G. Charpentier (p. 24-35).

IV

JACQUES ET MARIANNE


Peu de temps après, cependant, un événement inattendu vint donner un semblant de vérité aux bruits injurieux qui s’accréditaient en ville, et un nouvel aliment à l’activité des langues gasconnes, les plus déliées du monde entier.

Ce fut la rupture subite d’un mariage depuis longtemps arrêté, et qui, sous tous les rapports, eût dû satisfaire les plus ambitieuses.

L’oncle de Lucien, en effet, Urbain Descat, était mort laissant un fils de treize ou quatorze ans, qui se trouva alors tout à fait orphelin, car sa naissance avait coûté la vie à sa mère.

M. de Sauvetat, le plus proche parent et le tuteur légal de son cousin, le recueillit chez lui, et le garda plusieurs années dans sa maison, avant de l’envoyer faire son droit à Paris.

Jacques, déjà mûri par le malheur, solidement trempé, du reste, pour toutes les luttes de la vie, avait à dix-huit ans, une intelligence remarquablement réfléchie, et une sérieuse maturité dans ses décisions.

En vivant à côté de Marianne, il s’éprit d’elle ; lorsqu’il partit pour Paris, il emporta au fond de son cœur un amour caché aux yeux de tous, mais qui ne devait finir qu’avec sa vie.

Son droit terminé, il vint se fixer à Auch, où il fit de superbes débuts comme avocat.

En dehors d’une fortune personnelle considérable, la supériorité de son talent et de son caractère, ne tardèrent pas à fixer sur lui l’attention de tout le pays.

Personne ne doutait alors que, le jour où il lui plairait d’aller essayer ses forces sur un théâtre plus en harmonie avec ses facultés et son intelligence, une magnifique carrière ne s’ouvrît devant lui.

Mais Jacques, n’avait garde de quitter Auch.

La distance, entre cette ville et Roqueberre, n’est pas très grande, et lui permettait de fréquentes visites chez M. de Sauvetat.

Les quelques années passées Paris, dans le joyeux tumulte du quartier latin, n’avaient pas fait oublier au jeune homme, la suave apparition qui avait traversé sa jeunesse.

Au contraire, il était revenu dans le pays rapportant son amour intact et pur, sans que nulle pensée étrangère l’ait jamais effleuré.

Il retrouva Marianne plus sérieuse et plus belle qu’il ne l’avait laissée, mais dans ses grands yeux d’enfant, il y avait bien toujours la même flamme honnête et loyale qui avait pris son cœur.

Jacques comprit, que son bonheur était entre les mains de la jeune fille.

Qui était-elle ?… d’où venait-elle ?… Que lui importait ?…

M. de Sauvetat le savait ; M. de Sauvetat, c’est-à-dire l’homme que Jacques estimait et vénérait plus que tout autre sur terre.

Après lui, qu’avait-il à apprendre ?…

Avec une délicatesse et une franchise sans nom, le jeune homme ouvrit donc son cœur à M. de Sauvetat, et lui demanda la main de sa pupille.

Et, comme celui-ci commençait une explication :

— Ne me dites rien, l’interrompit Jacques, laissez-moi, d’abord, me faire aimer d’elle, je n’ai le droit de rien apprendre sur son origine, avant qu’elle ne consente elle-même, à me dévoiler, ou à me confier ses secrets.

L’époque du mariage ne fut pas encore fixée, mais chacun dans le pays, savait bien que ce n’était qu’une question de date.

Jamais Marianne n’avait dit à Jacques qu’elle l’aimait… Est-ce qu’il en était besoin ?

Son grand œil de feu, qui s’illuminait lorsque le jeune homme arrivait, sa conversation sérieuse et réfléchie, mais en même temps la traduction immédiate de la pensée secrète de Jacques, la loyale pression de sa petite main moite, avaient bien une autre éloquence que n’importe quelle parole.

Souvent, le jeune avocat avait ouvert la bouche pour demander un aveu à sa fiancée ; pas une fois le premier mot n’avait pu sortir de ses lèvres.

Cependant, un soir, M. de Sauvetat était absent de Roqueberre, Blanche, ayant affaire dans l’intérieur de la maison, les avait laissés seuls sur la terrasse ombragée de grands arbres, et au fond de laquelle on entendait gazouiller la Beyre, la plus jolie rivière du monde, aux bords accidentés et fleuris.

C’était au mois de mai ; dans l’air attiédi on ne sentait aucun souffle. À peine si quelque brise fugitive, en ridant légèrement le dessus des massifs en fleurs, apportait le parfum pénétrant et doux des dernières glycines et des premiers boutons d’orangers.

