G. Charpentier (p. 83-100).

XI

LA PRÉVENUE


Cinq minutes… cinq siècles !… ne s’étaient pas écoulées, que l’écho sonore des grandes maisons inhabitées de province vint apporter à ceux qui attendaient, le bruit d’une discussion violente et passionnée, quoique faite à voix basse de l’autre côté du corridor.

Un assez long temps passa encore. Enfin la porte s’ouvrit et Blanche d’Auvray revint vers les magistrats.

Sa physionomie était affreusement bouleversée ; elle se soutenait à peine. M. Drieux s’élança vers elle :

— Miséricorde ! s’écria-t-il, que vous êtes pâle ! mais vous allez mourir !…

Elle tomba sur sa chaise, et cachant sa tête dans ses mains :

— Ah ! Seigneur ! murmura-t-elle tout bas, quel épouvantable malheur !…

Les deux hommes se regardèrent.

Tout à coup, au milieu des draperies de la portière subitement relevées, apparut un nouveau personnage.

C’était Marianne.

Dans la demi-teinte de la pièce, on pouvait distinguer son beau visage, d’une pâleur transparente, encadré d’admirables cheveux relevés en couronne au-dessus d’un large front, intelligent et pensif.

Deux grands yeux noirs comme la nuit, profonds et doux, éclairaient des traits d’une pureté qui rappelaient ceux de la Diane antique ; la bouche était petite, mais sérieuse, le menton légèrement accentué. Les sourcils arqués achevaient, en se rapprochant, de donner à cette physionomie d’une incomparable beauté un cachet d’énergie et de sévérité indicibles.

Sa robe de deuil dessinait une taille souple et élancée ; son cou, ses épaules avaient des rondeurs charmantes ; ses mains longues et blanches auraient pu servir de modèle aux mains introuvables de la Vénus de Milo.

Légèrement renversée en arrière, la narine frémissante, la lèvre dédaigneuse, elle regarda tout d’abord la scène qui se passait devant elle.

Sa personne d’une distinction souveraine ne portait pas la moindre trace de l’émotion sous le coup de laquelle était encore madame de Sauvetat.

Son attitude était correcte, un peu froide, mais exempte de frayeur ou de trouble ; sur sa bouche au sourire de sphinx, un observateur attentif aurait pu distinguer une imperceptible nuance d’ironie.

M. de Boutin l’aperçut le premier.

Il se leva et s’inclina.

— Veuillez entrer, Mademoiselle, lui dit-il, nous vous attendions.

Elle salua à son tour avec une grâce exquise, quoiqu’un peu raide, et elle fit quelques pas avec la calme majesté d’une reine qui rejoint son trône.

Un siège vide était à côté de Blanche ; elle s’en approcha :

— Vous permettez, Madame ? demanda-t-elle.

Sa voix, au timbre doux et harmonieux comme une musique, était en même temps très ferme.

La jeune femme ne releva pas la tête, mais elle fit un signe de la main.

Le juge la regardait et l’observait avec plus d’attention encore, si c’est possible, qu’il n’en avait mis à regarder et à observer la veuve.

— Madame de Sauvetat vous a sans doute fait part du but de notre visite, Mademoiselle, commença M. Drieux ; il est particulièrement triste et malheureux. Je dois vous avouer, tout d’abord, que les explications données par vous peuvent seules éclaircir les doutes pénibles qui vous entourent.

— Je n’ai pas besoin de tant de circonlocutions, Monsieur, interrompit Marianne. Vous venez m’accuser d’avoir empoisonné M. de Sauvetat, n’est-il pas vrai ? C’est bien, je m’attendais presque à votre visite.

À cette singulière apostrophe, le procureur tressauta ; l’attitude de la jeune fille, hautaine et presque insolente, lui fit perdre la tête.

— Hein ? bredouilla-t-il, empoisonné M. de Sauvetat ?… Vous ?… Est-ce que vous avouez ? continua-t-il avec un accent de regret en voyant l’affaire se simplifier ainsi.

