G. Charpentier (p. 42-51).

VI

UNE NOUVELLE INATTENDUE


Le surlendemain matin, vers dix heures, le minotier entrait, dans le cabinet de M. Drieux, procureur impérial à Roqueberre.

Celui-ci étendu devant son feu, fumait en lisant son journal. Son visage portait l’empreinte d’un profond ennui.

— Tiens, c’est vous, M. Larrieu, fit-il en reconnaissant le nouveau venu, comme vous êtes aimable de vous souvenir des amis.

Le meunier s’inclina et serra la main qui se tendait vers lui.

— Quoi donc de nouveau en ville ? reprit le procureur, car votre visite a bien certainement un but, n’est-ce pas ? Que venez vous m’apprendre ?

— Peut-être rien, peut-être quelque chose de très grave.

Les yeux fauves de M. Drieux s’allumèrent, une nuance colora ses traits blafards.

— Voyons, demanda-t-il.

Tout au long M. Larrieu raconta le récit de la vieille garde.

En l’écoutant, une expression de découragement remplaça l’impatience qu’on voyait sur le visage du procureur.

— Ah ! ah ! fit-il, elle est bien bonne, cette histoire-là, vous croyez donc aux miracles, mon cher, vous aussi ?

— Pas le moins du monde, mais je crois à certains phénomènes que le hasard découvre et que la science explique.

M. Drieux tressaillit des pieds à la tête.

— Que voulez-vous dire ? interrogea-t-il ; je n’ose comprendre.

— Vous le savez, continua le minotier, je m’occupe beaucoup de chimie ; à Paris, j’ai fait pas mal d’expériences avec le docteur Rousseau, dont la science est connue, en matière de toxicologie surtout.

Auprès de lui, j’ai vu les effets de certains sels de plomb, de l’arsenic, du fer même, et je puis vous certifier, si le récit d’Annon est exact, que…

— Que… ? fit M. Drieux dont l’agitation était extrême.

— Que M. de Sauvetat est mort empoisonné, formula M. Larrieu d’une voix nette et catégorique.

Le procureur se leva d’un bond.

— Vous dites que M. de Sauvetat est mort empoisonné, répéta-t-il en scandant chacun de ses mots ; vous me l’affirmez, vous ? Allons donc !

— Pardon, cher monsieur, reprit l’autre, la nouvelle est assez grave pour que je n’affirme rien. Je vous préviens de certains phénomènes qui sont très caractéristiques, à vous d’aller au fond des choses. Mon devoir s’arrête aux quelques paroles que j’ai cru être obligé de vous redire, rien de plus.

M. Drieux réfléchissait.

— C’est très grave, en effet, ce que vous venez de m’apprendre-là, dit-il au bout de quelques instants, et je ne crois pas que la justice puisse ne pas s’émouvoir de votre appréciation. Je vais en parler au juge d’instruction ; mais en attendant une décision quelconque, voulez-vous me promettre d’oublier, jusqu’à nouvel ordre toutes ces choses-là ?

— Je vous en donne ma parole d’honneur, Monsieur, répondit le minotier avec une certaine émotion.

Et il sortit après avoir salué profondément.

La porte n’était pas refermée que le procureur se précipita vers une sonnette et la tira violemment.

— Le juge d’instruction est-il chez lui, au parquet ? demanda-t-il à la personne qui se présenta.

— Oui, Monsieur.

— Bien, priez-le de venir ici le plus tôt possible.

Quelques minutes plus tard, M. de Boutin arriva à l’appel du procureur. C’était un homme de trente-huit à quarante ans, quoique ses cheveux grisonnants et la gravité un peu hautaine de toute sa personne lui en eussent, au premier abord, fait donner davantage.

Son visage aux traits accentués, son front proéminent, son menton nettement coupé, donnaient à sa belle tête triste et sévère un cachet de rigidité austère qui aurait éloigné de lui, si une bouche un peu épaisse et surtout des yeux humides, quelquefois craintifs, n’étaient venus tempérer toute cette froideur par un reflet de bonté indulgente et attendrie.

— Approchez, mon cher juge, approchez, dit le procureur, j’ai de bien graves choses à vous communiquer ce matin.

— Ah ! fit M. de Boutin. Quoi donc ?

— Nous sommes en présence d’une terrible affaire et qui va avoir un immense retentissement.

Il y avait longtemps que M. de Boutin était habitué à cette entrée en matière de la part de son ambitieux confrère, aussi répondit-il avec un léger sourire d’incrédulité :

— Encore quelque prévention d’empoisonnement ou d’assassinat, n’est-ce pas ?

Le procureur le regarda avec un éclair de triomphe dans les yeux.

— Vous l’avez dit, fit-il, un empoisonnement et… qui fera du bruit.

