L’Empire chinois/Volume 2 - Chapitre IX

Gaume (Tome IIp. 362-403).
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Volume II


CHAPITRE IX.


Navigation sur le lac Pou-yang. — Grand nombre de jonques. — Route par terre. — Déserts incultes. — Paupérisme en Chine. — Bandes de mendiants. — Confrérie des cercueils gratuits. — Le roi des pauvres. — Hôtellerie des Plumes de poule. — Causes du paupérisme. — Le jeu. — Divers jeux chinois. — Manière d’éluder la loi contre les joueurs. — Ivrognerie. — La vigne. — Vin et eau-de-vie de grain. — Infanticides. — Quelles en sont les causes. — Ce qu’il y a de vrai et d’exagéré au sujet des infanticides en Chine. — Yu-yng-tang ou hospice des enfants trouvés. — Ëdit contre l’infanticide. — Impuissance du gouvernement pour réprimer les infanticides. — Œuvre de la Sainte-Enfance.


Notre navigation sur le lac Pou-yang[1] se fit sans accident. Seulement elle fut plus longue qu’on ne l’avait supposé ; au lieu d’un jour de traversée nous en eûmes deux. Nous étions à peu près à moitié de notre course, lorsque le vent, changeant de direction, se mit à souffler de l’avant, et nous força de courir de longues bordées. Le temps ne cessa pas pourtant d’être toujours beau, et la brise, quoique contraire, n’était pas de nature à nous donner la plus légère inquiétude. Un jour de retard ne pouvait être pour nous matière à sérieuse contradiction. Nous n’en dirons pas autant de la nuit, qu’il fallut, contre notre attente, passer à bord de la jonque. Les cancrelats nous firent une guerre aussi acharnée que la nuit précédente. Nous en fûmes quittes en portant nos lits sur le pont et en nous résignant à coucher parmi les matelots, dont les cris et le bavardage perpétuels étaient encore moins incommodes que les incessantes agaceries des cancrelats.

Durant ces deux jours de navigation, nous vîmes rarement la terre. Il nous était difficile de nous persuader que nous étions au centre de l’empire chinois. Cette immense étendue d’eau, ces longues vagues soulevées par le vent, ces nombreux et gros navires qui voguent dans tous les sens, tout semblait indiquer une véritable mer plutôt qu’un lac. Le mouvement des jonques innombrables qui sillonnent continuellement la surface du Pou-yang offre à la vue un spectacle vraiment ravissant. Les diverses directions qu’elles doivent suivre donnent à leur voilure et à leur construction une variété de formes infinie, les unes, allant vent arrière, étalent leurs larges nattes et avancent avec une imposante majesté ; d’autres luttent péniblement contre la brise et les flots, tandis qu’un grand nombre, courant parle travers et en sens inverse, ressemblent à des monstres marins en courroux et qui chercheraient à se précipiter les uns contre les autres. Les évolutions de toutes ces machines flottantes sont si rapides et si multipliées, que le tableau se modifie et change à chaque instant.

Nous aurions pu aller par eau jusqu’à la capitale du Kiang-si, car, en sortant du lac Pou-yang nous entrâmes dans l’embouchure d’une rivière navigable qui passe sous les murs de Nan-tchang-fou ; mais, avec le vent et le courant contraires, la navigation eût été trop longue et trop pénible. Nous aimâmes donc mieux reprendre la voie de terre, qui devait nous conduire dans deux jours au troisième grand relais de notre voyage.

La province du Kiang-si est réputée pour être une des plus populeuses de la Chine. Aussi fûmes-nous étrangement surpris de rencontrer sur notre route de vastes plaines sans culture, sans habitants, et dont l’aspect sauvage nous rappelait les steppes et les déserts de la Mongolie. Il n’est pas rare de trouver ainsi, dans plusieurs provinces de la Chine, de grands espaces incultes, soit à cause de la mauvaise nature du terrain, soit plutôt par l’incurie et l’insouciance des habitants, qui aiment à chercher leurs moyens de subsistance dans les chances de la navigation et du commerce plutôt que dans les paisibles travaux de la campagne. Ces friches se remarquent principalement aux environs des grands lacs et dans le voisinage des fleuves. Les hommes abandonnent volontiers la terre pour aller passer leur vie sur des barques, ce qui a fait croire, malgré les encouragements donnés à l’agriculture, que la Chine pourrait fournir plus complètement aux besoins de ses habitants, ou en nourrir encore un plus grand nombre.

Il est incontestable que le gouvernement chinois ne sait pas ou ne veut pas mettre à profit tous les éléments d’abondance et de richesse qu’on rencontre de toute part dans ce magnifique pays. Une administration intelligente et zélée pour le bien public, en donnant une bonne direction à ces populations patientes et industrieuses, pourrait développer prodigieusement les immenses ressources de l’empire, et procurer aux masses une part plus large de bien-être et de prospérité. Nous ne voulons pas dire, il s’en faut bien, qu’il soit plus facile en Chine qu’ailleurs d’éteindre complètement le paupérisme. Nous savons que, dans tous les grands centres de population, il y aura malheureusement toujours beaucoup de pauvres, et que la classe des nécessiteux de tout genre y sera très-considérable. Mais on pourrait en diminuer le nombre, au lieu que nous avons remarqué, durant notre séjour en Chine, qu’il allait tous les ans en augmentant ; et c’est ce qui explique peut-être l’étonnante facilité et les développements prodigieux de l’insurrection formidable qui menace en ce moment de bouleverser de fond en comble cet empire colossal.

