G. Charpentier (p. 60-65).

VIII

L’AUTOPSIE


Il était neuf heures du matin.

Une pluie fine comme un brouillard pénétrait, en tombant, jusqu’à la moelle des os.

Les deux experts et les deux magistrats, fidèles au rendez-vous donné la veille, montaient graves et silencieux l’allée qui mène au champ de l’éternel repos.

Aucun d’eux ne parlait.

On aurait dit qu’à cette heure solennelle, arbitres et peut-être vengeurs de la société, ils faisaient un suprême appel à tout leur courage, afin de ne pas se laisser écraser par la lourde responsabilité qui pesait sur leur conscience.

Les portes noires du cimetière s’ouvrirent devant eux.

Le petit jardin si embaumé et si fleuri au printemps offrait à cette heure le spectacle navrant de la désolation et de la tristesse.

Le ciel bas et noir était encore obscurci par l’écume flottante des nuages que le vent d’hiver chassait du côté des montagnes, comme un troupeau de sinistres fantômes.

Les longs cyprès verts tordaient en gémissant leurs cimes aiguës couvertes de givre ; sur les tombes dénudées, les feuilles mortes, jaunies et mouillées, cachaient les inscriptions, et augmentaient le désordre de ce paysage en deuil.

Les magistrats et les experts s’approchèrent d’un monument plus grand et plus vaste que les autres, autour duquel le commissaire de police avait réuni quelques maçons mandés à la hâte.

Les pierres descellées, un long cercueil, à peu près neuf et tout à fait intact, fut mis à découvert.

Lorsque les constatations légales furent accomplies, les manœuvres le transportèrent sous un auvent étroit et humide, et se retirèrent afin de laisser toute liberté aux hommes de l’art.

Ceux-ci eurent vite enlevé le couvercle, sur lequel étaient dessinés en larges clous d’argent un L et un S enlacés.

Aussitôt apparut la tête d’un homme de quarante-cinq ans environ.

Comme l’avait dit la vieille garde-malade, ce visage aux traits irréguliers, mais calmes, portait à peine les traces des luttes suprêmes de l’agonie et des affres terribles de la mort. Appuyé sur un large coussin de velours et de dentelles, M. de Sauvetat semblait dormir.

M. Drieux tressaillit malgré lui.

— Mais cet homme n’est pas mort ! ne put-il s’empêcher de s’écrier.

M. de Boutin ne répondit pas.

Placé au pied du cercueil, la main appuyée sur le bord étroit de la bière, il regardait avec une indéfinissable et profonde expression les restes de celui qui avait été son ami.

Deux larmes, qu’il ne songea pas à essuyer, roulèrent silencieuses et lentes, sur les joues de l’austère magistrat.

M. Despax, insensible en apparence à ce spectacle tout empreint d’une sombre majesté, tirait de sa trousse les instruments nécessaires à l’autopsie.

M. Gaste réfléchissait ; les veines gonflées de son large front trahissaient une préoccupation intense ; sa figure franche et loyale s’était péniblement assombrie.

— Eh bien, demanda M. Despax, sommes-nous prêts ?

M. Gaste parut se réveiller en sursaut ; un frisson le secoua ; il sembla faire un effort sur lui-même, puis se retournant vers le docteur :

— Quand vous voudrez, répondit-il.

Et tout aussitôt, joignant l’action à la parole, il enleva le couvre-pieds de satin qui recouvrait entièrement le corps de M. de Sauvetat.

À ce moment, le docteur saisit convulsivement le bras du chimiste.

— Voyez ! voyez ! exclama-t-il.

Et il montrait un liquide brun et noirâtre, remplissant le fond du cercueil et surnageant même autour du mort.

M. Drieux, penché anxieusement sur l’épaule de M. Gaste, se releva :

— Ah ! fit-il d’un air de profonde satisfaction, je ne vous ai pas dérangés inutilement, n’est-ce pas ? Il me semble que ceci n’est pas ordinaire.

