G. Charpentier (p. 74-83).

X

BLANCHE D’AUVRAY


Après avoir traversé un large triangle formant la place principale de Roqueberre, et descendu une rue à pente si raide que les voitures n’osent pas s’y engager, les deux magistrats sonnèrent à la porte de l’hôtel de Sauvetat.

C’était une belle maison entre cour et jardin, flanquée de deux pavillons en retour, et admirablement située, à quelques pas de la rivière.

Sa construction un peu vieille, mais bien conservée, avait grand air. La distribution intelligente de ses appartements, et le large confortable de son intérieur en faisaient une des plus agréables habitations de Roqueberre.

— Madame ne reçoit pas, elle est très souffrante.

Telle fut la réponse du valet de chambre, lorsque M. Drieux demanda à être introduit auprès de madame de Sauvetat.

— Pauvre femme ! murmura le procureur.

Cependant il ne se découragea pas devant un obstacle de si mince valeur.

— C’est pour une affaire qui ne souffre aucun retard dit-il au domestique ; il faut que nous voyons madame sur-le-champ ; prévenez-la, voici nos cartes.

Bertrand, car c’était lui, s’inclina et monta un escalier qu’on apercevait au fond du vestibule.

Après une absence de quelques minutes il reparut :

— Madame fait prier ces messieurs de monter, dit-il ; elle est à leur disposition. Seulement, madame me charge de l’excuser. Elle est tellement souffrante, qu’il lui est impossible de quitter sa chambre.

Les deux magistrats s’inclinèrent et suivirent le vieux serviteur vers le haut de la maison.

Tout au bout d’un long corridor, les deux battants d’une porte s’ouvrirent devant eux.

Les draperies de la fenêtre étaient largement relevées. Malgré l’heure avancée et la saison d’hiver, le jour entrait encore assez clair pour distinguer dans ses moindres détails la personne vers laquelle s’avançaient le juge et le procureur.

Blanche d’Auvray était seule.

Pelotonnée au coin de la cheminée, avec cette grâce extrême que la nature donne seulement aux femmes plus petites que les autres, elle attendait les visiteurs dans une pose des plus naturelles, ou des plus étudiées (qui aurait pu le dire ?), mais à coup sûr des plus séduisantes.

Elle était languissamment affaissée sur une causeuse et elle appuyait sa belle tête pâlie sur le grand dossier capitonné, tandis que son pied cambré et plus petit que celui d’une fillette de dix ans, relevé contre le bâton doré du garde-feu, se réchauffait à la flamme pétillante.

Ses mains, croisées sur ses genoux, tremblaient légèrement, mais si légèrement qu’on ne pouvait s’en apercevoir qu’au bout de quelques minutes de la plus profonde attention.

En la voyant avec ses cheveux crêpelés, ses épaules tombantes, son attitude brisée et, malgré cela provoquante, son regard caressant, il fallait penser à ces péris de l’Inde, à ces bayadères lascives qui font rêver sous d’autres cieux, du paradis de Mahomet.

En effet, son teint mat, un peu bistré, mais qui aux lumières devenait d’une blancheur éclatante et laiteuse, l’ovale parfait de son visage, sa bouche fine et admirablement dessinée, son nez droit, dont le cartilage inférieur dépassait légèrement les ailes mobiles, une souplesse de taille et de mouvements d’un charme inexprimable, de longs yeux à demi fermés et comme fatigués par la lumière du jour, tout cela composait une physionomie d’une beauté réelle, dont la grâce séduisante et féline rappelait bien celle que les peintres attribuent aux femmes de l’extrême Orient.

À l’aspect des deux magistrats, elle ne bougea pas, mais désignant des sièges de la main :

— Vous m’excuserez, Messieurs, dit-elle d’une voix complètement éteinte, de vous recevoir dans cet appartement et dans ce costume ; mais vous avez insisté, et le docteur me défend, sous les peines les plus graves, de quitter ce petit coin où je suis consignée.

M. Drieux salua très bas, en murmurant quelques paroles de banale politesse.

M. de Boutin, plus froid, plus sérieux que jamais, n’imita pas son collègue ; son œil profond ne quittait pas madame de Sauvetat.

Elle sentit cette investigation muette, car, tournant la tête avec la grâce câline qui accompagnait chacun de ses mouvements, elle regarda longuement le juge.

Son attitude remplie de dignité était si naturelle, que M. de Boutin étonné s’inclina à son tour.

Ils s’assirent tous deux.

— Nous pardonnez-vous, Madame, commença M. Drieux, de venir troubler vos larmes et les rendre sans doute plus amères ?

Blanche eut l’air de se méprendre au sens de ces paroles et même de ne les pas comprendre.

— Rien ne peut distraire un chagrin comme le mien, dit-elle ; quant à rendre mon désespoir plus profond, c’est impossible ; nulle chose en ce monde n’est capable de l’augmenter. Et je me demande, après le malheur qui vient de me frapper, ce qui pourrait encore me toucher aujourd’hui.