Elle tourna lentement la tête, et un éclair passa dans ses prunelles noires ; puis elle fixa quelques minutes le procureur, qui se sentit mal à l’aise sous ce regard de feu.

— Moi, avouer ? demanda-t-elle de sa voix profonde et harmonieuse ; oh ! Monsieur !…

M. Drieux eut un soupir d’allégement.

— Bon, pensa-t-il, il y aura du mal.

— Pourtant, reprit-il tout haut, les préventions sont contre vous, et très nombreuses…

Elle sourit tristement.

— Qui a soigné M. de Sauvetat ? demanda le juge d’instruction.

— Moi, Monsieur.

Pour la première fois, Blanche se mêla à la conversation.

— Oh ! dit-elle, son dévouement a été admirable ; elle ne l’a jamais quitté, ni nuit, ni jour.

— Jamais ! interrompit M. de Boutin, c’est impossible.

— Madame veut dire très peu observa la jeune fille ; M. de Sauvetat ne pouvait se passer de moi ; il était habitué à mes soins. Quelquefois cependant, j’ai succombé à la fatigue ; il exigeait alors que je prisse quelques instants de repos sur un canapé placé dans sa chambre même, et pas très loin de son lit.

— Qui préparait les tisanes du malade, qui lui donnait les potions, qui recevait les remèdes des mains du domestique au retour de chez le pharmacien ?

— Moi, Monsieur.

— Personne autre que vous ne s’est occupé des infusions que M. de Sauvetat prenait le soir ou la nuit ? insista M. de Boutin.

— Je ne crois pas, Monsieur.

— Madame de Sauvetat n’a-t-elle jamais veillé sans vous son mari ?

— Deux fois, Monsieur, dans les commencements de la maladie.

— Pourriez-vous vous souvenir quels remèdes ont été administrés cette nuit-là ?

Marianne hésita. Blanche intervint.

— Je me rappelle parfaitement, moi, dit-elle avec une certaine précipitation ; j’ai donné deux fois à mon mari d’une tisane faite à l’office et qui chauffait dans la veilleuse.

— Qui l’avait préparée ?

— Moi, dit Marianne, et je l’ai versée également dans la veilleuse où madame de Sauvetat l’a trouvée.

M. de Boutin ébaucha presque un geste de dépit.

Le procureur, avec un sourire de triomphe, continua :

— De quoi se plaignait M. de Sauvetat ?

— De douleurs dans le côté, de coliques atroces, de la paralysie presque complète des pieds et des mains, enfin d’une exaltation de sensibilité extrême.

— Saviez vous que M. de Sauvetat vous laissât cinquante mille francs après sa mort ?

— Oui, je connaissais depuis longtemps déjà ses intentions.

— Aviez-vous provoqué ce legs ?

Marianne envoya un foudroyant regard à l’imprudent magistrat, haussa les épaules, puis baissa les yeux.

— L’aviez-vous accepté ? continua M. Drieux sans s’indigner davantage de la colère de la jeune fille.

— Oui, Monsieur, dit-elle très nettement, pour des raisons à moi connues.

Le procureur sourit finement.

— Pourriez-vous expliquer ces raisons à la justice ? demanda-t-il.

Elle pâlit et appuya ses deux mains sur son cœur.

— Jamais ! Monsieur, répondit-elle au bout d’un instant.

M. Drieux la regarda.

— C’est qu’elles sont honteuses et inavouables, dit-il.

Un nuage rose remplaça sur le front de la prévenue la pâleur qui l’avait envahie une minute auparavant, mais sa physionomie demeura impénétrable.

— Vous voyez bien que tout vous accuse et vous dénonce ! continua le procureur. Vous affirmez avoir soigné toute seule votre bienfaiteur, vous connaissiez le legs qui vous enrichissait ; qui donc avait comme vous la facilité d’accomplir cet odieux projet, et un aussi grand intérêt à le faire ?

Blanche tressaillit sur son siège.

— Non s’écria-t-elle, ce n’est pas Marianne ! Mais dis donc que ce n’est pas toi ! fit-elle avec une sorte de violence en lui serrant convulsivement le bras.

