contenir le trop plein de joie qui s’échappait de toute sa personne.

Il s’approcha du foyer, comme pour laisser à une trop violente émotion le temps de se calmer, et présenta l’un après l’autre, ses pieds mouillés à l’âtre flamboyant.

— Pendant que là-bas, cher monsieur, dit-il enfin, vous étiez absorbé par vos sombres méditations, le docteur me prévenait que vu la gravité de l’affaire, deux autres experts devenaient indispensables.

— Je le comprends, fit le juge ; devant une telle responsabilité, les plus braves doivent reculer.

— C’est mon avis. Veuillez donc désigner les personnes que vous désirez leur adjoindre. Ces messieurs commencent ce soir leurs expériences médico-légales, et il me semble qu’il serait bon de leur éviter tout retard.

— Vous ont-ils parlé de quelques-uns de leurs confrères de préférence à d’autres ?

— Oui, M. Despax demande Viguebel, le pharmacien.

— Pauvre choix, observa le juge, en avançant les lèvres.

— Il n’y en a guère d’autres, continua le procureur, M. Gaste désirant avoir Orphée Labarbe, le médecin.

— Soit, fit M. de Boutin tout aussi bien, le deuxième fait passer par sa valeur sur la nullité du premier.

— Ainsi, reprit-il avec un profond soupir, c’est fini !… Voilà le scandale arrivé ; demain le pays entier dira que M. de Sauvetat a été empoisonné. Peut-être ira-t-on jusqu’à désigner son assassin ! Dans tous les cas, ce nom, si pur jusqu’ici, va être à jamais sali !… Et qui sait si on ne le traînera pas dans la boue !…

M. de Boutin s’arrêta comme s’il regrettait ses dernières paroles.

Mais le procureur, tout à son idée, n’avait pas saisi la nuance plus intime, ou la pensée plus profonde qu’avait eue le juge, il s’empressa de répondre :

— Vous êtes singulier ! un autre que moi croirait que la coupable vous fait oublier votre impartialité ordinaire, et qu’aujourd’hui, vous sacrifiez un intérêt personnel à l’action sainte de la justice !…

Le juge laissa à peine achever M. Drieux. Brusquement il saisit son bras :

— La coupable ? interrogea-t-il tout haletant, qui donc soupçonnez-vous ?

Le procureur le regarda d’un air étonné :

— Qui ? reprit-il en montrant ses dents aiguës ; mais cela saute aux yeux. Cherchez comme toujours à qui le crime profite, ou si vous aimez mieux, cherchez la femme !

— La femme ! murmura de nouveau le juge… Ah ! misère !

— Oui, continua imperturbablement l’autre ; qui donc, après avoir vécu seize ans et plus des bienfaits de la famille de Sauvetat, avait certainement soif de liberté ? Qui donc, pour satisfaire peut-être, une passion nouvelle, à coup sûr pour assouvir une ambition secrète, avait besoin de dénouer les liens honteux que tout le monde connaissait ?

Et le procureur leva les yeux vers son collègue, comme pour recueillir dans l’approbation du juge les félicitations que méritait sa perspicacité.

Mais il dut s’arrêter, presque effrayé de ce qu’il vit.

En effet, la physionomie de M. de Boutin avait encore changé. Ce n’était plus celle d’un homme désespéré de voir sa pensée secrète devinée, ou tout au moins partagée, et par cela même forcée d’être avouée et mise au jour ; c’était celle d’un être se demandant s’il ne devenait pas fou, si son intelligence comprenait, si le sens des mots ne lui échappait pas, si ce n’était pas son cerveau à lui qui, subitement frappé d’aberration, donnait une interprétation opposée à la pensée d’un autre.

— Je ne comprends pas, s’écria-t-il enfin, je ne comprends pas !… Qui accusez-vous ? nommez-la, je le veux !

— Ah ! je n’en ai guère besoin, dit l’autre, vous l’avez bien désignée en même temps que moi.

— Marianne ! exclama M. de Boutin en retombant inerte sur son fauteuil, c’est Marianne que vous accusez ! Marianne, la pureté, la grandeur incarnées ! Mais on vous a indignement trompé ! C’est faux, c’est horriblement faux ! C’est impossible !…

— Impossible ? pourquoi ? Ignorez-vous que cette fille, aussi perverse que belle, avait eu l’adresse de se faire donner 50,000 francs par M. de Sauvetat, et que la mort de ce dernier lui assurait la jouissance immédiate de cette somme ?

— Je sais cela, répondit le juge. Mais ce legs serait-il deux fois plus considérable, est-ce pour 100 ou 200,000 francs qu’on se défait de l’homme qui vous a servi de père lorsqu’une fortune comme celle de Jacques Descat est à votre disposition ?

M. Drieux sourit finement.

— On ne se défait pas de son père adoptif pour une somme d’argent, dit-il plus bas, mais on se défait pour rien d’un amant, qu’on sait capable de vous empêcher à tout prix d’appartenir à celui que l’on veut pour mari, à celui qui doit vous donner une position régulière, un nom, une fortune.