— Allons donc vous voyez des crimes partout ; je ne comprends pas cette rage.

— Je soupçonne des crimes partout ! Eh bien, vous allez me dire ce que vous pensez de celui-ci : M. de Sauvetat est mort empoisonné.

Il n’avait pas fini de prononcer ces quelques mots que M. de Boutin était debout, plus pâle que sa cravate blanche, ses mains crispées sur le dossier du fauteuil, tremblaient convulsivement, sur ses traits bouleversés, on pouvait voir une épouvante qui touchait au délire.

Enfin sa gorge contractée put laisser passer quelques paroles.

— M. de Sauvetat, articula-t-il, Lucien de Sauvetat, lui !… lui… empoisonné ! C’est absurde !

Il eut un éclat de rire nerveux qui était déchirant.

— Avouez, dit-il, après un violent effort, que vous avez voulu m’effrayer, n’est-ce pas ? Eh bien, vous y êtes parvenu.

— Mais pas du tout, et je vais vous en donner la preuve.

Sans rien omettre du récit de M. Larrieu, le procureur raconta à M. de Boutin les impressions motivées du minotier.

— Devant les affirmations d’un homme aussi sérieux, ajouta-t-il, je ne crois pas que la justice puisse hésiter.

La pâleur du juge avait tellement augmenté qu’elle était effrayante.

— Mais c’est épouvantable, savez-vous bien, ce que vous m’apprenez-là, dit-il ; vous me bouleversez ; il me semble que je deviens fou. Qu’allez vous faire ? Que décidez-vous ?

— Mais poursuivre l’affaire, arrêter, interroger…

— Arrêter, interroger ?… et qui ? et pourquoi ? Ah ! voilà ce que je redoutais ! Misère ! Quel scandale ! Et lui qui m’a confié sa fille ! Oh ! c’est horrible !

— Voyons, voyons, mon cher juge, un peu plus de sang-froid. Que diable une enquête ne tuera personne.

M. de Boutin essayait de calmer son désespoir, il n’y parvenait pas.

— Qui vous dit, reprit M. Drieux, que les observations de M. Larrieu ne seront pas faites par d’autres, demain ou après ?

— Et alors voyez-vous l’émotion du peuple, les cris de vengeance et de haine, contre nous, contre tous ! Croyez-moi, il vaut beaucoup mieux nous assurer froidement de ce qu’il y a de vrai ou de faux dans ce bruit peut-être absurde, que d’attendre une explosion de l’opinion publique. Franchement n’est-ce pas votre avis ?

Sur la figure grave de M. de Boutin on voyait une tristesse sans nom.

— Si je refuse de donner suite à l’affaire, m’écouterez-vous ? demanda-t-il.

Le procureur eut un mouvement dont il ne fut pas maître.

— Non, assurément, dit-il, je m’adresserai à qui de droit.

— Ah !… Et si je vous donne un conseil, le suivrez-vous ?

— Si ma conscience ne s’y oppose pas, oui.

Le juge eut malgré lui un triste sourire.

Et avec une subite résolution :

— Puisque c’est ainsi, reprit-il, au lieu d’une enquête, allons tout de suite droit au but. Envoyez chercher deux experts, M. Gaste et le docteur Despax, et ordonnez une autopsie.

M. Drieux ne put réprimer un frisson de joie.

— J’aime mieux, poursuivit le juge, confier cette affaire à deux hommes d’honneur, que de commencer des démarches dont l’effet, même négatif, serait irréparable. Allons, envoyez quérir ces messieurs, si toutefois mon choix vous agrée.

— Déjà, fit le procureur dont les yeux brillèrent.

— Puisque votre conscience, Monsieur, dit le juge, avec une certaine sévérité, se fait un devoir de commencer une affaire aussi grave, il faut que ce soit avant tout commentaire, comme vous le disiez tout à l’heure. Tout y gagnera de cette façon, l’honneur de ceux qu’on pourrait accuser et la dignité de la justice.

M. Drieux ne répliqua pas un mot.

Il se leva et, s’approchant du bureau, il traça quelques mots sur des feuilles de papier séparées.

— Est-ce bien ainsi ? demanda-t-il à M. de Boutin en lui montrant les deux commissions.

Celui-ci y jeta à peine les yeux et se contenta d’incliner la tête.

Assis sur son fauteuil, il retomba dans une profonde préoccupation. M. Drieux respecta le désespoir du juge.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée qu’un pas rapide retentit dans le corridor.

L’huissier introduisit M. Despax et avertit que M. Gaste, retenu par d’importantes occupations, ne tarderait pas à arriver.

— Mon cher docteur, dit M. Drieux, un crime a été commis à Roqueberre, ou pour mieux dire certains bruits ont éveillé nos soupçons, et c’est pour avoir une certitude que nous requérons aujourd’hui le concours de vos lumières.