La prévenue regarda un instant la jeune femme sans articuler une syllabe, sans faire un geste, mais, chose singulière, sous la lueur intense de ce grand œil noir, madame de Sauvetat baissa la tête, et, redoublant de sanglots :

— Oh ! grâce, Messieurs ! articula-t-elle, grâce pour elle, je vous en supplie !

M. Drieux roide et froid se leva :

— Veuillez, Madame, dit-il, nous faire conduire dans la chambre de mademoiselle ; nous avons besoin d’y faire une première visite ; après cela, nous nous retirerons en vous confiant la prévenue : vous nous répondrez d’elle.

Marianne se dressa à son tour toute blanche sous le diadème de ses cheveux noirs.

Calme et suprêmement indifférente, elle s’avança au devant du procureur qui déjà se dirigeait vers la porte et l’arrêta :

— J’ai l’honneur de vous répéter ma première question, Monsieur, dit-elle. Vous m’accusez d’empoisonnement, n’est-ce pas ?

M. Drieux montra ses dents aiguës :

— Mais, grimaça-t-il, je crois !…

— Bien, Monsieur, alors je vous prie de m’épargner certaines lenteurs. Veuillez m’écrouer ce soir même à la prison.

Elle s’approcha alors de la fenêtre dont elle souleva le rideau de mousseline.

La pâle lueur du jour s’en allait mourant, tandis qu’au-dessus de la rivière, les brouillards montaient déjà en masses compactes.

— Voyez, dit-elle, quelques minutes la nuit sera complète, je puis sortir de cette maison sans esclandre et sans bruit ; permettez-moi de n’y pas demeurer plus longtemps.

— Et cependant, cette famille que vous quittez a été la vôtre pendant bien des années ; c’est là que vous avez été recueillie et élevée ; c’est là que votre enfance a été abritée, votre jeunesse soutenue. Comment avez-vous reconnu tout cela, Mademoiselle ? continua le procureur, espérant un effet d’éloquence qui n’arriva pas. Hélas ! reprit-il après quelques minutes, il y a bien des points délicats dont nous n’avons pas voulu parler aujourd’hui, mais sur lesquels vous aurez à vous expliquer plus tard.

Marianne devint encore plus pâle, mais sans relever ces dernières paroles :

— Messieurs, dit-elle gravement, si, comme on l’assure, et dans l’intérêt même de votre dignité, les prévenus ont droit à certains égards, accordez-moi ce que je vous demande, laissez-moi entrer ce soir dans la triste demeure que vous me destinez.

Monsieur de Boutin intervint ; sa figure sévère et ordinairement impassible portait les traces d’une émotion profonde :

— Je ne vois pas d’obstacles au désir de mademoiselle, dit-il. L’instruction commencera demain : dès lors, il me paraît convenable d’épargner à la prévenue, aussi bien qu’à madame, les tortures que des rencontres inévitables leur occasionneraient ces jours-ci à toutes deux.

Blanche ne répondit pas. Marianne allait franchir le seuil de la porte, conduisant elle-même les magistrats chez elle, lorsque la veuve s’élança vers la prévenue.

— Je ne veux pas que tu me quittes ! s’écria-t-elle ; non, reste, ne t’en va pas, je t’en supplie !…

— Vous savez bien qu’il faut que je parte ! dit la jeune fille en s’éloignant plus froide, plus hautaine que jamais.

— Mais, malheureuse enfant, tu ne protestes pas, tu ne t’indignes pas ? Tu ne comprends donc pas que ta conduite est insensée et qu’elle t’écrase !… Ah ! malheur !…

Cependant, j’en suis sûre, tu ne peux pas être coupable !

Marianne laissa passer un éclair dans ses yeux profonds.

— Vous croyez ? interrogea-t-elle avec un accent d’ironie si indéfinissable que M. Drieux ouvrit la bouche pour protester, tandis que M. de Boutin, tressaillant jusqu’au fond des entrailles, murmura en portant la main à son front :

— Ah ! j’en étais sûr !… Malheureux !… Que faire ?