À toutes les époques, et dans les pays les plus florissants et les mieux gouvernés, il y a toujours eu et il y aura toujours des pauvres ; mais nulle part, sans contredit, il ne s’est jamais vu une misère profonde et désastreuse comme dans l’Empire Céleste. Il n’est pas d’année où, tantôt sur un point et tantôt sur un autre, il ne meure de faim ou de froid une multitude effrayante d’individus. Le nombre de ceux qui vivent au jour le jour est incalculable. Qu’une inondation, une sécheresse, un accident quelconque, vienne à compromettre la récolte dans une seule province, et voilà les deux tiers de la population livrés immédiatement à toutes les horreurs de la famine. On voit alors se former de grandes bandes, comme des armées de mendiants, qui s’en vont tous ensemble, hommes, femmes et enfants, chercher, dans les villes et dans les villages, un peu de nourriture, de quoi soutenir encore quelques instants leur misérable existence. Plusieurs d’entre eux tombent d’inanition et meurent avant d’arriver au lieu où ils espéraient trouver quelque secours. On voit leurs cadavres étendus dans les champs et le long des sentiers ; on passe à côté d’eux sans s’émouvoir, sans même y faire attention, tant on est accoutumé à ces horribles spectacles !

En 1849, nous fûmes arrêté pendant six mois dans une chrétienté de la province de Tché-kiang, d’abord par de longues pluies torrentielles, et puis par une inondation générale qui envahit la contrée. De toute part on voyait comme une vaste mer au-dessus de laquelle semblaient flotter des villages et des arbres. Les Chinois, qui prévoyaient déjà la perte de la récolte et toutes les horreurs de la famine, déployèrent une activité et une persévérance remarquables pour lutter contre le fléau dont ils étaient enveloppés. Après avoir élevé des digues autour de leurs champs, ils essayèrent de vider l’eau dont ils étaient remplis ; mais, aussitôt qu’ils semblaient devoir réussir dans leur difficile et pénible entreprise, la pluie tombait de nouveau en telle abondance, que les champs étaient bientôt inondés. Durant trois mois entiers nous fûmes témoin de leurs efforts opiniâtres ; les travaux ne discontinuaient pas un instant. Ces malheureux, plongés dans la vase jusqu’aux hanches, étaient, jour et nuit, occupés à tourner leurs pompes à chaînes, afin de faire écouler, dans les lits des rivières et des canaux, les eaux qui avaient envahi la campagne. L’inondation ne put être maîtrisée ; et, après des peines excessives, ces infortunés eurent la douleur de ne pouvoir cultiver leurs champs, et de se trouver bientôt dans un complet dénûment. Alors on les vit s’organiser par grandes troupes, et courir la province un sac sur le dos, pour recueillir çà et là un peu de riz. Ces bandes étaient hideuses à voir. À moitié couverts de haillons, les cheveux hérissés, la figure contractée et les lèvres livides, tous ces mendiants, naguère paisibles cultivateurs, paraissaient au moment de se laisser entraîner, par le désespoir, à tous les désordres. La chrétienté que nous habitions fut plusieurs fois visitée par ces caravanes affamées. Nous n’étions guère plus riches que les autres ; car l’inondation avait été générale ; cependant il fallut se retrancher un peu du nécessaire, et leur faire l’aumône de quelques poignées de riz. Des villages entiers furent abandonnés, et de nombreuses familles allèrent chercher à vivre dans les provinces voisines.

Les calamités de ce genre se reproduisent tous les ans, tantôt sur un point, tantôt sur un autre. Ceux qui ont quelques avances peuvent encore supporter ces moments de crise et attendre de meilleurs jours ; mais les autres, et ils sont toujours en grand nombre, n’ont plus qu’à s’expatrier ou à mourir de faim.

Outre ces misères locales et accidentelles, il y a encore ce qu’on pourrait appeler le paupérisme fixé et permanent, qui, comme une lèpre incurable, étend ses ravages sur la nation tout entière. Dans les grandes villes, la multitude des pauvres est effrayante. On les voit circuler le long des rues, étalant leurs difformités, leurs plaies hideuses, leurs membres disloqués pour exciter la commisération publique. Chaque jour il en meurt plusieurs de faim. Cependant les Chinois qui sont dans l’aisance font assez volontiers l’aumône de quelques sapèques ; mais ils ne connaissent pas ce sentiment de charité qui fait qu’on s’intéresse au pauvre, qu’on l’aime, qu’on compatit à ses misères. On donne à l’infirme, au malheureux, une pièce de monnaie ou une poignée de riz, uniquement pour se débarrasser de sa présence ; autrement, nul ne s’occupe de lui ; on se met bien peu en peine de savoir s’il a un réduit quelconque où il puisse passer la nuit. Les pauvres n’ont pas de domicile ; ils vont ordinairement se réfugier autour des pagodes et des tribunaux, le long des remparts, où ils se construisent de misérables huttes avec des lambeaux de nattes recueillis dans les carrefours.

Les Chinois, si habiles et si expérimentés pour organiser des associations de tout genre dans le but d’exploiter une branche d’industrie ou de commerce, même quelquefois pour résister aux voleurs et aux entraînements du jeu, n’ont pas su former des sociétés de bienfaisance en faveur des pauvres et des malades. Nous avons seulement remarqué, dans quelques localités, des confréries pour procurer gratuitement des cercueils aux morts qui n’ont pas de parents pour prendre soin de leurs funérailles. Et, s’il était convenable de scruter les intentions de ceux qui font le bien, il serait possible de trouver encore, au fond de cette institution, une pensée d’intérêt et d’égoïsme. Les Chinois ont la superstition de croire que les âmes des morts se transforment en génies malfaisants, en mauvais diables, qui prennent ensuite plaisir à venir tourmenter les vivants, en leur suscitant des maladies ou en entravant le succès de leurs affaires. Le meilleur moyen de se soustraire aux malignes influences de ces esprits malintentionnés et devenus implacables contre les vivants, parce que leurs corps auront été privés de sépulture, c’est incontestablement d’acheter des cercueils à ceux qui meurent sans avoir les moyens de se faire enterrer. Cette attention si pleine de bienveillance ne peut manquer de les disposer favorablement à l’égard des membres de la confrérie des cercueils gratuits. À part cette société, nous n’avons pas eu connaissance qu’il en existât d’autre qui fût instituée dans le but de subvenir aux besoins des indigents.