Autour d’eux, dans les buissons épais, un bruit léger de battements d’ailes faisait deviner les nids.

Dans le bleu sombre du ciel, la lune paresseuse ne se montrait pas, mais des millions d’étoiles scintillantes envoyaient sur la terre une lueur voilée et indistincte.

Ils étaient assis tous deux sur un banc de pierre abrité par un buisson de clématite et un églantier rose aux fleurs odorantes.

Elle était vêtue d’une robe blanche toute simple, mais qui dessinait sa taille souple ; ses bras nus, beaux et purs comme un marbre antique, étaient enserrés aux poignets par de délicats bracelets en filigrane d’argent.

Elle avait abandonné sa main à Jacques, et tout près l’un de l’autre, dans le grand silence de la nuit, silence que nul bruit extérieur ne troublait, ils écoutaient leur cœur parler.

Ce qu’ils se disaient ainsi tout bas devait être à la fois bien doux et bien dangereux, car le jeune homme sentit le besoin, au bout d’un instant, de secouer l’enivrante torpeur qui le gagnait.

— À quand mon bonheur ! Marianne ? murmura-t-il en entourant sa taille frêle de son bras.

Elle fixa sur lui ses grands yeux alors si alanguis et si tendres, que Jacques ébloui se laissa glisser à ses pieds.

— Ô ma femme adorée, dit-il, je t’aime !

Elle ne fronça pas ses beaux sourcils comme il le craignait, mais le relevant avec un geste d’une grâce irrésistible :

— Pas à mes pieds, mon ami, dit-elle, ce n’est pas la place du maître.

Il couvrit de baisers ses mains et ses bras, qu’elle ne retira pas.

— Répondez-moi, insista-t-il, pouvant à peine parler, quand porterez-vous mon nom ?

Elle sourit.

— Demandez-le à M. de Sauvetat, il le sait ; c’est lui qui doit décider. Il a, du reste, bien des choses à confier à mon mari, continua-t-elle au bout d’un instant avec une sorte d’embarras.

— Vous faites allusion à votre naissance, Marianne, interrompit Jacques ; je ne veux rien apprendre que de votre bouche, je vous l’ai déjà dit. Pauvre chère enfant, qui croit que je veux être cause d’un seul instant pénible pour elle ! que je puis désirer l’ombre d’une confidence embarrassante. Non, non, ma femme seule, entendez-vous, me confiera ses secrets, si elle me croit digne de les partager. D’ici là je ne veux savoir ni qui est mon trésor, ni d’où il me vient. Agir autrement me semblerait une profanation.

Elle laissa tomber sa tête sur l’épaule de son fiancé.

— Merci, fit-elle d’une voix à peine distincte, vous avez compris : que vous êtes bon !

Et elle éclata en sanglots.

Jacques laissa couler sans les essuyer ces belles larmes ; un instinct secret lui disait qu’un amer souvenir s’en allait avec elles.

La voix claire de madame de Sauvetat, qui appelait Marianne, les éveilla tous deux.

— Adieu ! dit Jacques, à bientôt, n’est-ce pas ?

— À toujours, répondit-elle de sa voix profonde.

Et elle disparut.

Le jeune homme devait repartir le lendemain à midi pour Auch.

À onze heures, un domestique porta à l’hôtel où il descendait depuis que son mariage était arrêté, un pli cacheté à son adresse.

Un horrible pressentiment lui saisit le cœur.

— Mademoiselle est-elle malade ? ne put-il s’empêcher de demander au valet de chambre debout devant lui.

— Dame, Monsieur, répondit celui-ci, cela se pourrait bien, car mademoiselle était blanche comme une trépassée.

Un nuage voila les yeux de Jacques ; il eut cependant la force d’ouvrir la lettre, elle ne contenait que cette seule ligne

« Je vous attends avant votre départ, venez.

« MARIANNE. »

Pas autre chose.

Il ne fit qu’un bond jusqu’à l’hôtel de Sauvetat.

On l’introduisit dans le cabinet d’études de Marguerite, où Marianne se tenait ordinairement. Le domestique n’avait rien exagéré ; la pâleur de la dernière heure couvrait les traits purs de la jeune fille.

— Ah ! s’écria Jacques, j’ai été trop heureux hier au soir, il y a aujourd’hui un malheur sur nous !

Elle se leva digne et froide.

— Monsieur Descat, dit-elle d’une voix dont le calme était démenti par l’altération profonde de son visage, vous m’avez dit souvent que jamais vous ne discuteriez ma volonté, quelle qu’elle soit, n’est-il pas vrai ?

