G. Charpentier (p. 101-107).



XII

L’ENQUÊTE


Le lendemain, tout Roqueberre était sur pied ; personne ne travaillait.

Dans les rues on ne voyait que des gens groupés, discutant, s’exaltant, criant à qui mieux mieux, donnant le plus bel échantillon possible de cette expansion méridionale que rien ne calme ou ne contient.

— Vous savez la nouvelle ?

— Malheur ! ne m’en parlez pas, c’est horrible !

— Quoi donc ?

— M. de Sauvetat est mort empoisonné.

— Ah ! misère ! est-ce vrai ?

— Oh ! moi, j’ai toujours dit que cette maladie n’était pas naturelle !…

— Et qui a fait le coup, le sait-on ?

— Parbleu ! mademoiselle Marianne, sa maîtresse !

— Pas possible ; pourquoi l’aurait-elle empoisonné ? Elle n’avait rien à gagner à sa mort, au contraire.

— Vous ne savez donc pas ? il lui laissait cinquante mille francs par testament.

— Et avec cela, elle allait se marier avec M. Descat, qui, lui, paraît-il, ne voulait plus attendre.

— Ah ! vous m’en direz tant ! Mais la noce n’est pas encore prête à se faire, je suppose !

— Pas probable ; elle est sous les verrous !

— Ah bah ! Soyez donc tranquille, elle trouvera encore moyen d’en sortir ; est-ce qu’on condamne jamais les riches ?

Au Cercle littéraire et artistique l’émotion était tout aussi grande.

Les membres fondateurs eux-mêmes oubliaient dans leur stupéfaction de faire sécher devant les cheminées leurs grands mouchoirs à carreaux bleus et jaunes, légèrement imbibés de tabac.

La conversation avait une autre tournure que dans la rue, mais elle n’en était pas moins violente et passionnée : seulement, là, les opinions divergeaient.

Les uns voulaient Marianne coupable à tout prix, et admiraient plus que jamais madame de Sauvetat : c’étaient, en général, les ennemis de Jacques.

Les autres soutenaient que l’avocat, homme d’honneur, intelligent et perspicace, ayant ses entrées libres dans la famille de Sauvetat, n’aurait jamais aimé une femme compromise par un autre.

— S’il a donné son amour à Marianne, concluait-on, s’il le lui a conservé malgré leur rupture apparente, c’est que tous les bruits qui couraient sur elle étaient absurdes et faux.

— Bah ! ajoutaient d’un air capable les fortes têtes de l’endroit, l’amour l’avait rendu aveugle. Qui donc serait coupable, sinon elle ?

— Hier au soir, dit le capitaine des pompiers, Narcisse Beauminet, on ne pouvait pas la faire partir en prison. Elle se cramponnait après les murs. M. de Boutin allait céder, mais M. Drieux a tenu bon, et elle est coffrée.

— Et madame de Sauvetat, comment a-t-elle pris l’affaire ?

— Elle est au lit aujourd’hui ; elle est restée sans connaissance depuis le départ de Marianne jusqu’à ce matin ; Étienne Delorme ne l’a pas quittée.

— Je comprends, ce n’est pas gai de voir ses secrets de famille ainsi livrés et commentés.

— Sans compter que, toute sa vie, elle avait souffert très dignement pour que rien ne transpirât de ces choses-là.

— Pauvre femme !

Dans une petite ville où la désœuvrance et l’ennui sont partout à l’ordre du jour, où les hommes ont pour toute occupation de se calomnier et les femmes de se déchirer entre elles, où la toilette qu’avait madame X…, le dimanche à la messe d’onze heures et demie, fait faire des commentaires un mois durant, on comprendra aisément quelle révolution dut produire la nouvelle de l’empoisonnement de M. de Sauvetat.

L’instruction était commencée.

Chaque jour, le juge et M. Drieux se rendaient dans la maison de la victime, qu’ils inventoriaient de la cave au grenier.

Il n’y avait pas une chambre qu’on n’ait bouleversée, pas un meuble qui n’ait été fouillé.

— Et le résultat ? demandaient anxieusement les gens à l’affût.

Personne ne savait rien.

M. Drieux se taisait par prudence ; il ne voulait pas que la plus légère indiscrétion compromît une affaire aussi grosse d’espérances pour lui.

M. de Boutin, plus grave et plus sévère que jamais, ne répondait à aucune question de ses amis.

Il s’était absenté quelques jours, pour un très court voyage dont nul n’avait connu le but, et, depuis son retour, il attendait fiévreusement, lui, l’homme calme par excellence, une nouvelle que ni courrier ni dépêche ne lui apportait.

L’impatience et l’émotion augmentaient chaque jour à Roqueberre.

Il y avait des gens dont la vie se passait à guetter le plus léger mouvement de physionomie des magistrats ou des experts.

Chaque personne mêlée au procès devenait l’objet d’une surveillance incessante et passionnée.

Voyait-on M. Drieux plus raide :

— Cela va mal, soupirait-on (lisez il ne trouve rien.)