Si les classes aisées négligent de s’associer pour le soulagement des pauvres, ceux-ci ne manquent pas, en revanche, de former des compagnies en commandite pour l’exploitation des riches. Chacun apporte à la masse quelque infirmité, vraie ou supposée, et l’on cherche ensuite à faire valoir le plus possible ce formidable capital de misères humaines. Tous les pauvres se trouvent enrégimentés par escouades et par bataillons. Cette grande armée de gueux a un chef qui porte le titre de roi des mendiants, et qui est légalement reconnu par l’État. Il répond de la conduite de ses sujets en guenilles, et c’est à lui qu’on s’en prend lorsqu’il règne parmi eux des désordres par trop criants et capables de compromettre la tranquillité publique. Le roi des mendiants de Péking est une véritable puissance. Il y a des jours fixes où il est autorisé à mettre en campagne ses nombreuses phalanges et à les envoyer demander l’aumône ou plutôt marauder aux environs de la capitale. Il faudrait le pinceau de Callot pour peindre l’allure burlesque, cynique et désordonnée, de cette armée de pauvres, marchant fièrement à la conquête de quelque village. Pendant qu’ils se répandent de toute part comme une invasion d’insectes dévastateurs, et qu’ils cherchent, par leur insolence, à intimider tout le monde, le roi convoque les chefs de la contrée et leur propose de les délivrer, moyennant certaine somme, de tous ces hideux garnisaires. Après de longues contestations on finit par s’arranger. Le village paye sa rançon, et les mendiants décampent pour aller se précipiter ailleurs comme une avalanche.

Ces hordes de gueux recueillent quelquefois dans leurs expéditions d’assez abondantes récoltes. Tout va d’abord dans les mains du roi ; il en fait ensuite la répartition entre tous ses sujets, qui, du reste, paraissent très-avancés dans les principes du communisme, voire même du fouriérisme, sans avoir pourtant lu une seule ligne des théories de Cabet ou de Victor Considérant. On prétend, en Europe, au monopole des idées grandes et neuves ; bien des gens se sentiront, sans doute, humiliés en voyant que des Asiatiques, des Chinois, savent depuis longtemps mettre en pratique certaines opinions écloses d’hier dans les puissants cerveaux des philosophes de l’Occident.

Il existe à Péking un phalanstère qui surpasse en excentricité tout ce qu’a pu rêver la féconde imagination de Fourier. On l’appelle Ki-mao-fan, c’est-à-dire « Maison aux plumes de poule. » À force de pousser les lois du progrès, les Chinois en sont venus jusqu’à pouvoir fournir aux pauvres une chaude couche en duvet, moyennant la modique rétribution d’un demi-centime par nuit. Ce merveilleux établissement phalanstérien est uniquement composé d’une salle grandiose, remplie, dans toute son étendue, d’une épaisse couche de plumes de poule. Les mendiants et les vagabonds qui n’ont pas de domicile vont passer la nuit dans cet immense dortoir. Hommes, femmes, enfants, jeunes et vieux, tout le monde y est admis. C’est du communisme dans toute la force et la rigueur de l’expression. Chacun se fait son nid, s’arrange comme il l’entend sur cet océan de plumes, et y dort comme il peut. Quand paraît le jour, il faut déguerpir, et un des commis de l’entreprise perçoit à la porte la sapèque fixée par le tarif. Pour rendre hommage, sans doute, au principe d’égalité, on n’admet pas le système de demi-place, et les enfants sont obligés de payer autant que les grandes personnes.

Dans les premiers temps de la fondation de cette œuvre éminemment philanthropique et morale, l’administration de la Maison des plumes de poule fournissait à chacun de ses hôtes une petite couverture ; mais on ne tarda pas à modifier ce point du règlement. Les communistes de l’établissement ayant contracté l’habitude d’emporter les couvertures pour les vendre ou en faire un vêtement supplémentaire durant les froids rigoureux de l’hiver, les actionnaires s’aperçurent qu’ils marchaient rapidement à une ruine complète et inévitable. Supprimer entièrement les couvertures eût été trop cruel et peu décent. Il fallut donc chercher un moyen capable de concilier les intérêts de l’établissement et la bonne tenue des dormeurs. Voici de quelle manière on est parvenu à la solution de ce problème social. On a fabriqué une immense couverture en feutre, d’une dimension tellement prodigieuse, qu’elle peut abriter le dortoir tout entier. Pendant le jour elle est suspendue au plafond comme un baldaquin gigantesque. Quand tout le monde s’est couché et bien aligné dans la plume, on la fait descendre au moyen de plusieurs poulies. Il est bon de remarquer qu’on a eu soin d’y pratiquer une infinité de trous, par où les dormeurs puissent passer la tête et ne pas s’asphyxier. Aussitôt que le jour paraît, on hisse la couverture phalanstérienne ; mais auparavant on a la précaution de donner un signal à coups de tam-tam pour réveiller ceux qui dorment trop profondément, et les inviter à cacher leur tête dans la plume, de peur d’être pris comme au carcan et enlevés en l’air avec la couverture. On voit alors cette immense nichée de mendiants grouiller et patauger au milieu des flots de ce duvet immonde, s’affubler promptement de leurs misérables haillons, et se répandre ensuite par nombreuses bandes dans les quartiers de la ville, pour y chercher d’une manière plus ou moins licite leurs moyens d’existence.

Parmi les principales causes du paupérisme en Chine, on peut citer, outre l’incurie profonde du gouvernement et l’exubérance de la population, le jeu, l’ivrognerie et la débauche. Nous savons bien que ces vices ne sont pas particuliers à la Chine, et que, dans tous les pays et à toutes les époques, on a pu remarquer les désordres et les misères qu’ils ont toujours traînés à leur suite. Il est vrai de dire pourtant que les Chinois s’y livrent avec un emportement qui n’a jamais été, peut-être, surpassé par aucun peuple.

