G. Charpentier (p. 35-42).

V

LA VEILLÉE DU MAÇON


L’expansion est bien certainement la qualité maîtresse, ou, si on l’aime mieux, la note dominante du caractère gascon.

Or, lorsque la langue ne peut rester silencieuse, comme dans ce bienheureux pays de cocagne, quand la sollicitude est insupportable, que peut-on faire, si ce n’est passer ensemble les longues soirées d’hiver, qui deviennent alors de courtes et charmantes veillées ?

Le samedi 16 janvier 1864, plusieurs habitants, des maisons qui avoisinent le quai, à Roqueberre, s’étaient réunis chez un maçon nommé Laborde.

Au rez-de-chaussée, une grande pièce, spacieuse et close, semblait faite tout exprès pour ces veillées d’hiver. Dans une large cheminée, un chêne tout entier flambait, chassant le froid et l’humidité.

Une longue table occupait le milieu de la chambre ; sur une colonne de bois montant jusqu’aux poutres, une quantité de petites lampes en cuivre étaient accrochées les unes au-dessous des autres.

Toute nouvelle arrivée apportait la sienne.

Ces lampes plates, aux quatre coins retournés, avaient chacune une mèche fumeuse donnant une faible lueur. Mais toutes ces minces lumières réunies et jointes aux rouges flambées de l’âtre donnaient à la pièce, avec une clarté suffisante, un aspect des plus joyeux.

D’un côté de la table, les femmes bavardaient et filaient le lin que le tisserand devait transformer en belle toile de ménage ; de l’autre, les hommes jouaient au foudroyant, le jeu préféré du pays.

Les demandes à carreau, trèfle ou cœur se succédaient, les discussions violentes éclataient subitement, les enjeux se renouvelaient, mais tout cela sans empêcher les joueurs de se mêler aux conversations des femmes.

Du reste, un petit vin roux, doré comme un renard, circulait dans une bouteille haute de deux pieds, et loin de tarir la verve gasconne, la liqueur vermeille l’endiablait.

De belles filles, aux yeux brillants comme des diamants noirs, écoutaient les douces paroles que les jeunes gens murmuraient tout bas à leurs oreilles. Les hommes qui ne jouaient pas fredonnaient le refrain à la mode d’alors, à propos de l’élection du maire qui devait remplacer M. de Sauvetat.

Tout à coup, du groupe des femmes qui travaillaient, une voix s’éleva.

— Est-ce vrai, Laborde, ce que raconte Ménine ? demanda-t-on au maître du lieu.

— Quoi donc ? interrogea celui-ci.

— Elle prétend que l’autre jour, en mettant Victor Dufau dans sa nouvelle tombe, vous l’avez retrouvé les poings rongés !

— Il a donc été enterré vivant ? exclama la grande Mariette.

— C’est vrai, affirma le maçon. Ah ! quel tableau ! En ouvrant la bière, en effet, nous avons vu son cadavre, replié sur lui-même, la figure horriblement contractée, les épaules arc-boutées, comme s’il avait voulu faire éclater le couvercle du cercueil, ses poignets étaient dévorés, c’était effrayant. Jamais je n’oublierai ce spectacle.

La partie s’était ralentie, les exclamations se succédaient avez une vélocité sans pareille.

Une fois entraînés sur la pente du merveilleux, les imaginations méridionales ne s’arrêtent plus.

— La nourrice de M. Dugougeon a vu une chose bien extraordinaire ! dit une jeune femme toute pâle.

— Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est demanda-t-on de tous côtés.

— Vous savez que M. Dugougeon est veuf, puisque sa femme est morte l’année dernière, à la naissance de sa petite fille.

— Oui, oui, eh bien ?

— Dame, cet homme est jeune ; il veut se remarier.

— C’est naturel.

— Avec qui ?

— Non, l’histoire…

— Eh bien, Jeanne, la nourrice, affirme que la veille du jour où monsieur devait dîner chez sa future, elle a vu la pauvre madame entrer dans sa chambre à minuit sonnant, se pencher sur le berceau de sa petite fille et s’en aller en emportant quelque chose qui ressemblait à un petit oiseau tout blanc.

