G. Charpentier (p. 16-24).

III

LA FAMILLE DE SAUVETAT

La famille de Sauvetat était certainement la plus riche et la plus influente du pays.

Originaire d’une petite ville située entre Roqueberre et Auch, M. de Sauvetat avait vu la grande considération qui avait toujours entouré les siens, le suivre à Roqueberre, lorsqu’il était venu s’y installer à la suite de son mariage avec Blanche d’Auvray.

Il possédait cent mille livres de rentes en belles et bonnes terres, situées en plein soleil, sa femme, la moitié environ. Pour toutes ces excellentes raisons on ne tarda pas, comme nous l’avons dit, à le nommer maire de la ville et membre du conseil général.

Cependant, peu de temps après, on dut convenir que la richesse était la moindre de ses qualités.

Son caractère était essentiellement droit et élevé ; il passait à côté des mesquines bassesses de la vie, sans les voir. De ses mains ouvertes, tombaient facilement des sommes considérables qui, distribuées avec tact, apaisaient bien des douleurs et calmaient bien des tourments. C’était un de ces hommes, incapables de jamais soupçonner le mal, à principes arrêtés, à croyances définies et obstinées et que le doute n’effleure pas.

Un seul défaut gâtait tout cela.

Son abord était glacial et son extérieur tellement froid que, n’ayant attiré personne dans l’intimité de son foyer domestique, personne n’avait osé y pénétrer.

Un seul homme à Roqueberre, M. de Boutin, juge au tribunal de la petite ville, avait ses sympathies. Élevés ensemble, ils étaient liés d’une vieille et solide amitié. Mais M. de Boutin était un original, surtout un misanthrope, qui, même chez son ami d’enfance, ne faisait pas de fréquentes visites.

Donc, à part le juge, M. de Sauvetat avait peu de relations quotidiennes. Sa position, cependant, l’obligeant à recevoir, il le faisait alors d’une manière splendide. Ces jours-là, sa maison s’ouvrait toute grande, ses fêtes avaient une réputation de somptuosité qui n’avait rien d’usurpé, les invitations étaient recherchées et demandées à l’avance.

Mais à part ces rares circonstances et quelques banales réceptions du dimanche, on ne pouvait citer une seule personne admise intimement dans la famille.

La jeune madame de Sauvetat avait accepté la manière de voir de son mari, elle n’avait pas d’amies.

On connaissait donc les faits généraux de ces existences, ceux qui apparaissaient forcément à l’extérieur ou qui mêlaient la famille à des étrangers ; mais de ces mille détails dont on est si friand dans une petite ville, pas un mot ou très peu de chose.

Ce qu’on savait à Roqueberre se bornait à ceci : Blanche d’Auvray, à laquelle appartenait la maison qu’on avait appelée depuis l’hôtel de Sauvetat, s’était mariée à dix-huit ans. Sa mère, veuve de très bonne heure, n’avait vécu que pour sa fille. Elle était morte avant la naissance de l’enfant que madame de Sauvetat attendait, et avec la douleur de ne pouvoir souffrir la place de Blanche, qui avait été l’unique préoccupation de sa vie.

Lucien de Sauvetat était le fils d’un officier supérieur, qui avait quitté la France après avoir perdu sa femme, enlevée à son affection lorsque Lucien avait dix ans.

Le colonel Pierre de Sauvetat était alors parti en Afrique demander à la vie agitée des camps l’oubli de son grand chagrin.

Il avait laissé son fils à Paris, confié à des amis qui surveillaient ses études, tandis que dans le Gers ses grandes propriétés étaient louées à des fermiers dirigés eux-mêmes par son beau-frère, M. Descat.

Après un temps assez long passé là-bas et de brillants services rendus pendant cette difficile conquête, M. de Sauvetat nommé général, avait fini par commander la subdivision d’Oran.

Par une singulière bizarrerie de caractère qu’on ne s’expliquait pas, il n’avait jamais voulu revoir la France ; mais en revanche, il avait souvent fait venir son fils auprès de lui, surtout depuis que le jeune homme avait terminé ses études.

Lucien, à cette époque, gai, expansif, heureux, passait l’hiver à Paris et l’été dans son vieux château d’Armagnac, auprès de son oncle, Urbain Descat, nouvellement marié ; mais le rêve de ses jours et de ses nuits était le moment où le général l’appelait près de lui, dans sa province d’Oran. Ces deux mois pendant lesquels il vivait avec les jeunes lieutenants, campé sous la tente, chassant avec eux le lion et le tigre, lui composaient une existence de délices.