Le jeu est défendu par les lois de l’empire ; mais la législation a été tellement débordée par les mœurs publiques, qu’aujourd’hui la Chine ressemble assez à un immense tripot. Les jeux auxquels se livrent les Chinois sont extrêmement multipliés. Ils jouent aux cartes, aux dés, aux échecs, aux dames, au tseï-meï, espèce de jeu analogue à la mourre des Italiens. Celui qui perd est obligé de vider une coupe d’eau-de-vie. Ils sont également passionnés pour les combats de coqs, de cailles, de grillons et de sauterelles. Ces divertissements occasionnent toujours des paris, qui sont souvent considérables. Les joueurs d’habitude ont une préférence marquée pour les cartes et les dés. Ils se réunissent dans les maisons particulières et dans les établissements publics, assez semblables à nos cafés, à la seule différence que c’est du thé qu’on y boit. C’est là qu’ils passent les jours et les nuits, jouant avec tant de passion, qu’ils se donnent à peine le soin de prendre un peu de nourriture. Il n’est pas de village et de hameau qui n’ait sa maison de jeu et ses joueurs de profession.

Les Chinois, nous l’avons déjà dit, sont économes, laborieux ; mais leur cupidité, leur amour effréné du lucre, et leur goût si prononcé pour l’agiotage et les spéculations, les poussent facilement dans la passion du jeu, quand ils ne se lancent pas dans le négoce. Les émotions aléatoires sont celles qu’ils recherchent avec le plus d’avidité, et, une fois qu’ils s’y sont abandonnés, ils en reviennent difficilement. Ils mettent de côté les obligations de leur état, leurs devoirs de famille, pour ne plus vivre qu’avec les dés ou les cartes. Cette malheureuse passion prend sur eux un tel empire, qu’ils en viennent quelquefois jusqu’aux extrémités les plus révoltantes. Quand ils ont perdu leur argent, ils jouent leur maison, leur champ, et enfin leur femme, dont la destinée dépend d’un simple coup de dé. Le joueur chinois ne s’arrête pas encore là. Les habits dont il est revêtu servent à intéresser une partie de plus, et cette horrible coutume de tout jouer, sans exception, même les habits qu’on porte, donne lieu quelquefois à des scènes hideuses et à peine croyables, si Ton ne savait que les passions finissent toujours par rendre l’homme cruel et inhumain.

Dans les provinces du Nord, surtout aux environs de la grande muraille, on rencontre quelquefois, pendant les froids les plus rigoureux de l’hiver, des hommes dans un état complet de nudité, qui, après avoir perdu tous leurs habits au jeu, ont été impitoyablement chassés du tripot. Ils courent dans tous les sens comme des forcenés, espérant échapper aux étreintes du froid. Ils vont se coller contre les cheminées en terre, qui, dans ces contrées, sont construites au niveau du sol, le long des murs des maisons. Ils cherchent à se réchauffer un peu, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, pendant que leurs compagnons de jeu les regardent faire, en s’abandonnant à une atroce hilarité. Ce spectacle horrible ne dure pas longtemps, car le froid ne tarde pas à se rendre maître de ces malheureux, qu’on voit bientôt tomber et mourir. Les joueurs rentrent alors dans la salle, et se remettent au jeu avec un épouvantable sang-froid. Des faits semblables paraîtront fabuleux à bien des personnes ; mais ayant séjourné durant plusieurs années dans le nord de la Chine, nous attestons qu’ils sont de la plus grande authenticité.

Quelque étonnants que paraissent ces excès, les joueurs chinois ont trouvé le moyen de pousser encore plus loin leur passion pour le jeu ; on peut dire qu’elle va, chez eux, jusqu’à la folie. Il arrive quelquefois que ceux qui n’ont plus rien à perdre se réunissent à une table particulière pour jouer les doigts de leurs mains, qu’ils se coupent mutuellement avec un horrible stoïcisme. Notre dessein était de passer sous silence cette particularité révoltante ; car nous n’aimons pas à faire subir de trop fortes épreuves à la confiance du lecteur. Il nous répugne extrêmement de raconter des choses qui, quoique certaines pour nous, portent le cachet de l’invraisemblance. Mais ce que nous racontons des joueurs chinois est si peu extraordinaire, que la mode en était déjà bien établie au neuvième siècle, et les voyageurs arabes de cette époque n’ont pas manqué de la remarquer. Voici ce qu’on lit dans la Chaîne des chroniques, que nous avons déjà eu occasion de citer plusieurs fois : « Parmi les hommes qui ont l’esprit léger ou fanfaron, ceux qui appartiennent à la classe inférieure et ceux qui n’ont pas d’argent, jouent quelquefois leurs doigts de la main. Pendant qu’ils jouent, on tient à côté un vase contenant de l’huile de noix ou de l’huile de sésame, car l’huile d’olive manque dans le pays. Le feu brûle par-dessous. Entre les deux joueurs est une petite hache bien aiguisée ; celui des deux qui est vainqueur prend la main de l’autre, la place sur une pierre, et lui coupe le doigt avec la hache ; le morceau tombe, et, en même temps, le vaincu trempe sa main dans l’huile, qui est alors extrêmement chaude, et qui lui cautérise le membre. Cette opération n’empêche pas ce même homme de recommencer à jouer… Il y a des joueurs qui prennent une mèche et la trempent dans l’huile, puis la posent sur un de leurs membres et y mettent le feu ; la mèche brûle, et on sent l’odeur de la chair qui se consume. Pendant ce temps, l’homme joue au trictrac, et ne laisse paraître aucune marque de douleur. »

On comprend que tous les joueurs n’ont pas à se couper les doigts et à se rôtir les bras ; le jeu ne porte pas partout, en Chine, ce caractère d’extravagance et de folie. Cependant il engendre dans tout l’empire de grandes misères, et il n’est rien de plus fréquent que de voir des familles nombreuses tomber tout à coup dans une affreuse indigence à la suite de quelques parties de caries ou de dés. Le mal est devenu si général, que les lois n’y peuvent rien ; les magistrats ont beau faire des proclamations très-éloquentes contre les joueurs et citer à l’appui de leurs belles paroles les passages des moralistes les plus célèbres, on n’en joue pas moins dans toutes les provinces de l’empire. Les magistrats eux-mêmes semblent, en quelque sorte, s’appliquer à rassurer le peuple contre la rigueur des lois. Les mandarins visitent quelquefois les villages, sous prétexte de rechercher les joueurs ; mais, en réalité, pour leur assurer l’impunité, à condition qu’on les dédommagera de leur peine. On leur offre, à leur arrivée, un bon dîner, puis un lingot d’argent plus ou moins gros, et ils continuent leur tournée, après avoir paternellement exhorté ces bons villageois à persévérer toujours dans la bonne observance des cinq devoirs sociaux.