Marianne sortit la première de la chambre de Blanche, les magistrats la suivirent vers l’étage supérieur. Ils arrivèrent bientôt dans une petite pièce meublée avec une élégance extrême, mais où se retrouvait jusque dans le moindre détail, le mystère qui enveloppait l’étrange créature qui l’occupait.

Au pied d’un lit aux rideaux de soie blancs comme la neige, à la courte-pointe faite en larges peaux de cygne, une monstrueuse panthère grimaçait avec sa gueule constamment ouverte, et semblait de ses yeux d’émail jaunes et fixes suivre tous les mouvements des personnes qui osaient franchir le seuil du sanctuaire dont elle avait la garde.

Dans la chambre, pas un siège ; de loin en loin, des piles de coussins de soie reposaient sur d’épaisses peaux de lions ou de jaguars, sous lesquelles le parquet disparaissait lui-même tout entier.

Contre le mur où s’appuyait la virginale couchette, une croix d’officier de la Légion d’honneur était suspendue dans son cadre d’or mat. Au-dessous, sur une sorte de piédestal, on voyait un bijou singulier moitié amulette, moitié parure.

C’était une espèce de couronne ou bandeau, en filigranes d’or. Les pierres précieuses qui l’entouraient devaient être d’un grand prix, si on en jugeait par leur éblouissant éclat et la pureté de leur eau.

Au milieu de la cheminée, sur un coussin de velours rouge, étaient déposées de riches babouches d’argent d’une petitesse remarquable, ainsi que deux bracelets dont la forme et les ornements rappelaient bien ceux de la couronne.

Une guitare très longue, à deux cordes seulement, incrustée de nacre et entourée de perles, achevait de donner un cachet tout particulier à cette petite pièce, dont les fenêtres et la porte étaient masquées par de lourdes draperies blanches, aux larges raies d’or, mêlées de couleurs éclatantes.

M. Drieux laissa voir dans ses yeux une certaine surprise. M. de Boutin s’approcha de la croix d’honneur, et se découvrant respectueusement

— C’est un souvenir, sans doute ? demanda-t-il.

Pour la première fois, Marianne, jusque-là si impassible, laissa voir un certain trouble. Sa voix trembla.

— Oui, Monsieur, dit-elle, c’est tout ce qui me reste de mon père.

— Vous souvenez-vous de lui ? continua le juge ; l’avez-vous connu ?

Marianne ferma les yeux, ses lèvres tremblèrent, puis ses mains se joignirent dans un mouvement d’ardente émotion dont elle ne fut pas maîtresse.

— Oh ! oui ! dit-elle ; j’avais neuf ans lorsqu’il est mort ; mais il me semble que je le vois encore. Pauvre père !

Sous l’étreinte de ses souvenirs, on aurait dit que la couche de glace dont elle essayait de s’envelopper allait enfin se briser ; ses paupières se gonflèrent, son sein se souleva avec violence.

— Mademoiselle, reprit M. de Boutin la voix profondément altérée, je n’ai jamais connu ma mère ; j’avais vingt ans lorsque j’ai perdu mon père !… Après bien des années enfuies, il est encore et il restera toujours la plus grande et la plus chère de mes affections. Lorsque, en fermant les yeux, j’évoque cette image adorée, tout ce qu’il y a de bon, de noble, de désintéressé en mon âme, accourt avec elle ; je me demande alors de quoi je ne serais pas capable pour être plus digne de lui, quel sacrifice sur terre serait trouvé par moi trop grand pour l’entendre me dire par la voix de ma conscience : C’est bien.

Vous étiez bien jeune, lorsque la mort vous a séparée du vôtre, mais cet amour est-il resté, malgré le temps, présent à votre cœur ? Avez-vous conservé ce culte et cette adoration par delà la tombe, comme je les ai gardés moi-même ?

Pouvez-vous, voulez-vous me répondre ?

Marianne était pâle comme si la vie l’abandonnait.