— Allons donc, elle a rêvé, dit un esprit fort de la société.

— Non, non, elle n’a pas rêvé, et la preuve c’est qu’elle s’est levée aussitôt, et l’enfant était morte.

— Oh !… put-on entendre de toutes parts.

— Oui, c’est sûr affirma la conteuse, les morts reviennent.

— Certainement, puisque la petite Lucie qui s’est noyée par désespoir d’amour, il y a deux ans, revient toutes les nuits à la pointe du grand moulin, où l’on a retrouvé son corps.

— Non, les morts ne reviennent pas ! dit tout à coup une voix lente et triste.

On se retourna. Celle qui avait parlé était une vieille femme cassée, qui filait sa quenouille avec les autres travailleuses.

À quelques années de là, une épidémie lui avait enlevé en deux semaines son mari et ses enfants. Ne pouvant ni se consoler, ni oublier, elle s’était faite garde-malade pour fuir le plus possible des lieux qui lui rappelaient de tristes souvenirs.

— Puis, disait quelquefois Annon, à voir constamment des douleurs qui s’effacent dans plus ou moins de temps, des désespoirs qu’on dit éternels et auxquels on ne pense plus six mois après, mon cœur se cuirasse, et je supporte mieux mes pensées amères.

— Non, reprit-elle, tout cela ce sont des imaginations ; ceux qui sont morts demeurent bien morts ; mais j’ai vu, moi, il y a quelques jours, une chose plus extraordinaire et plus vraie que toutes vos histoires, j’ai vu un miracle.

Pour le coup, toutes les femmes se signèrent.

À ce moment, la porte de la rue s’ouvrit brusquement et un nouveau venu entra dans la maison.

— Monsieur Larrieu, dit le maçon en se découvrant, qu’y a-t-il pour votre service ?

— Peu de chose, la cheminée de ma chambre fume horriblement, voulez-vous venir lundi l’arranger sous mes yeux ? J’en profiterai pour vous faire connaître un système de ventilation qui vous sera certainement utile.

— À vos ordres, Monsieur, dit Laborde ravi de la perspective.

On s’était tu ; M. Larrieu était un riche minotier, propriétaire d’un moulin situé au milieu de la Beyre, devant la maison même du maçon.

Ses expériences continuelles, ses découvertes précieuses pour la minoterie du Gers et du Lot-et-Garonne, en faisaient un industriel aussi estimable qu’apprécié.

Le respect fermait donc toutes les bouches.

— Si j’interromps vos conversations, dit le meunier au bout d’un instant, je m’en vais. Je vous avertis toutefois que ce sera un regret pour moi, votre veillée d’hiver a une couleur locale qui me séduit.

— Ah ! dame, Monsieur, il n’y a pas d’apprêt ici ; sur la table, de la piquette, tout simplement ; de belles filles et de bonnes langues autour de l’âtre, voilà tout.

— C’est assez. Mais de quoi donc parliez-vous, lorsque je suis arrivé ? N’ai-je pas entendu le mot de miracle ?

— Oui, oui, répondirent cinq ou six voix en même temps, Annon a vu un miracle.

— Allons donc ! fit M. Larrieu avec un sourire d’incrédulité. Il n’y a plus de miracles, mes enfants, par le temps qui court.

— J’en ai vu un, affirma Annon.

— Un vrai ?

— Comme je vous vois. Vous savez bien que M. le curé assure que les saints seuls se conservent, eh bien, moi, j’ai vu ça ces jours-ci, un mort qui ne se décomposait pas, et c’est la première fois de ma vie. Voilà ce que j’appelle un miracle, et je n’ai pas tort.

— Un cadavre qui ne se décompose pas ! répéta M. Larrieu avec une certaine surprise. Ah !… racontez-nous cela.

Instinctivement tous les sièges se rapprochèrent, les cous se tendirent, Laborde versa un verre de vin à la garde.