Nous avons connu un mandarin qui ne pouvait pas souffrir qu’on lui offrît de l’argent quand il allait en perquisition contre les joueurs. Il avait les sentiments si nobles, si élevés, que la seule idée de recevoir un cadeau de ses administrés excitait sa colère et son indignation. Il aimait l’argent cependant, et beaucoup même : sans cela, quelle espèce de mandarin eût-il fait ? Il exigeait qu’on lui donnât, mais il voulait qu’on s’y prît de façon à ne pas froisser le moins du monde l’exquise délicatesse de ses sentiments. Quand il arrivait quelque part, il était déjà convenu, par avance, de la somme qu’il devait percevoir. Le chef de la localité l’invitait d’abord à prendre une tasse de thé, puis à jouer une partie. On jouait gros jeu, et il était bien entendu qu’en définitive le mandarin devait tout gagner. Il fallait perdre en ayant l’air d’apporter au jeu la plus grande application, car cet étonnant magistrat tenait tout à la fois et au gain et à la gloire d’être un joueur plein d’adresse et d’habileté.

La passion du jeu a envahi, en Chine, tous les rangs, tous les âges de la société. Les hommes, les enfants, tout le monde joue. Cependant, les gens de la classe inférieure sont ceux qui montrent le plus d’acharnement et d’opiniâtreté. Dans toutes les rues des grandes villes on rencontre de petits tripots ambulants. Deux dés, dans une tasse placée sur un escabeau, sont, pour l’ouvrier qui se rend à son travail, une tentation presque irrésistible. Une fois qu’il a eu le malheur de s’accroupir devant ce petit étalage, il lui est bien difficile de s’en arracher. Il perd souvent, dans quelques heures, toutes les pénibles épargnes de son travail. Les enfants se rendent toujours en grand nombre et avec empressement autour des tables de jeu, et les personnes âgées sont les premières à les pousser dans un abîme dont ils auront ensuite tant de peine à se retirer.

L’ivrognerie est, en Chine, une cause de paupérisme non moins générale que la passion du jeu. Il y a cependant cette différence que ce vice fait plus de ravages dans le Nord que dans le Midi. Si les Chinois méridionaux jouent plus que les septentrionaux, en compensation ils boivent moins. Tout le monde sait que la boisson habituelle des Chinois est le thé ; mais ce n’est pas évidemment avec cette infusion qu’ils s’enivrent ; ils font, en outre, une grande consommation de vin, d’alcool et de liqueurs spiritueuses, dont les moyens de fabrication sont très-populaires et à la portée de tout le monde.

Les raisins ont été connus en Chine et célébrés dès la plus haute antiquité. Les savants prétendent qu’on ne peut entendre que de la vigne les descriptions des jardins impériaux dans le Tcheou-ly, ouvrage attribué au célèbre Tcheou-kong, qui monta sur le trône en 1122 avant Jésus-Christ. Quoi qu’il en soit sur ce point, il est hors de doute qu’il y avait des vignes dans les provinces du Chan-si et du Chen-si, bien des siècles avant l’ère chrétienne. L’historien Sse-ma-tsien raconte qu’un riche particulier avait un vignoble si considérable, qu’il faisait, tous les ans, dix mille mesures de vin. Le vin de raisin, dit l’historien chinois, ayant la propriété de se conserver un grand nombre d’années, on l’enterrait dans des urnes. À cette époque il fut très-commun et causa beaucoup de désordres. Les nombreuses chansons composées sous les dynasties des Yuen et des Han sont une preuve que les Chinois n’ont pas toujours dédaigné, comme on le croit communément, le vin de raisin. L’empereur Ouen-ty l’a chanté avec un enthousiasme lyrique digne d’Anacréon et d’Horace.

D’après ce témoignage des Annales, la vigne, comme tout le reste, a subi, en Chine, bien des révolutions. Toutes les fois que le gouvernement ordonna d’arracher les arbres dont la multiplicité était nuisible aux moissons, la vigne ne fut pas exceptée ; souvent même elle a été spécialement désignée et sacrifiée sans pitié à la culture des céréales. Sous certains règnes, l’extirpation des vignes fut poussée si loin, dans certaines provinces, qu’on en perdit totalement le souvenir. Dans la suite, quand il fut permis d’en replanter, on dirait, à la manière dont s’expriment quelques historiens, que le raisin commençait à y être connu pour la première fois. C’est probablement ce qui a fait penser que la vigne n’avait été cultivée, en Chine, que très-tard, et qu’elle y venait de l’Occident. Il est pourtant incontestable que les Chinois la connaissaient bien avant l’ère chrétienne. On a conservé dans les annales le souvenir de diverses espèces apportées de Samarcande, de la Perse, du Thibet, de Tourfan, de Hami et des autres pays avec lesquels la Chine a eu des relations. Il serait même facile de constater l’usage du vin de raisin jusqu’au quinzième siècle, dynastie par dynastie, et, pour ainsi dire, règne par règne.

Actuellement, il existe encore, en Chine, plusieurs excellentes qualités de raisin, et les trois premiers empereurs de dynastie mantchoue, Khang-hi, Young-tching et Khien-long, ont fait venir un grand nombre de nouveaux plants des pays étrangers et s’en sont fait un mérite dans leurs ouvrages. Cependant les Chinois de nos jours ne cultivent pas la vigne en grand, et ne font pas de vin de raisin ; on cueille les fruits pour les manger frais ou secs. L’immense population de la Chine et le besoin de réserver la terre pour les récoltes d’absolue nécessité sont cause que la vigne est négligée, et que ses produits sont généralement considérés comme un objet de luxe.