Maintes fois, il avait voulu demeurer avec M. de Sauvetat :

— Laissez-moi m’engager, lui disait-il ; il ne m’en coûtera pas de porter le sac et le fusil du simple soldat, si je dois ne pas vous quitter. Là-bas, dans nos grandes villes, on meurt d’ennui et de désillusions, ici au contraire on respire la franchise, l’honneur, la loyauté, ici on est utile à son pays.

Le général souriait étrangement en entendant son fils parler ainsi, il lançait alors un regard tout plein de mystères à travers l’espace, et avec un profond soupir :

— C’est impossible, ce que tu demandes là, répondait-il à Lucien. Tu serviras ton pays autrement ; tu resteras dans cette chère Gascogne, où tu trouveras une belle jeune fille, qui deviendra ta femme et te rendra heureux ; avec ta fortune et ton nom, tu feras du bien autour de toi.

Le général menait en Afrique une vie d’activité et de mouvement continuels. Toujours à cheval, sans cesse au milieu de ses soldats et de ses officiers, lorsque la division ne partait pas en colonne pour aller apaiser un de ces soulèvements si fréquents au début de la conquête, il faisait lui-même de longues reconnaissances pour étudier le pays nouveau et l’état des esprits qu’il était chargé de pacifier.

Un jour, au retour d’une tournée d’inspection, le général se mit au lit ; une fluxion de poitrine se déclara ; peu de temps après, il rendit le dernier soupir entre les bras de son fils, arrivé juste à temps pour avoir la triste consolation de fermer les yeux à son père.

Rien ne saurait rendre la désolation du jeune homme. Il passa quinze jours sur la terre d’Afrique, auprès de cette tombe qu’il ne voulait pas quitter et qui, d’après la volonté expresse du général, devait demeurer dans le pays qu’il avait aidé à conquérir.

Enfin il partit ; il voyagea, il parcourut le monde, l’Amérique surtout, essayant ainsi de distraire son désespoir.

Six mois après, Lucien de Sauvetat revenu en Gascogne, épousait Blanche d’Auvray et amenait dans la maison de sa jeune femme une orpheline qu’il disait lui avoir été confiée à New-York, par un de ses amis d’enfance.

On ne savait pas l’âge de cette enfant, admirablement accueillie par madame de Sauvetat et encore mieux par madame d’Auvray.

Elle était déjà très belle, et quoique sa taille élevée, sa physionomie sérieuse, ses traits d’une régularité parfaite eussent pu lui faire donner de dix-sept à dix-huit ans, la délicatesse extrême de toute sa personne, son cou mince et souple comme la tige d’une fleur, ses yeux brillants dont la large prunelle de velours flottait dans un blanc encore bleu, un je ne sais quoi de timide, d’étonné et de naïf, disaient qu’elle sortait à peine de l’enfance.

Son rôle dans la maison, d’abord mal défini, était pourtant celui d’une fille d’adoption.

Peu à peu, cependant, et presque chaque jour, il prit certaines proportions, grâce à madame d’Auvray qui lui témoignait une amitié excessive.

Se sentant mourir, cette dernière donna à Marianne une autorité souveraine sur les domestiques et dans le ménage, autorité que madame de Sauvetat ne songea jamais à discuter.

La jeune fille prit donc les rênes de l’administration intérieure, et lorsque Marguerite, le petit ange que madame d’Auvray n’avait pas béni, fut enlevé à sa nourrice, nul ne fut surpris de voir l’orpheline exclusivement chargée du bébé.

Elle s’acquittait du reste de sa tâche d’une manière parfaite, et la plus grande union régnait alors dans la famille.

En effet, pendant que madame de Sauvetat, peut-être un peu légère et mondaine, courait les fêtes ou faisait danser chez elle, Marianne, dans un coin retiré de la maison, soignait Marguerite, lui enseignait à bégayer ses premiers mots, à essayer ses premiers pas, la surveillait, assistait à ses leçons, en profitait autant qu’elle, et, sans que personne y prît garde, grandissait avec sa fille d’adoption en grâce et en beauté.

Mais cette beauté, cette grâce indiscutables et sans rivales étaient cependant étranges et mystérieuses, comme sa personne elle-même dont nul ne connaissait l’origine.

Avec des yeux au regard de feu, elle était pour tous d’une froideur de glace, demeurant indifférente à toute chose, excepté à ce qui touchait Marguerite.

En revanche, si cette enfant était l’unique créature qu’elle parût aimer, elle le faisait avec un amour et un dévouement qui touchaient au délire.