— Mon père était l’honneur incarné, dit-elle enfin lentement ; je l’ai aimé et je l’aime toujours par-dessus toutes choses. Rien en mon cœur ne prendra la place de cette affection, la plus grande de ma vie ; rien n’affaiblira un seul instant ce souvenir adoré entre tous, et personne surtout, ajouta-t-elle plus bas avec une tristesse navrante, ne saura ce qu’il m’en coûte pour lui demeurer fidèle !

Le juge détacha la croix suspendue dans le cadre d’or.

— Au nom de cette preuve de son honneur et de sa loyauté, dit-il, au nom de cet homme tombé peut-être pour la conquérir sur quelque lointain champ de bataille, au nom des larmes qu’il a versées en vous laissant seule dans la vie, au nom de sa dernière bénédiction, je vous adjure, Mademoiselle, de me dire la vérité ! Quelle est la main qui a versé la mort à M. de Sauvetat ? Quelle est la volonté qui a porté le deuil dans cette maison ?

Parlez, continua le juge avec une solennité à laquelle il était presque impossible de résister ; parlez, car je vous le dis, laisser la justice s’égarer dans une fausse voie serait réellement forfaire à l’honneur !

La jeune fille chancela.

Elle s’approcha du juge et lui prit la croix des mains ; puis elle se mit à la considérer en proie à une émotion arrivée aux dernières limites.

De ses yeux, entourés d’un large cercle de bistre, coulaient de grosses larmes. Sa poitrine se soulevait haletante ; ses mains tremblantes serraient la croix sur son cœur.

Le moment était solennel.

Allait-elle parler ?

Qu’allait-elle dire ?

Enfin, ces regards éperdus tombèrent sur la longue guitare incrustée de perles et s’y arrêtèrent quelques minutes.

Aussitôt les battements de son sein s’apaisèrent, ses lèvres remuèrent comme si elle murmurait une prière, ses beaux traits se détendirent et reprirent leur calme sérénité.

Son énergie et sa volonté revenaient. Elle demeura un instant sans parler, puis se retournant vers le juge :

— Mon père était un soldat, Monsieur, dit-elle ; si on lui avait dit, en un jour de suprême danger : « Voilà ton poste, reste et défend le drapeau qui t’est confié, » je ne crois pas que la mort arrivant lui eût fait oublier la consigne. Maintenant il n’est plus ; je dois être fidèle au devoir qu’il m’a tracé en mourant. Moi seule connais le serment que j’ai fait.

Hélas ! les morts ne reviendront pas pour me dégager de ma parole. Aujourd’hui nul n’a le droit de me parler en leur nom, ni d’évoquer en moi leur souvenir. Je suis seule au monde et veux demeurer seule juge de ma conduite. Un crime a été commis ici, dites-vous, dans cette maison… La voix du peuple a crié vers vous, tout m’accuse, les preuves que vous n’avez pas aujourd’hui vous viendront demain… Il me plaît de me taire, mais je me livre sans résistance ; que vous faut-il de plus ?

Elle était très belle en parlant ainsi. Sa lèvre dédaigneuse tremblait légèrement, sa narine se dilatait, mais on la sentait, au-dessus de tout cela, forte d’une pensée et d’un but qu’on pouvait deviner invincibles.

M. de Boutin, désespéré devant cette volonté inflexible, s’écria :

— Mais c’est la vérité qu’il me faut ! Vous pouvez me la révéler, et je vous supplie de le faire !

— Vous vous trompez, Monsieur ; je suis la seule qui ne saurais vous la dire. Encore une fois, continua-t-elle de sa voix impassible, cherchez-la autour de vous, cette vérité ; et qui vous dit, si je me tais, que les choses extérieures ne parleront pas et ne vous convaincront pas !

M. Drieux vit une certaine ironie dans ces dernières paroles.

— Il ne faut jamais défier la justice, Mademoiselle, dit-il ; vous êtes très forte, nous le voyons ; mais ces preuves que vous croyez impossibles à trouver, nous les découvrirons.

Marianne regarda le procureur pendant que M. de Boutin, désespéré, laissait tomber sa tête sur sa poitrine ; puis, après un imperceptible haussement d’épaules :

— Vous interprétez mal mes paroles, Monsieur, dit-elle je ne défie jamais personne.