Jacques glacé d’épouvante et pressentant la vérité, était incapable de répondre.

Sa gorge, serrée comme dans un étau, ne pouvait laisser passer aucun son.

— J’ai supposé que vous étiez homme d’honneur, continua-t-elle, et c’est pour cela que je n’ai pas hésité à croire que vous tiendriez votre parole.

— Que faut-il faire, Mademoiselle ? balbutia-t-il en joignant les mains comme pour lui demander grâce.

Elle eut un tressaillement au coin de la bouche, ses doigts qui effleuraient le dos d’un fauteuil se crispèrent violemment. Avait-elle pitié de ce désespoir muet qu’elle devinait immense ?

Qui aurait pu le dire ?

Elle se remit vite.

— Renoncez à moi, il le faut, dit-elle d’un ton bref et presque dur.

Il chancela.

— Dans combien d’années me serez-vous rendue ? demanda-t-il en essayant de se roidir.

— Jamais !

Elle n’avait pas achevé que Jacques était à ses côtés ; il ne tremblait plus, ses yeux brillaient.

— Qu’y a-t-il ? Que s’est-il passé ici, cette nuit ? dit-il d’un accent presque impérieux. Pour couvrir quelle infamie sacrifiez-vous votre vie et la mienne ? Je veux le savoir !

Elle devint plus pâle encore.

La clairvoyance de l’amour vrai et pur allait-elle dévoiler à Jacques quelque secret terrible ?

Elle recula d’autant de pas que son fiancé en avait fait vers elle.

— N’essayez pas de comprendre, fit-elle avec des sanglots ; ne me tuez pas tout à fait, je n’ai plus de force !…

Elle tomba sur un canapé.

Jacques, le sourcil froncé, l’œil hagard, la contemplait en silence, se demandant s’il ne devait pas chercher à découvrir lui-même ce qu’elle voulait lui cacher, si pour la protéger ou la sauver, il n’allait pas tout anéantir et tout briser autour d’elle.

Pendant quelques minutes on n’entendit que le bruit des sanglots de Marianne.

Mais reprenant la parole, elle s’arracha à sa farouche méditation :

— Mon ami, dit-elle avec un accent doux comme le son d’une harpe brisée, je vous ai dit hier : À toujours !… Je ne changerai pas. Aujourd’hui je vous demande une preuve d’amour, terrible, je le sais, mais imposée par une volonté inexorable ; me la refuserez-vous ?

Ces paroles qu’accentuaient encore les larmes qui l’étouffaient, bouleversèrent Jacques.

— Mais au nom du ciel, s’écria-t-il, en s’arrachant les cheveux, dites-moi un mot, un seul, ne me désespérez pas tout à fait. Laissez-moi un rayon d’espoir, et quelque léger, quelque lointain qu’il soit, je m’en contenterai. Mais au nom de votre mère, retirez ce mot terrible : « Jamais !… »

— Ma mère ! murmura-t-elle avec un accent indéfinissable.

Elle laissa tomber sur son sein sa belle tête anxieuse et tourmentée.

Ce souvenir parut lui donner une force nouvelle et vaincre ses dernières hésitations.

— Il ne m’est permis de vous dire qu’un seul mot, Jacques : Si je ne suis pas à vous, je ne serai à personne. Hélas ! un nouveau devoir pour lequel je dois et je veux rester seule me réclame aujourd’hui tout entière. Durera-t-il autant que ma vie ? C’est tellement vraisemblable, que je vous rends votre parole.

— Mais ne pouvons-nous être deux à le remplir, ce devoir ? Quelque pénible qu’il soit, ne savez-vous pas que mon dévouement peut tout accepter ?

— C’est impossible, soupira-t-elle.

— Impossible ! interrompit Jacques avec une nouvelle violence, mais vous ne m’aimez donc pas ! Ah ! vous ne comprenez pas l’amour, vous qui n’osez ni tout lui confier, ni tout lui demander !…

Il s’arrêta, et croisant brusquement ses bras sur sa poitrine, comme pour comprimer les battements de son cœur :

— Non, je suis fou ! reprit-il au bout de quelques secondes, vous cherchez à vous tromper vous-même, mais vous m’aimez, j’en suis sûr ; je l’ai senti hier au soir, quand je vous tenais dans mes bras.

Elle ferma les yeux et renversa sa tête, comme pour ne pas faiblir à la vue de la douleur de Jacques.

Mais lui, s’agenouillant à ses pieds, et prenant sa main presque par force :

— Manne, dit-il, en se servant pour la mieux fléchir du nom que Marguerite lui donnait toujours, ma bien-aimée, veux-tu donc que je meure ?