— C’est faux ! accentua de nouveau M. de Boutin. Pour parler ainsi, vous n’avez jamais vécu dans la famille de Sauvetat ; vous ne savez pas quelle affection sainte unissait le tuteur et sa pupille. Du reste, il y a quelques années, pourquoi aurait-elle brisé son mariage, de sa pleine volonté, si elle avait dû le renouer aujourd’hui par un crime horrible ?

— Pourquoi ? Ah ! vous êtes naïf ! interrompit le procureur avec un large rire de satisfaction. Tenez, mon cher, vous êtes trop… trop… comment dirais-je ? votre caractère est trop élevé pour voir certaines machinations. Ainsi, vous avez cru que mademoiselle Marianne avait de son plein gré renoncé à être une des plus grandes dames du pays, pour élever mademoiselle de Sauvetat, ou pour terminer son éducation, par exemple, à sa rentrée de Bordeaux. Allons donc ! Moi, qui n’étais pas admis dans la noble famille aussi intimement que vous, je vais vous dire ce qui s’est passé :

M. de Sauvetat, un beau matin, ou un beau soir, s’est aperçu que sa pupille était très belle. Celle-ci — je n’ai pas à rechercher ici à quel sentiment elle a obéi — a cédé aux sollicitations de son tuteur ; elle est devenue sa maîtresse.

Le juge eut un geste de profond dégoût et de dénégation violente.

— Ne niez pas, continua l’autre, cela se voit chaque jour ; les hommes les plus honnêtes rencontrent des femmes qui leur plaisent ; ils font en sorte de ne blesser aucune convenance ; dans ces sortes de liaisons ils évitent tout scandale, et ils demeurent très estimables et très considérés, avant comme après ; si, par hasard, l’épisode se sait, on appelle cela ménager sa femme.

M. Drieux, content de sa définition, se mit à rire. Puis il continua :

— Mais un jour, Jacques Descat arrive, il l’aime, il le lui dit à elle, elle accepte cet amour et croit facile de faire consentir son tuteur à son mariage.

Pas du tout, celui-ci consulté, refuse péremptoirement, et c’est lorsqu’elle est convaincue que le grand seigneur, jaloux, énergique, et par-dessus tout en proie à une passion profonde, la tuera, plutôt que de la voir appartenir à un autre, qu’elle éloigne Jacques.

— Mais vous raisonnez absolument comme si vous aviez la preuve des relations existant entre Marianne et M. de Sauvetat, interrompit M. de Boutin ; pour moi, c’est une calomnie infâme.

— Pour vous, mais vous êtes le seul dans le pays. Du reste, cette preuve, je la trouverai, j’en suis sûr. Je continue.

Marianne a vainement essayé d’amener M. de Sauvetat par la douceur à cette idée de mariage ; lorsqu’elle a vu l’inutilité de sa persévérance, ne trouvant pas d’autre moyen, elle l’a tout simplement empoisonné.

Oh ! c’est une créature d’énergie et de résolution, une femme admirablement intelligente ; au dernier moment, les événements l’ont mal servie ; la vieille Annon s’est trouvée là mal à propos, voilà tout, conclut cyniquement le procureur.

— Comme vous arrangez tout cela, dit M. de Boutin avec un découragement tellement profond, qu’on aurait presque dit du désespoir ; mais c’est horrible !

Un étranger, quelqu’un qui ne connaîtrait pas Marianne comme je la connais, croirait que tout cela est vrai !

— Ainsi, vous doutez encore ? Attendez alors que l’affaire soit connue et vous verrez si beaucoup de personnes partagent votre opinion.

Du reste, qui avait intérêt, sinon elle, à se débarrasser de la victime ?

— Qui ? fit le juge d’une voix sourde ; n’y en a-t-il pas une autre ?…

— Une autre, une autre ! s’écria violemment M. Drieux, vous voulez peut-être parler de madame de Sauvetat. Ah ! pour le coup, mon cher juge, je crois bien que le chagrin de voir la famille de votre ami compromise, vous tourne la cervelle, vous devenez fou… Oh ! madame de Sauvetat…

Et le procureur leva les yeux au ciel.

— Voyons, continua-t-il avec l’accent dont on parle aux enfants révoltés, voulez-vous vous donner la peine de raisonner avec moi.

Quel intérêt madame de Sauvetat avait-elle à se débarrasser de son mari ?

Elle l’aimait profondément, on ne lui a jamais connu de passion ni même d’affection en dehors de lui.

Quant à une vengeance, il n’y faut pas penser ; son honnêteté ne lui a certainement jamais permis de pénétrer les mystères existants entre le tuteur et la pupille.

— Je le crois bien, il y avait des raisons pour cela ! affirma M. de Boutin.