À défaut de vin de raisin, les Chinois fabriquent des liqueurs spiritueuses avec leurs céréales, et en font une grande consommation. La plus répandue est celle que l’on obtient de la fermentation du riz. C’est une bière dont le goût est quelquefois assez agréable. La meilleure qualité est celle qui vient de Chao-hing, dans la province du Tché-kiang. Sous prétexte que ce vin est fait avec du riz, les résidents européens de Canton et de Macao, toujours disposés à juger à priori les produits chinois, s’obstinent à le trouver détestable. Un jour, il nous prit envie d’en remplir quelques bouteilles, que nous cachetâmes avec soin et que nous offrîmes à un Anglais amateur de bon vin. Aussitôt qu’il l’eut dégusté, il le trouva exquis, et ne manqua pas de reconnaître immédiatement qu’il provenait de nous ne savons plus quel cru célèbre d’Espagne. Il le servit, au dessert, à quelques-uns de ses compatriotes, qui en firent le plus grand éloge, et trouvèrent qu’effectivement il avait le fumet et la saveur des vins espagnols. — Ce vin de riz était, il faut le dire, d’une qualité exceptionnelle. Celui qu’on boit communément en Chine n’est pas extrêmement agréable ; quoique peu alcoolisé, il est pourtant très-capiteux. Les Chinois en connaissaient la fabrication vingt siècles au moins avant l’ère chrétienne.

Afin de procurer et d’assurer la fermentation du riz, qu’on place dans de grandes jarres, on se sert d’un certain levain auquel on donne le nom de mère du vin. La matière de ce levain est de la farine de bon froment où l’on a laissé tout le son. On délaye cette farine avec de l’eau chaude, et on la pétrit jusqu’à ce qu’on obtienne une masse d’une consistance plus ferme que la pâte à faire le pain. On la place ensuite dans des moules de bois, et on la façonne en forme de briques de la pesanteur de quatre ou cinq livres. On les arrange ensuite sur des planches, dans une chambre hermétiquement fermée à l’air extérieur. Les fabricants connaissent que la fermentation est terminée à la couleur rougeâtre qui a pénétré jusqu’au centre des pains. On les expose alors au grand air pour les sécher, et on les livre ainsi au commerce. Quand ces levains sont bien faits, ils deviennent meilleurs à mesure qu’ils vieillissent. Les mites mêmes qui s’y mettent ne leur nuisent pas. Cependant, on cherche à les en garantir en les séparant les uns des autres par des herbes aromatiques.

La préparation de ce levain demande beaucoup de soin et une grande pratique, car la bonté du vin de riz dépend de la qualité du levain qu’on emploie. Dans le nord de la Chine on se sert de petit millet à la place du riz. La mère du vin n’étant qu’une farine de grain fermentée, aigrie et séchée, on en fait également avec du seigle, de l’orge et de l’avoine. On y mêle souvent non seulement de la farine de pois, de fèves, etc., mais encore des herbes odorantes, des amandes, des feuilles et des écorces d’arbres, des fruits secs et réduits en poussière. Chaque localité a des recettes différentes.

L’eau-de-vie de grain n’est pas aussi anciennement connue en Chine que le vin. Son usage ne remonte que jusqu’à la dynastie mongole des Yuen, c’est-à-dire jusque vers la fin du treizième siècle. Il paraît qu’avant cette époque les Chinois ne savaient pas distiller les alcools. Le premier qui fit de l’eau-de-vie de grain ne songeait, dit-on, qu’à corriger le mauvais goût d’un vin vieux en le faisant passer par un alambic. Il fut fort surpris de voir que son appareil lui donnait de l’eau-de-vie. Pendant longtemps on ne sut opérer que sur le vin, et ce fut le hasard, en quelque sorte, qui fit connaître aux Chinois qu’on pouvait faire de l’alcool directement avec du grain. Un paysan de la province du Chan-tong, qui voulait faire une grande quantité de vin, trouva que le petit millet, qu’on avait négligé de remuer, s’était moisi au lieu de fermenter. Ne pouvant plus en tirer du vin, il essaya d’en faire de l’eau-de-vie, et, son expérience ayant parfaitement réussi, on a, depuis lors, adopté sa méthode, et on s’est ainsi épargné une foule de manipulations inutiles.

Les eaux-de-vie du Nord se font principalement avec le gros millet (holcus sorghum). Il existe des fabriques considérables, nommées chao-kouo, ou « brûleries », dont les produits, passés plusieurs fois à l’alambic, obtiennent la force et l’énergie de l’alcool. Ces eaux-de-vie conservent toujours un goût désagréable, qu’il est facile de faire disparaître en y laissant macérer, pendant quelque temps, des fruits verts ou des aromates ; mais les Chinois n’y regardent pas de si près. Ils s’en abreuvent avec passion ; leur habitude de boire toujours chaud est tellement générale, que même l’esprit-de-vin doit leur être servi tout fumant. Dans les hôtelleries on apporte sur la table des convives une petite urne remplie d’eau-de-vie et un trépied en miniature, au centre duquel est placé un godet en porcelaine. Au commencement du repas on verse dans le godet de l’eau-de-vie qu’on enflamme ; on place l’urne dessus, et, de cette manière, on a l’agrément à avoir son alcool bien chaud tout le temps qu’on reste à table.

Cette horrible boisson fait les délices des Chinois et surtout de ceux du Nord, qui l’avalent comme de l’eau. Il en est un grand nombre qui se ruinent en eau-de-vie comme d’autres au jeu. Seuls ou en compagnie, ils passent les journées entières et quelquefois les nuits à boire par petits coups jusqu’à ce que l’ivresse ne leur permette plus de porter la coupe à la bouche. Quand cette passion s’est emparée d’un chef de famille, la misère, avec tout son lugubre cortège, ne tarde pas à faire son entrée dans la maison. Les brûleries ont coutume de donner l’eau-de-vie à crédit pendant toute l’année. Aussi personne ne se gêne ; on va continuellement puiser selon sa fantaisie, à cette source inépuisable. Les embarras commencent seulement à la dernière lune, époque des remboursements. Alors il faut payer avec usure, et, comme l’argent n’est pas venu avec l’habitude de s’enivrer journellement, il n’y a plus qu’à vendre ses terres, sa maison, si l’on en possède, ou bien qu’à porter au mont-de-piété ses meubles et ses habits.