Elle le regarda, une angoisse indicible bouleversa ses traits ; elle le repoussa, et, se levant, fit quelques pas au hasard.

Tout à coup elle s’arrêta, et tordant ses bras dans un accès de désespoir impossible à décrire :

— C’est trop, mon Dieu ! s’écria-t-elle, avec un accent presque sauvage, c’est trop ! que vous ai-je fait pour souffrir ainsi ?

Elle revint vers Jacques.

— Je ne peux pas prévoir l’avenir, lui dit-elle très vite, priez Dieu qu’il ne soit pas aussi triste que je le redoute aujourd’hui ; et un jour, peut-être, me sera-t-il permis à moi de tout vous dire, à vous de partager ma douleur et de la consoler !

— En attendant, ne cherchez pas ébranler ma résolution, vous me connaissez, vos larmes me font horriblement souffrir, elles sont pour moi une torture capable de me tuer, mais elles ne peuvent me faire oublier ou trahir mon devoir. Adieu !

Après avoir prononcé ces mots, elle le quitta brusquement, comme si elle avait peur de ce qu’il allait lui répondre.

Jacques, désespéré, se retira.

Longtemps, on crut qu’il renonçait à ses projets de mariage, tant sa vie était redevenue calme et presque monotone, toute partagée entre ses études dans son cabinet ou ses plaidoiries au tribunal.

Ses visites à Roqueberre étaient si rares qu’on n’en parlait même plus.

Ses intimes — et ils étaient peu nombreux — affirmaient seuls que Jacques n’oubliait pas.

Ceux qui disaient ces choses n’étaient guère accueillis que par un sourire d’incrédulité.

Le temps des saintes affections, désintéressées et persévérantes, est en effet, passé. Ce siècle où tout se calcule et s’achète, où la femme est estimée, non suivant sa valeur personnelle, mais au taux de la dot qu’elle apporte, ce siècle n’est plus celui où, à travers mille obstacles, les hommes savaient conquérir ou attendre celle dont ils portaient les couleurs.

Un jour, comme Jacques entrait au cercle, il crut s’apercevoir qu’on parlait de son mariage manqué, car la conversation très animée, dont il surprit les derniers mots, s’interrompit brusquement à son aspect.

— Messieurs, dit-il froidement et sans la moindre hésitation, vous parliez, je crois, d’une chose qui m’intéresse personnellement ; il m’a semblé même que vous la discutiez.

On se récria. Le jeune homme sourit.

— Je désire, reprit-il, vous donner une explication après laquelle tout commentaire deviendra inutile.

J’ai sollicité la main de la pupille de M. de Sauvetat ; elle a cru ne pas devoir agréer ma demande ; je me suis incliné devant sa volonté.

C’est la femme la plus parfaite, la plus dévouée et la plus pure que j’aie rencontrée jusqu’à ce jour.

Je me suis retiré mais je n’ai pas renoncé à elle. Je l’attendrai toute ma vie, s’il le faut ; et ne l’aurais-je qu’à mon lit de mort, pour serrer ma main et fermer mes yeux, je me trouverais encore grandement payé de ma persévérance.

On connaissait Jacques. Ces paroles dites avec une fermeté digne qui n’excluait pas une profonde émotion, impressionnèrent tous ceux qui les entendirent.

Le vieux duc de Miramont, auquel on ne savait d’autre passion que celle du whist, et qui depuis plus de trente ans était demeuré indifférent à tout ce qui ne regardait pas ses rubber ou ses invite, se leva immédiatement, et s’emparant de la main de Jacques, qu’il secoua à plusieurs reprises, à la briser :

— Bien, jeune homme, très bien, lui dit-il. Je n’avais pas jusqu’ici l’honneur de vous connaître ; mais si vous voulez venir chez moi, je serai fier de vous recevoir.

Quelques années s’écoulèrent. La réputation de Jacques allait croissant chaque jour.

On ne parlait plus de son mariage ; on l’avait peut-être oublié ; on s’étonnait seulement que, sans famille, il ne voulût pas quitter le tribunal assez inférieur de la petite ville d’Auch.

Chacun savait bien qu’à un talent comme le sien, c’était Paris qu’il fallait, Paris, centre de toute lumière, de toute intelligence, de toute liberté.

Jacques se distrayait par l’étude et par de fréquents voyages. Depuis deux mois il était en Amérique, où il recueillait, pour le compte d’un de ses meilleurs amis, un héritage considérable, lorsqu’éclata, dans le pays, comme un coup de foudre, la nouvelle de la maladie et de la mort de M. de Sauvetat.