Et changeant brusquement de ton :

— Voulez-vous me permettre de garder cette croix ? demanda-t-elle au juge.

M. Drieux ne laissa pas à M. de Boutin, le temps de répondre :

— Sans doute, dit-il d’un ton âpre et dur, elle vous inspirera peut-être le repentir puisqu’elle n’a pas su vous préserver d’être coupable.

Marianne tressaillit comme si un serpent l’eût mordue. Elle se retourna, et envoya au procureur un regard où il y avait tant de fierté blessée, tant de pudique dignité, que ce dernier recula.

Mais bientôt, baissant les yeux et courbant la tête :

— C’est juste, murmura-t-elle, c’est le supplice qui commence.

Et deux grosses larmes roulèrent silencieuses sur ses joues pâles.

Cette scène impressionna M. Drieux peut-être plus qu’il n’eût voulu le laisser voir, car adoucissant sa voix :

— Nous ne ferons pas de recherches devant vous aujourd’hui, Mademoiselle, lui-dit-il ; nous mettrons simplement les scellés à la porte de votre appartement : nous reviendrons demain.

Veuillez prendre ce qu’il vous est nécessaire, et nous suivre puisque vous le désirez.

Marianne jeta un long châle de deuil sur ses épaules, et après avoir attaché son chapeau :

— Je suis prête, Messieurs, dit-elle. Madame de Sauvetat m’enverra comme linge et vêtements ce qu’elle jugera convenable.

M. Drieux sortit le dernier. Il accomplit lui-même la formalité dont il avait parlé.

Au bas de l’escalier, les domestiques, étonnés de cette visite prolongée, attendaient curieusement pour en connaître le résultat.

À l’aspect de Marianne s’apprêtant à suivre les magistrats, ils eurent comme une intuition de la vérité et reculèrent épouvantés.

M. Drieux avait la main sur la clef de la porte, et Marianne allait en franchir le seuil lorsque, tout à coup, un appel aigu retentit dans l’escalier :

— Manne, criait une voix au milieu de sanglots déchirants, Manne !…

À ce nom ainsi prononcé, à ce bruit de larmes, la prévenue se retourna.

Par un mouvement convulsif elle enleva le voile qui couvrait son visage, comme si ce frêle tissu eût empêché de parvenir jusqu’à sa poitrine l’air qui lui manquait.

Haletante et bouleversée, elle parut écouter l’espace d’une seconde puis entendant descendre précipitamment l’escalier, elle se rejeta brusquement en arrière, la narine frémissante, les mains crispées, l’œil plein d’une passion ardente, d’une tendresse infinie, murmurant ces deux mots avec un accent où passait tout son cœur :

— Ma fille !…

Presque au même instant, Marguerite se précipita au milieu du vestibule.

Elle était mince, blonde et pâle. Ses traits, d’une délicatesse extrême, quoique gonflés par les larmes, accusaient tout au plus quinze ou seize ans.

Ses beaux cheveux châtain-clair s’étaient dénoués et couvraient de boucles ondoyantes sa taille svelte et à peine formée.

— Manne, où vas-tu ? demanda-t-elle en regardant curieusement autour d’elle. Mère me dit que tu pars, que tu nous quittes. Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ?

La prévenue ne se contint plus. Elle poussa un cri rauque et franchit d’un bond les quelques pas qui la séparaient de l’enfant, puis elle l’enleva dans ses bras et la pressa follement sur son cœur.

Durant quelques minutes on n’entendit qu’un bruit de baisers et de sanglots.

Marguerite se dégagea la première.

— Ce n’est pas vrai ? fit-elle avec l’insistance des enfants gâtés. Tu ne pars pas, dis ? tu ne quitteras pas ta pauvre Gri-Gri, qui t’aime tant !

Et elle fixait sur sa mère adoptive ses grands yeux d’émeraude encore tout humides des larmes à peine essuyées. Marianne se roidit l’espace d’une minute, et faisant un suprême appel à cette puissante volonté qui veillait en elle, elle éloigna légèrement l’enfant.