— Tenez, la mère, dit-il, humectez-vous le gosier ; ça vous aidera plus sûrement à avaler votre émotion.

Annon, après s’être essuyé les lèvres, commença :

— Vous vous rappelez M. de Sauvetat, n’est-ce pas ?

M. Larrieu tressaillit de la tête aux pieds :

— C’est M. de Sauvetat qui se conservait après sa mort ? demanda-t-il haletant.

— Oui, dit Annon, étonnée de l’interruption.

— Et comment le savez-vous ?

— Oh ! d’une manière bien naturelle. Je l’ai vu.

— Vous, vous l’avez vu ?

— Certainement ; madame de Sauvetat, mademoiselle Marianne, tous les domestiques étaient épuisés de fatigue. Comme on attendait mademoiselle Marguerite pour l’enterrement, il a fallu le retarder jusqu’au jour du premier de l’an. Les deux dernières nuits, c’est moi qui ai veillé. On avait mis le mort dans sa bière…

— Mais alors… s’il était enfermé ?…

— Attendez donc. Mademoiselle Marguerite est arrivée dans la nuit qui a précédé la cérémonie. Lorsqu’elle a vu le cercueil fermé et qu’elle a pensé que son père était mort sans l’embrasser, elle a fait une scène terrible. Elle pleurait, que ça fendait l’âme, elle répétait qu’elle voulait le revoir ou mourir.

Madame de Sauvetat s’opposait au désir de sa fille, mais mademoiselle Marianne a fait de suite ouvrir la bière. Je vous avoue que si ce n’avait été la curiosité, je serais partie ; jugez, depuis trois jours, et dans une chambre où le feu ne s’éteignait pas !…

— Eh bien ? demanda M. Larrieu d’une voix brève.

— Eh bien, lorsque j’ai regardé le cadavre, il n’était même pas pâle ; au contraire, son teint était rosé, ses yeux à demi ouverts n’étaient pas vitreux, je ne l’avais jamais vu si beau.

Toutes les femmes, partagées entre l’admiration et l’épouvante, poussèrent un cri.

Les hommes hésitaient, ne sachant s’ils devaient se moquer ou croire, mais évidemment impressionnés par ce récit bizarre.

— Après, Annon, après  ? cria-t-on à la ronde.

— Mademoiselle Marianne était tellement bouleversée de cette scène, qu’elle ne se soutenait plus. Madame de Sauvetat n’avait pas voulu regarder son mari ; mais mademoiselle Marguerite, à la vue de son père lui souriant presque, se jeta sur lui en criant :

— Marianne, Marianne, je savais bien qu’il ne pouvait pas mourir sans m’avoir bénie ! Il vit, il vit !…

Mais aussitôt, hélas ! elle recula en poussant des cris épouvantables.

Il était bien mort, le pauvre homme ! Et le froid que sa petite avait trouvé sous ses lèvres ne lui avait pas laissé de doutes !

— Vous tous qui m’écoutez, dit-elle en finissant, trouvez-vous cela naturel ?

Quelques femmes se signèrent.

— C’est vrai, c’est vrai, Annon a vu un miracle ! se disait-on voix basse.

La vieille avait tranquillement repris son travail. Dans sa vie brisée, ce qu’elle croyait être un événement surnaturel ne pouvait même plus la toucher.

M. Larrieu, songeur, avait pris les pincettes, et sans se mêler aux conversations animées qu’avait provoquées le récit de la garde, il tisonnait les grandes bûches de l’âtre.

Par moments ses sourcils se rapprochaient ; évidemment une pensée fatigante s’était emparée de son esprit et l’absorbait.

Vers minuit, chaque ménagère emporta sa quenouille d’une main, sa petite lampe de l’autre, et se dirigea vers son logis, s’entretenant avec son mari ou sa voisine de la chose merveilleuse dont nul ne doutait.

M. Larrieu, sans affectation, attendit la vieille garde et s’arrangea pour l’accompagner chez elle.