On comprend difficilement comment il est possible aux Chinois de se passionner pour ces breuvages brûlants comme du feu, et, en outre, de très-mauvais goût. On nous a cité plusieurs exemples de buveurs morts incendiés ; ils avaient fait un usage si immodéré d’alcool, qu’il suintait, en quelque sorte, par tous leurs pores. Un accident, la simple action d’allumer la pipe suffisait pour enflammer et consumer ces malheureux. Nous n’avons pas été nous-même témoin de ce hideux spectacle ; mais plusieurs personnes dignes de foi nous ont assuré que des événements de cette nature n’étaient pas extrêmement rares dans le pays.

Les lois chinoises prohibent la fabrication de l’eau-de-vie et du vin, sous prétexte qu’on doit ménager le grain avec le plus grand soin, dans un pays où tous les travaux et toutes les industries de l’agriculture suffisent à peine pour nourrir ses nombreux habitants. Mais il en est de ces lois à peu près comme de celles qui défendent le jeu ; elles ne sont nullement observées. Il suffit de payer les mandarins, et tous les obstacles sont levés. Les établissements nommés chao-kouo, brûleries, » ont besoin d’une autorisation du gouvernement pour distiller l’eau-de-vie. On la leur vend à condition qu’ils n’emploieront dans leur fabrique que des grains gâtés et impropres à tout autre usage. Cela n’empêche pas qu’on n’y consomme les meilleurs produits des récoltes.

Le jeu et l’ivrognerie, voilà deux causes permanentes de paupérisme en Chine. Il en est encore une troisième, et, sans contredit, plus désastreuse que les autres ; nous voulons parler de la débauche. On remarque, dans la société chinoise, un certain ton de décence et de retenue bien capable de donner le change à ceux qui s’arrêtent à la superficie et se hâtent de juger les hommes d’après leur première impression. Il suffit d’un très-court séjour parmi les Chinois pour être convaincu que leur honnêteté n’existe qu’à l’extérieur. Leur moralité publique n’est, en quelque sorte, qu’un masque jeté sur la corruption des mœurs. Nous nous garderons bien de toucher au voile immonde qui recouvre la putréfaction de cette vieille civilisation chinoise. La lèpre du vice s’est tellement étendue sur cette société sceptique, que le vernis de pudeur dont elle était recouverte tombe de toute part et laisse voir à nu les plaies hideuses qui rongent les peuples sans croyance. Le langage est déjà d’un cynisme révoltant, et l’argot des mauvais lieux tend de jour en jour à devenir le style ordinaire des conversations. Il est certaines provinces où les hôtelleries qu’on rencontre sur la route ont des appartements entièrement tapissés de dessins qui sont des représentations révoltantes de tout ce que la débauche peut avoir de plus dévergondé…, et toutes ces abominables peintures, les Chinois les nomment tout bonnement des fleurs.

On comprend que les ravages du paupérisme doivent être incalculables dans une société où le jeu, l’ivrognerie et le libertinage sont développés sur de si larges proportions. Il existe, en effet, d’innombrables multitudes croupissant dans le vice et la misère, et toujours disposées à s’enrôler, à la première occasion, sous la bannière du volet du brigandage.

C’est également le paupérisme qui, selon nous, est la source de ces monstruosités si fréquentes en Chine, et dont la charité inépuisable des chrétiens d’Europe, et surtout de la France, se préoccupent avec tant de zèle, nous voulons parler des infanticides. Ces dernières années, il s’est élevé de vives discussions sur ce triste et lamentable sujet ; d’une part on a voulu nier ces infanticides : il y avait en cela absurdité et niaiserie ; de l’autre, on a été un peu trop loin, et c’est ce qui arrive ordinairement dans ces ardentes polémiques, où l’on ne sait jamais s’arrêter à ce point calme et inaltérable où réside la vérité. De nombreux renseignements venus de la Chine ont beaucoup servi à embrouiller la controverse ; car, à notre avis, on a trop généralisé les faits. Il faut donc essayer de rechercher ce qu’il y a de vrai et de faux dans cette monstrueuse barbarie qu’on reproche à la nation chinoise.

Nous allons d’abord citer quelques passages d’une lettre de monseigneur Delaplace, qui, depuis plus de sept ans, exerce son zèle apostolique dans les missions de la Chine.

« Quelques personnes demandent encore s’il est vrai que la Chine soit remplie de tant d’infanticides. Bien que ma voix soit peu de chose, je la joindrai pourtant à une foule d’autres voix, pour vous assurer que, chaque jour, des milliers et des millions d’enfants périssent dans les eaux des fleuves et sous la dent des animaux immondes. Les lettres des missionnaires que j’ai lues dans les Annales donnent, en général, pour cause de cette épouvantable barbarie, ou l’inconduite des parents, ou la misère et la gêne d’une nombreuse famille, ou simplement le caprice et l’usage. Toutes ces causes ne sont que trop réelles, et je n’en ai que trop vu les douloureux effets, soit autrefois à Macao, soit dans les autres pays que j’ai parcourus depuis cinq ans. Il faudrait, ce me semble, y ajouter la superstition ; car c’est elle qui opère les ravages les plus affreux, et malheureusement les plus irrémédiables. Si les autres missionnaires n’en parlent pas, c’est peut-être que le mal est moindre chez eux que chez nous, ou bien encore parce que la superstition faisant l’usage, on comprend, sous ce dernier mot, tout ce qui provient des idées superstitieuses. Quoi qu’il en soit, acceptez ce que je vous dis comme venant d’un témoin oculaire, et appliquez-le seulement aux cantons de Ho-nan, où je l’ai constaté ; car je ne prétends rien affirmer pour toute la Chine, où chaque province a sa langue, ses coutumes et ses superstitions propres.