En disant ces mots, sans affectation et sans trouble, elle porta à ses yeux un mouchoir entouré d’une large vignette de deuil.

M. de Boutin se taisait toujours.

— Du reste, reprit-elle après un moment de silence que M. Drieux respecta, et avec un sourire d’une tristesse navrante, la visite des amis de mon mari ne saurait être ni une distraction pour moi ni une profanation pour ma douleur. Parler de lui, ou revoir ceux qu’il aimait devient maintenant ma seule consolation.

Le juge ne voulut pas comprendre l’allusion : il ne répondit pas.

M. Drieux redoutait visiblement d’entamer le sujet qui était le but de sa visite ; il ne pouvait ou ne savait commencer, et un moment de silence pénible se fit encore.

Devant l’hésitation du procureur, M. de Boutin se décida à parler :

— Madame, dit-il de sa voix calme et légèrement scandée, il est des circonstances où le malheur qui vous a frappée peut devenir une catastrophe plus grande, où les coups du sort pèsent sur la vie d’une manière plus lourde et plus ineffaçable.

— Oui, Monsieur, ce que vous dites n’est, hélas ! que trop vrai ! Ici, surtout, où il existait, entre celui qui part et celle qui demeure, l’affection la plus étroite, l’estime la plus entière ; lorsque, enfin, une fille n’a plus de père !

Elle parut de nouveau s’absorber dans ses larmes et ses souvenirs ; avec une de ses mains elle couvrit ses yeux, tandis que l’autre retombait inerte et languissante le long de son corps affaissé.

Mais M. de Boutin, ne ressentait pas pour madame de Sauvetat, la même sympathie qu’éprouvait pour elle son ambitieux confrère. Il était venu chez la veuve pour remplir un terrible devoir, pour essayer de dégager de ses voiles une vérité qu’il se sentait déjà en se maudissant, impuissant à découvrir, aussi ce fut d’une voix presque impatiente qu’il reprit :

— Ce n’est pas encore de cela qu’il s’agit, Madame ; nous ne venons pas seulement vous apporter des condoléances : nous sommes ici pour vous annoncer un malheur plus grand que le premier. M. de Sauvetat, selon toute probabilité, est mort empoisonné.

Blanche se releva comme secouée par une décharge électrique : sa main, d’abord crispée, s’ouvrit brusquement et laissa tomber le mouchoir qu’elle tenait ; ses yeux horriblement dilatés se fixèrent avec une terreur affolée sur M. de Boutin.

Le juge scrutait chaque fibre de ce visage si étrangement bouleversé. Il vit une subite épouvante, de la surprise, de la douleur, de l’ahurissement même, pas autre chose.

Quant à la confusion et à la terreur que devait amener chez le coupable une semblable nouvelle, nulle trace.

— Est-ce de la force ou de l’innocence ? se demanda le magistrat au-dedans de lui-même. Ô ma volonté, aide-moi donc à le découvrir !

Mais elle prenant convulsivement sa main :

— Que dites-vous ? balbutia-t-elle de sa voix éteinte que le désespoir faisait siffler. Quelle horrible et nouvelle torture m’apportez-vous ?…

Elle se renversa sur la chauffeuse en tordant ses bras et suffoquant dans ses sanglots.

M. Drieux regardait le juge et lui faisait de muets reproches sur ses injustes préventions.

Celui-ci, le front légèrement incliné, la figure grave, effrayante même de sévérité, observait toujours.

Tout à coup Blanche se redressa ; ses spasmes s’étaient apaisés ; les pleurs qui noyaient ses paupières un instant auparavant semblèrent se sécher sous le feu qui venait de s’allumer au fond de ses prunelles.

— Le nom du coupable ? demanda-t-elle d’un ton bref ; vous allez me le dire, n’est-ce pas ? je veux le savoir.

C’est moi qui te vengerai, continua-t-elle, en jetant de longs regards éperdus vers un grand portrait suspendu vis-à-vis de son lit, et où M. de Sauvetat, muet et pensif, semblait ne perdre aucun de ses mouvements.

— Ce soin nous regarde, Madame, dit M. Drieux. Quant à la coupable, ou pour mieux parler, celle que nous soupçonnons, elle est ici, dans votre maison, et c’est sa présence chez vous qui doit vous expliquer notre visite.

— Chez moi ?… Ici ?… interrogea Blanche en regardant autour d’elle avec une frayeur mal dissimulée. Mais cela ne peut pas être ; si on vous l’a dit, c’est une atroce calomnie ; nous n’avons que de vieux serviteurs qui m’ont vue naître : Bertrand, Jérôme, sa femme, Cadette, la nourrice de Marguerite ; ce sont les seuls qui, avec Marianne et moi, ont approché du lit de M. de Sauvetat. Je réponds d’eux comme de moi-même. Ah !… j’en étais bien sûre ! continua-t-elle avec un soupir de soulagement, la première assertion doit être aussi impossible que la deuxième ; tout est faux, horriblement faux.