Le procureur continua :

— M. de Sauvetat ne lui a jamais rien refusé, et était parfait pour elle ; elle avait accepté la deuxième place dans sa maison ; peut-être par apathie, peut-être parce qu’elle savait inutile de lutter contre un homme qu’elle connaissait aussi entier, aussi résolu que possible.

— La deuxième place ! répliqua M. de Boutin ; mais vous vous trompez : Marianne administrait l’intérieur parce que madame de Sauvetat le voulait bien, et que cela la déchargeait probablement d’une tâche ennuyeuse ; mais Blanche avait bien le premier rang partout et toujours, croyez-le.

— Vous êtes en désaccord avec toutes les personnes qui ont pénétré dans la famille, et qui assurent que Marianne était l’unique, l’absolue maîtresse en toutes choses, que ses décisions étaient seules acceptées ; mais passons, nous y reviendrons plus tard.

Raison de plus : si madame de Sauvetat n’avait même pas l’ombre d’une contrariété chez elle, pourquoi la supposer, sans motif et sans force morale, capable d’une action qui a demandé une persistance et une énergie peu communes ? Enfin, le testament n’est-il pas le dernier argument et le plus sérieux contre votre protégée ?

— Le testament ? Vous l’avez donc vu ?

— Oui, il a été déposé avant-hier au greffe, où je l’ai lu tout entier. M. de Sauvetat donne directement toute sa fortune à sa fille, sans la moindre jouissance à sa femme, du reste assez riche par elle-même pour s’en passer. Il lègue à Marianne 50,000 francs en toute propriété, et finit en demandant que Marguerite soit mariée le plus tôt possible. Dans le cas où le mariage serait retardé, il nomme pour tuteur légal Jacques Descat son cousin.

— Vous a-t-on dit si madame de Sauvetat ne protestait pas contre cette dernière clause ?

— Madame de Sauvetat est un ange. Toute sa vie, elle s’est inclinée devant les volontés de son maître. Ce n’est pas aujourd’hui qu’elle peut songer à protester, abîmée qu’elle est de regrets et de désespoir.

Et puis, pensez-vous aux difficultés que lui créerait l’administration d’une fortune comme celle de son mari ?

— Tout cela est bien étrange, murmura le juge.

— Moi, je le trouve on ne peut plus clair et facile à expliquer, répliqua l’autre.

M. de Sauvetat, ennuyé probablement des instances de Marianne, tombe malade. La paix se fait alors entre les deux amants.

Aussitôt M. de Sauvetat arrange ses affaires, obéissant ainsi aux insinuations de sa maîtresse.

C’est-à-dire qu’il lui laisse cinquante mille francs qui la feront libre jusqu’à son mariage, et qu’il donne la tutelle de sa fille à Jacques.

Le but de Marianne est atteint ; il ne lui reste plus qu’à hâter le dénoûment qui la rapprochera de Jacques Descat. C’est d’une main ferme, qu’elle vient annihiler les efforts de M. Delorme.

Ne la voyez-vous pas alors, bassement, lâchement, dans l’ombre et la nuit, verser la mort à celui qui a trahi pour elle une femme adorable ?

Le procureur s’arrêta ; il semblait attendre une objection nouvelle. M. de Boutin, en proie à une profonde préoccupation, ne répondit pas d’abord.

Au bout de quelques minutes de silence, il releva la tête :

— Vous n’avez pas réussi à me convaincre, dit-il. Je connais Marianne, je l’estime au-dessus de toute créature. M. de Sauvetat avait été élevé avec moi : je crois bien que j’ai été son meilleur ami, ou celui qui l’a le mieux connu. Les compromis faciles de conscience que vous lui prêtez, il ne les a pas eus.

À son lit de mort, au milieu des heures terribles de son agonie, il m’a dit : « Veille sur ma fille, veille sur « Marianne. » Au souvenir aimé de Marguerite, il n’a pas associé celui d’une fille qui n’aurait pas été aussi pure qu’elle ; il ne m’a pas recommandé sa maîtresse, oh ! non, mille fois non !…

Mais je sens, hélas ! que je ne puis vous imposer mes convictions. Seulement, j’ai confiance en celle que vous accusez, et je suis tellement sûr que d’un mot elle détruira l’échafaudage que vous accumulez contre elle, que je vous demande d’aller de suite, ensemble, à l’hôtel de Sauvetat, où nous verrons les deux femmes en présence.

M. Drieux ne demandait pas mieux que de commencer l’enquête le plus tôt possible.

Chaque minute qui s’écoulait lui paraissait un siècle, pendant lequel la coupable, les preuves, et peut-être l’affaire elle-même allaient lui échapper.

Du reste, ces considérations n’auraient-elles pas existé, il trouvait avoir assez heurté M. de Boutin jusque-là.

Les relations de ce dernier, les influences dont il disposait, étaient des choses que ménageait par-dessus tout l’ambitieux procureur.

Ce fut donc avec une sorte d’empressement obséquieux qu’il saisit son chapeau et son pardessus.

— Je suis à vos ordres, dit-il au juge, partons.