Si au contraire M. de Boutin paraissait plus soucieux :

— Enfin ! s’écria-t-on, les preuves arrivent

En ville, il y avait les Blanchistes et les Mariannistes, et fréquemment les deux partis échangeaient des procédés courtois, comme on les connaît dans les petits pays seulement.

Un matin, grande nouvelle.

Marianne allait subir son premier interrogatoire officiel, et pour se rendre au parquet elle devait traverser la petite rue et la place qui séparent la prison du tribunal.

Drieux avait exigé que la justice s’exerçât vis-à-vis d’elle comme vis-à-vis de la première coupable venue. C’était donc escortée de deux gendarmes qu’elle devait arriver à l’instruction.

Aux abords de la prison, il y eut bientôt foule compacte.

Tous voulaient voir l’Empoisonneuse, comme les Blanchistes l’appelaient déjà charitablement.

Vers deux heures elle parut en effet, marchant, comme on l’avait annoncé, entre les deux gardiens de la sécurité publique.

L’expression habituelle de sa physionomie, un peu hautaine et dédaigneuse, avait fait place à une sorte de recueillement attendri ; un rayon de douceur lumineuse et un peu exaltée qu’on ne lui connaissait pas éclairait sa figure ordinairement trop froide ; un sourire d’une mélancolie triste, mais sereine, entr’ouvrait sa bouche toujours si sérieuse. Chacun de ses mouvements un peu brisés avait plus de grâce, plus de souplesse. Il émanait d’elle un charme attirant et un parfum de résignation mystérieuse.

En la voyant si touchante et si belle, les plus fortes préventions furent ébranlées. Sur son passage il n’y eut pas une exclamation, pas un murmure.

Au contraire, beaucoup de ceux qui étaient venus avec des intentions malveillantes, confus de leur curiosité, se découvrirent et la saluèrent.

Quand elle fut passée, la foule se dispersa, entièrement bouleversée.

Les hommes ne lui avaient jamais été absolument hostiles ; à cette heure, beaucoup se seraient battus pour affirmer son innocence ; les plus obstinés répétaient, pour ne pas s’avouer tout à fait vaincus :

— Si c’est elle, c’est bien dommage !

Parmi ces derniers, quelques-uns se disaient tout bas, que M. de Sauvetat n’avait pas payé son bonheur trop cher.

Les femmes demeuraient impitoyables et l’accablaient d’invectives.

Les moins méchantes disaient :

— Elle a du toupet !

Cependant, vis-à-vis de M. Drieux, dont la fièvre et l’irascibilité touchaient au délire, Marianne ne se départissait jamais du système qu’elle paraissait avoir adopté : celui d’un silence presque absolu.

Tout au contraire, par déférence pour M. de Boutin, dont elle devinait l’intérêt, elle répondait à chaque question de ce dernier, mais le plus brièvement possible.

Dans sa prison, elle passait des heures entières en contemplation devant la croix d’honneur qu’on lui avait laissée. Jamais elle n’ouvrait la bouche avec la détenue chargée de la servir.

Un jour, madame de Sauvetat, après bien des démarches, obtint la permission de venir la voir.

On les laissa dans un parloir.

Elles se croyaient seules.

Mais M. Drieux, placé dans une pièce voisine, assistait invisible à la rencontre des deux femmes, et, par un jour habilement dissimulé dans un angle obscur, ne perdait rien de leurs mouvements.

Blanche essaya de se jeter au cou de Marianne ; mais celle-ci donnant à son regard une expression de haine épouvantable, la repoussa brutalement.

Madame de Sauvetat, sans se décourager, lui dit alors avec une douceur navrante :

— Tu continues à être cruelle avec moi ; mais tu souffres, je te pardonne ; et, comme je ne te crois pas coupable, mon affection ne te fera pas défaut.

À ces mots, Marianne se leva toute droite, et terrible :

— Malheureuse, s’écria-t-elle avec une explosion de colère effrayante, malheureuse qui osez me tenter !… Imprudente, qui venez jusqu’ici vous rappeler à mon souvenir !… Ah ! prenez garde ! prenez garde !

Le procureur, subitement effrayé, fit un mouvement pour s’élancer au secours de Blanche, tant il crut sa dernière heure arrivée.

Sous son élan involontaire, la boiserie eut un léger craquement. Marianne tressaillit, et, subitement calmée, elle recula de quelques pas.

Durant une ou deux minutes, qui parurent des siècles, elle regarda la veuve avec une hauteur insultante impossible à décrire.

— Sortez, lui dit-elle enfin lentement.

Et elle lui montra la porte du doigt.

Blanche, affolée, s’enfuit aussitôt qu’elle vit une issue libre sans avoir la pensée ou la force de protester contre cet étrange accueil. Au bout de quelques pas dans le corridor, elle chancela et jeta des regards effarés autour d’elle.

M. Drieux accourut juste à temps pour la recevoir défaillant dans ses bras.

— Quand aurez-vous assez de votre héroïsme, Madame ? lui demanda-t-il tout bas en la reconduisant.

Ses forces revenaient à mesure que le danger s’éloignait. Elle répondit :

— Quand elle sera sauvée !

— Elle n’est pas près de l’être !… murmura celui-ci refermant la portière de la voiture qui emportait madame de Sauvetat.