— Non, Madame, dit à son tour M. de Boutin ; jusqu’ici tout fait craindre que la voix qui a parlé n’ait pas menti.

M. Drieux, le docteur Despax, M. Gaste et moi sommes allés demander à la tombe ses tristes mystères, et…

À ce moment, Blanche éclata de nouveau en sanglots et laissa tomber sa tête dans ses mains.

Le juge eut un mouvement de dépit involontaire, mais si fugitif que M. Drieux ne le remarqua point.

— Le docteur et M. Gaste sont convaincus qu’un crime seul vous a rendue veuve, reprit-il après une très légère hésitation.

Madame de Sauvetat releva la tête et regarda le juge bien en face. Dans ses yeux on voyait une douleur indicible, mais une douleur pure et sincère sous laquelle le remords ne pouvait se dissimuler.

— Qui accusez-vous ? demanda-t-elle. Ah ! qu’il me soit donné de venger celui que je n’ai pu sauver !

M. Drieux intervint.

— C’est maintenant qu’il vous faut encore plus de courage, Madame, dit-il ; la personne que nous soupçonnons est celle précisément que vous avez aimée et élevée et qui, après vous avoir volé votre bonheur domestique, a fini par se débarrasser du maître dont le joug lui pesait.

— Marianne ! s’écria Blanche.

— Marianne ! répéta-t-elle encore tout bas, mais si bas, que l’oreille seule du juge l’entendit ; cela devait être !…

Et elle envoya vers le portrait de son mari un nouveau regard d’une éloquence inexprimable.

Tout à coup elle passa ses mains sur ses yeux rougis et son front brûlant, comme pour chasser un souvenir terrible :

— Non, dit-elle avec énergie, plus que jamais tout cela est faux ; Marianne est innocente, la calomnie seule a pu l’atteindre !

Le procureur regarda fixement la jeune femme.

— Le croyez-vous réellement, Madame ? lui demanda-t-il ; nous donneriez-vous votre parole d’honneur que vous en êtes convaincue ?

Madame de Sauvetat hésita l’espace d’une demi-seconde ; qui parut un siècle. Enfin elle ouvrit la bouche. M. de Boutin l’arrêta.

— C’est très grave, Madame, dit-il, prenez garde ; de votre serment dépend une accusation capitale.

Blanche retomba sur son fauteuil.

— Ah ! vous me rendez folle ! s’écria-t-elle. Est-ce que je l’accuse ? Ne comprenez-vous pas, au contraire, que je vous réponds de son innocence comme de la mienne ?

Et, se levant tout à coup :

— Vous qui l’aimez et qui la connaissez depuis longtemps, fit-elle en s’adressant à M. de Boutin, au lieu de me torturer ainsi, dites-moi qu’elle ne peut pas être coupable, réveillez-moi de cet affreux cauchemar !

Elle était debout devant le juge et le regardait avec ses longs yeux caressants à demi fermés.

Celui-ci prit brusquement ses deux mains :

— Si ce n’est pas elle, qui serait-ce donc ? demanda-t-il en essayant de lire jusqu’au fond de son âme.

Elle ne tressaillit pas ; aucune rougeur ne monta à sa joue pâle ; elle dégagea seulement ses mains, et, les joignant par un geste d’admirable protestation :

— Oh ! s’écria-t-elle, tout le monde plutôt qu’elle !

Le procureur, tout doucement, se frottait les doigts.

— Quelle chance, se disait-il à part soi, si l’on pouvait provoquer une pareille scène aux assises !

M. de Boutin, l’œil dur, la figure anxieuse, une ride profonde creusée entre les deux sourcils, n’avait pas répondu et s’était reculé.

M. Drieux se rapprocha.

— Madame, dit-il, désirons, avant de prendre congé de vous, interroger ici même, si vous le permettez, celle qui devient pour nous la prévenue.

Madame de Sauvetat eut un moment de stupeur.

— Ici, s’écria-t-elle ; oh ! jamais ! pas devant moi !

Mais tout à coup, après quelques minutes de réflexion profonde :

— Au fait, dit-elle, vous avez raison. Et malgré les nouvelles souffrances que vous allez me faire supporter, j’y consens. En quelques paroles elle saura se défendre et vous persuader mieux que moi.

Elle se leva.

— J’ai une grâce à vous demander, Messieurs, continua-t-elle la voix légèrement tremblante.

— Parlez, Madame, répondirent-ils en même temps.

— Laissez-moi prévenir moi-même ma pauvre Marianne ; elle mourrait sur le coup, si elle apprenait trop brusquement qu’on l’accuse d’un crime aussi odieux.

M. de Boutin s’inclina en signe de consentement.

— C’est un cœur semblable que cette fille a méconnu ! exclama M. Drieux lorsque madame de Sauvetat eut disparu derrière la longue portière de satin.