Seule au monde, la mignonne avait su trouver le chemin de ce cœur ; mais aussi quels élans n’avait-il pas pour elle !

Quand on parlait de l’enfant ou que la fillette ouvrait la bouche, on voyait le grand œil de Marianne briller, et un éclair de passion sauvage soulevait son sein.

De temps à autre, elle pressait l’enfant dans ses bras, la regardait longuement, et se retournant vers M. de Sauvetat, pendant que deux grosses larmes roulaient sur ses joues :

— Comme elle lui ressemble !… disait-elle.

— C’est vrai ! répondait Lucien en couvrant sa fille de baisers.

Mais le plus souvent il mettait un doigt sur sa bouche et se contentait de murmurer tout bas un chut ! mystérieux.

M. de Sauvetat était revenu de son voyage à travers le monde, triste et songeur. Sa gaîté d’autrefois avait disparu sous une couche de mélancolie que rien ne pouvait dissiper. On aurait dit qu’avec le vieux général, sur la terre arabe, sa jeunesse aussi avait été ensevelie. Cependant il était tendre et bon avec sa femme qu’il adorait, il était fou de sa fille qu’il tenait de longues heures dans ses bras. Rien n’était attendrissant alors comme la vue de cet homme froid et correct avec tous ceux qui l’approchaient, assouplissant sa raideur, fondant son austérité pour bégayer avec sa Marguerite ces riens charmants que les pères et les mères seuls savent comprendre et redire.

Ce bonheur caché aux yeux de tous, à peine deviné par quelques-uns, dura jusqu’à la première communion de Marguerite.

À cette époque, sa mère, élevée elle-même dans un pensionnat de Bordeaux, exigea que sa fille suivît son exemple et allât terminer ses études dans cette ville…

Marianne dut alors se séparer de l’enfant qui ne l’avait jamais quittée.

Le départ fut presque raisonnable, à part quelques sanglots de Marguerite, que l’idée du voyage, du mouvement et d’une nouvelle vie apaisa facilement.

Marianne s’était à peine émue ; avec le plus grand calme, elle avait elle-même préparé les robes et les vêtements de la mignonne, la consolant, essuyant ses larmes, lui promettant d’aller la voir souvent, car Bordeaux n’est pas très loin de Roqueberre. Puis les derniers baisers furent échangés, la voiture se referma et bientôt il ne resta plus de tout cela que le bruit indistinct d’un roulement presque aussitôt emporté par le vent du soir.

À ce moment, sans prononcer une parole, sans pousser un soupir, Marianne tomba à la renverse dans le vestibule, inanimée et presque morte.

M. de Sauvetat accouru en toute hâte, la releva lui-même et la transporta avec Cadette, la nourrice de Marguerite, dans la chambre de la jeune fille. Là, pendant huit longs jours, elle fut entre la vie et la mort, privée de toute raison, et parlant constamment dans une langue inconnue que nul ne comprenait, mais où revenait sans cesse le nom de Marguerite.

Sa forte constitution seule la sauva, car il fut impossible de lui faire avaler aucun remède ; elle guérit et parut se résigner à l’absence de son idole.

Mais à partir de cette époque, on entendit parler de quelques nuages qui s’élevaient dans le ciel jusque-là si bleu de la famille de Sauvetat.

Blanche continuait à être le modèle des femmes, gaie, sereine et douce, entourant son mari d’affection ; et le public ne manqua pas de maudire l’étrangère à laquelle il attribuait le malheur de la belle éprouvée. On affirmait que l’indiscutable beauté de Marianne avait séduit son tuteur, et que, privée de Marguerite, elle avait reporté sur le père toute la passion qu’elle avait éprouvée jusque-là pour la petite exilée.

M. de Sauvetat, plus hautain, plus froid que jamais, n’avait pas l’air de connaître ces bruits de petite ville, et personne n’aurait osé lui en parler à coup sûr. En définitive, on ne savait rien de positif et de certain. Les femmes de chambre avaient raconté qu’une nuit, M. de Sauvetat étant à la campagne, une scène violente avait eu lieu entre Blanche et Marianne. À la suite de cette altercation, madame de Sauvetat avait gardé le lit plusieurs jours.

Que s’était-il passé ?… Nul ne le savait ; on n’avait pas entendu une parole, et pas un membre de la famille n’avait de confidents.

Les Roqueberrois, irrités de ce mystère, se dédommageaient de leur ignorance par les suppositions les plus malveillantes édictées sur le grand seigneur trop discret et sa pupille trop belle.