— Je suis à votre disposition, monsieur le procureur, parlez.

— Le 1er janvier dernier, vous comme moi, nous escortions, à sa dernière demeure, un des hommes les plus estimables de notre petite ville.

Votre confrère M. Delorme, a expliqué l’étrange maladie qui emportait M. de Sauvetat, en affirmant que de rapides et foudroyantes complications avaient développé, du jour au lendemain, une vieille maladie de foie, et n’avaient pas tardé à la rendre mortelle.

M. Despax, ne parut pas surpris ; il se contenta de sourire mystérieusement.

— C’est M. Delorme qui a porté ce diagnostic-là, murmura-t-il d’un ton patelin ; mais c’est tout seul aussi qu’il l’a élaboré. Ce pauvre Étienne a toujours eu horreur des consultations, comme si plusieurs yeux n’y voyaient pas plus clair que deux !…

M. Drieux trop préoccupé de son récit, ne releva pas ce léger coup de patte que la charité médicale envoyait à un collègue ; il continua d’une voix grave :

— Nous ne pensions plus à la mort de M. de Sauvetat que pour le regretter, que pour plaindre sa femme…

M. Despax leva les yeux au ciel.

— Une sainte ! affirma-t-il.

M. Drieux approuva de la tête et reprit :

— Lorsque, ce matin, un témoin digne de foi est venu nous confier des faits qui m’ont paru d’une gravité assez singulière pour vous faire appeler. Il paraît, on certifie, que le cercueil de monsieur de Sauvetat, fermé le soir même de sa mort, aurait été ouvert trois jours après pour satisfaire au désir de sa fille, qui voulait revoir et embrasser une dernière fois son père.

Le cadavre, loin de présenter le spectacle repoussant de décomposition avancée, auquel on devait s’attendre, surtout ayant séjourné dans une chambre très chaude ; était au contraire dans un état de conservation telle, qu’une femme du peuple habituée à veiller les morts en a été frappée, au point de crier au miracle.

Un homme honorable, expert en matière de chimie et qui a entendu le récit de la personne témoin du fait, en a tiré la conclusion que le poison seul pouvait amener un résultat pareil. Est-ce votre avis, docteur ?

M. Despax hésita ; c’était un homme qui se décidait péniblement à émettre une idée catégorique.

M. Gaste entrait sur ces entrefaites, le procureur recommença l’exposition qu’il venait de faire et renouvela sa question.

M. Gaste était un savant ; toute une vie passée dans les hôpitaux de Paris, sur des livres de science, ou au milieu des expériences les plus compliquées, lui donnait une autorité aussi méritée qu’indiscutée.

— C’est au moins une très sérieuse présomption, et l’effet le plus immédiat des agents toxiques, répondit-il tout aussitôt. Et si, à l’autopsie, nous ne découvrons pas une cause probante à la mort, soit l’inflammation du foie qu’avait diagnostiquée M. Delorme, soit une lésion dans le cœur, l’intestin ou la poitrine, soit enfin une affection cérébrale, il est à peu près certain que l’agent inconnu nous apparaîtra immédiatement.

M. Drieux poussa un soupir de satisfaction. M. Despax ne songea à discuter que pour la forme, il se dit, quant au fond, parfaitement de l’avis de M. Gaste.

— Il est déjà tard, Messieurs, conclut le procureur, si vous le voulez bien, nous nous réunirons demain matin à neuf heures précises ici même, et de là, nous irons ensemble au cimetière, demander à la mort son secret. M. de Boutin vous enverra dans la journée des commissions plus régulières.

Les deux experts se levèrent ; le juge les arrêta :

— Messieurs, fit-il de sa voix grave, la mission qu’on vous confie est non-seulement une mission de science, mais c’est aussi une œuvre de délicatesse et de loyauté exceptionnelles.

— Il y a, vous le savez, dans la famille de Sauvetat une femme veuve aujourd’hui, mais encore jeune ; il y a une enfant de quinze ans qui entre dans la vie ; tout cela, si c’est possible, augmente notre responsabilité. Il ne faut pas que d’ici à demain personne puisse se douter de la triste formalité que vous avez à remplir ; c’est votre parole d’honneur que je vous demande, Messieurs. Vous ne direz pas un mot de cette affaire à âme qui vive, non-seulement de l’autopsie que vous allez commencer, mais encore de ses suites, si ; par un malheur épouvantable, et que je ne veux pas prévoir, vous ne retrouviez pas dans le cadavre de M. de Sauvetat, la cause morbide annoncée par M. Delorme.

M. Despax et M. Gaste donnèrent la parole que leur demandait le juge. M. de Boutin serra leurs mains.

— Merci, dit-il sur le seuil de la porte, je compte sur vous.