Despax leva les yeux au ciel.

Il ouvrait la bouche pour essayer quelque brillante période, lorsque M. Gaste l’arrêta du geste.

— Monsieur, dit-il d’une voix sévère, toute réponse nous est interdite. Une analyse approfondie et minutieuse nous permettra seule d’avoir une opinion et de la formuler.

Toutefois, continua-t-il après une légère hésitation, messieurs les magistrats feront bien de surveiller, à partir d’aujourd’hui, les personnes sur lesquelles planent leurs soupçons.

Un éclair d’indicible triomphe passa dans les yeux fauves de M. Drieux, tandis que M. de Boutin, portant la main à son cœur, s’éloigna tout à coup et alla s’appuyer en chancelant contre le pilier extérieur du réduit où s’accomplissait la lugubre opération.

Durant une heure environ, M. Despax déchiqueta ce pauvre corps, enlevant un à un chaque organe, que M. Gaste prenait de ses mains et examinait attentivement à son tour.

La figure grave et réfléchie de ce dernier ne laissait pas deviner la plus légère de ses impressions.

Cependant de bizarres phénomènes passaient sous ses yeux.

Tantôt c’était une espèce de croûte noire à reflet métallique qui tapissait entièrement la muqueuse intestinale, tantôt c’était un enduit jaunâtre qui enveloppait le foie et la rate.

M. Gaste recueillait le moindre fragment, déposait chaque chose dans de grands bocaux préparés tout exprès, et ne s’interrompait de ses minutieuses occupations que pour calmer du geste et de la voix M. Despax qui pouvait à peine se contenir.

M. Drieux ne perdait pas un seul mouvement des deux experts. Chaque examen plus attentif de M. Gaste, chaque exclamation plus étonnée du docteur faisaient passer une nouvelle angoisse sur ses traits, et malgré sa raideur habituelle qu’il exagérait encore, afin de mieux dissimuler ses impressions ; malgré toute sa volonté, ses yeux brillaient, ses favoris clair-semés se hérissaient, ses mains tremblaient.

Enfin l’autopsie fut terminée.

Pendant que M. Despax étendait de nouveau le cadavre sur sa couche un instant profanée, M. Gaste fermait hermétiquement les bocaux contenant toutes les matières destinées aux analyses chimiques.

Depuis le commencement de la funèbre opération, M. de Boutin semblait étranger à tout ce qui se passait autour de lui. Sombre, immobile, on aurait dit qu’une horrible souffrance labourait son cœur. Une ride profonde avait rapproché ses sourcils.

Tout à coup quelque chose de douloureux comme un déchirement, d’involontaire comme la frayeur subite qu’amènerait avec elle l’apparition inattendue d’un fantôme, bouleversa ses traits.

Malgré lui, il porta les deux mains à son front :

— Ah ! mon Dieu ! murmura-t-il, c’est horrible ! la malheureuse !…

Une main sèche qui se posa sur son épaule le rappela à la réalité ; il tressaillit, et reculant de quelques pas :

— Qu’est-ce donc ? demanda-t-il d’une voix brève.

Mais voyant M. Drieux, il comprit que quelque triste formalité le réclamait.

— C’est fini, n’est-ce pas ? dit-il ; vous m’attendez ?

— Précisément ; il ne manque que votre signature au procès-verbal d’autopsie et d’exhumation.

— Là, continua le procureur en présentant avec empressement une plume humide au juge, à côté de mon nom, si vous voulez bien.

M. de Boutin signa.

Les experts et les magistrats se séparèrent.

M. Despax et M. Gaste suivirent le commissaire de police à la mairie, afin d’installer leurs premiers appareils et de commencer de suite leurs analyses, tandis que le procureur et le juge reprenaient ensemble le chemin du parquet, profondément absorbés tous deux dans des préoccupations d’un genre tout opposé.