— Je pars Marguerite, dit-elle la voix à peine distincte, je te quitte ; il le faut.

— Mais je vais t’accompagner, alors ; tu sais bien que je ne veux pas rester ici sans toi !

— Pense à celui qui n’est plus, ma fille, reprit la prévenue presque solennellement ; pense aux serments que tu as faits sur son cercueil, et si tu n’as rien oublié, accepte, comme je le fais moi-même le sacrifice qui nous est imposé.

— Quand reviendras-tu ?

— Je ne le sais pas, ma Gri-Gri. Mais si tu ne me revois plus… ne m’oublie pas !…

Une inexprimable émotion fit de nouveau trembler sa voix ; mais la surmontant encore :

— Écoute, ma chérie, dit-elle plus bas à Marguerite, qui s’attachait à ses vêtements et se tordait de désespoir dans ses bras, écoute : il y a des moments où l’honneur nous impose les plus cruelles épreuves ; plus tard, dans les heures douloureuses de ta vie, souviens-toi de mes dernières paroles, de ce que tu as juré sur la tête de celui que nous pleurons, sacrifie tout au devoir et meurs s’il le faut pour le remplir jusqu’au bout.

Pour commencer, accepte courageusement ce que celui-ci a de terrible et d’inexorable, laisse-moi partir.

— J’en mourrai ! soupira Marguerite.

Marianne la couva un instant avec un ineffable sentiment d’amour maternel.

— Ma fille, répéta-t-elle, ma fille !…

De grosses larmes coulèrent sur ses joues plus blanches que l’albâtre ; elle ne les essuya pas et reprit :

— Sois forte, mon adorée, et lorsque tu penseras à moi, dis-toi que je t’aimais bien.

M. de Boutin s’approcha.

— Vous l’aimez trop, Mademoiselle ! murmura-t-il tout bas, la voix étranglée par l’émotion.

Elle protesta par un signe de tête énergique et doux tout à la fois. Elle ne se soutenait plus. Tout à coup elle prit la tête blonde qui tressaillait sur son épaule, et, la portant à ses lèvres dans un transport plus fort que sa volonté, elle la couvrit de baisers :

— Adieu, dit-elle, que mon amour veille sur toi !… même à travers l’absence et la séparation, adieu !…

C’était trop pour la jeune fille impressionnable et frêle qui adorait Marianne.

Un rictus étrange plissa ses lèvres ; elle se roidit, et tomba dans les bras de sa nourrice, sans connaissance presque sans vie.

Marianne posa ses mains tremblantes sur les cheveux de l’enfant inanimée comme pour la bénir une dernière fois, et s’adressant à Cadette :

— Je te la confie, dit-elle, soigne-la comme je le faisais moi-même. Allons, c’est fini, je ne la verrai plus !

Un long sanglot sortit de sa poitrine.

Elle n’avait plus de force ; on aurait dit que la vie allait également l’abandonner.

M. de Boutin s’approcha encore.

— Un mot, dit-il, un seul, et vous ne la quitterez pas.

Elle le regarda.

— Et mon devoir ? fit-elle simplement.

Puis se retournant vers M. Drieux :

— Partons, Monsieur, dit-elle, je vous appartiens. Maintenant, je crois que je peux vous défier de me faire souffrir désormais.

Le procureur haussa les épaules.

— Voilà, se dit-il, ce qui s’appelle une comédie bien touchée. Décidément cette femme est très forte. Quelle veine pour une première affaire ! Quel retentissement ! Allons ! Quatre mois d’instruction, au mois de juillet les assises, et au mois de septembre ma noce !

La porte de la rue retomba lourdement derrière les deux magistrats, qui s’éloignèrent avec Marianne.

Celle-ci s’appuyait silencieuse et digne sur le bras de M. de Boutin.

Une heure après, au parquet, elle apposa son nom au bas du premier interrogatoire dont le juge dut faire un résumé succinct ; et quelques minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’elle se trouvait seule dans sa cellule.