« Les Chinois dont je parle, c’est-à-dire à peu près tous les païens de Ho-nan, croient à la métempsycose. D’après leurs idées, chaque homme a trois houen. Qu’est-ce que le houen ? Question difficile à résoudre. Si vous voulez, houen sera quelque chose de vague, comme « esprit, génie, vitalité. » Chaque individu a donc trois houen. À la mort de leur possesseur, un de ces houen transmigre dans un corps, un autre reste dans la famille ; c’est comme le houen domestique. Enfin le troisième repose sur la tombe. À ce dernier, on brûle des papiers (sorte de sacrifice). Au houen domestique, qui siège sur la tablette, au milieu des caractères qui y sont gravés, on brûle des hiang, « bâtons d’odeur », on offre des repas funèbres, etc. Ces honneurs rendus, on est tranquille, les houen sont apaisés : qu’y a-t-il à craindre ?

« Telles sont les mesures à prendre et les mesures prises à l’égard des houen de ceux ou de celles qui meurent dans l’âge mûr. Quant aux enfants, que faire ? L’usage ne permet pas de leur élever des tablettes, ni de leur rendre un culte quelconque, parce que leur houen n’est pas censé parfait. Bien qu’inachevé, cependant il existe, et, à son état d’ébauche, il est encore plus redoutable que celui des hommes accomplis. On n’a rien fait, on ne fait rien pour l’honorer, on craint donc sa colère ; à cela quel remède ? On s’en tire en vrai Chinois, c’est-à-dire qu’on ruse avec les houen. Lorsque l’enfant est très-mal, à l’agonie, on s’arrange de manière à ce que les houen, à leur sortie, ne connaissent pas la famille du défunt. On prend donc le pauvre petit moribond, et on le jette à l’eau, ou bien on va l’exposer ou l’enterrer dans un endroit écarté. Alors les houen, indignés d’être sans culte, a s’en prendront aux poissons ou aux bêtes des champs, peu importe, la famille est sauvée. Si la chose ne faisait pas si mal au cœur, on rirait des précautions qui se prennent pour mieux duper les houen. Ordinairement, celui qui emporte le petit agonisant ne marche pas en droite ligne, mais en zigzag, allant, revenant, tirant, à l’est, puis à l’ouest, décrivant un amalgame de triangles, afin que, dans ce labyrinthe de lignes brisées, les houen ne puissent jamais reconnaître leur route, dans le cas où ils voudraient chercher l’ancien logis de leur hôte. Pitié ! n’est-ce pas ? déplorable erreur ! Telle est néanmoins ici la vraie raison pour laquelle tant d’enfants sont jetés à la voirie ; et ceux qui ne sont qu’abandonnés sont les plus heureux. On peut souvent leur donner le ciel, on peut encore, en beaucoup de cas, leur prolonger la vie, et quelquefois les sauver. D’autres enfants sont victimes de la doctrine des houen, mais victimes immolées de la façon la plus cruelle.

« En juin dernier, un païen du voisinage (environ à un quart de lieue de ma résidence), voyant son enfant malade, l’acheva lui-même à coups de hache. Sa pensée était que le houen de cet enfant pourrait bien se rejeter sur un autre, et qu’ainsi tous ses enfants mourraient. Il fallait donc tourmenter ce houen, et tellement le tourmenter, qu’il n’eût plus jamais la fantaisie de se loger sous son toit.

« D’autres, par un motif différent, mais toujours tiré de cette étrange doctrine, exercent les mêmes cruautés. Les houen seraient, à leurs yeux, comme un génie malfaisant qui a besoin de torturer les hommes. Un nouveau-né mourant si jeune, les houen n’auront pas le temps d’assouvir sur lui leur soif de barbarie. Il faut donc les contenter, tandis qu’il reste encore à l’enfant un souffle de vie. Les houen, une fois satisfaits, n’exerceront pas leur vengeance. Voilà donc encore un petit moribond qui va être haché. Deux règles sont requises, pour l’ordinaire, dans cette exécution. 1° Il faut que l’enfant soit coupé en trois parties ; la première se compose de la tête et de la poitrine ; la deuxième, du tronc et des cuisses ; la troisième, des jambes et des pieds. 2° Il faut que le père ou la mère dépècent eux-mêmes le fruit de leurs entrailles.

« Ces horreurs, les croyez-vous ? Je suis sûr que beaucoup, même parmi les missionnaires, n’en ont jamais entendu parler ; et, je le répète, il est possible qu’elles ne soient pas communes à toute la Chine. Le genre de pays que je viens de parcourir ces trois dernières années, l’espèce de païens avec lesquels j’ai été en fréquents rapports, peuvent faire exception, même dans le Ho-nan. Toutefois soyez certain que je vous écris de déplorables vérités, d’autant plus déplorables, comme je le disais plus haut, que nous ne pouvons presque jamais aborder ces petites victimes et les munir au moins de la grâce du baptême. Tout se passe dans le conseil secret du père et de la mère ; c’est comme un privilège de férocité dont ils se réservent exclusivement le spectacle.

« Puisque nous en sommes sur cet article, je vais vous dévoiler un autre genre d’horreurs ; je dis dévoiler, car c’est peut-être encore du nouveau. Il faut s’être trouvé dans la situation où j’ai été moi-même, pour en avoir connaissance.

« Un homme, d’une famille aisée, mais païenne bien entendu, avait eu pour premier enfant, une fille, pour deuxième enfant encore une fille. Il voulut savoir s’il aurait bientôt un garçon ; savez-vous ce qu’il fit ? Il prit un tcha-dze (c’est une espèce de couperet qui sert à couper en menu la paille des animaux) ; le tcha-dze bien fixé, notre homme couche à terre sa seconde fille, ajuste son petit cou sous la lame de l’instrument, et pèse de toute sa force, examinant avec bien de l’attention comment coule le sang ; car c’est de là que dépend l’heureux ou le funeste présage. Si le sang coule mollement le long du tcha-dze, c’est une preuve qu’il n’a encore aucune vertu. En conséquence, on ne peut attendre que des filles. Si, au contraire, le sang bouillonne un peu, si surtout il en jaillit quelques gouttes jusqu’aux genoux de l’enfant, oh ! pour le coup, on est sûr d’obtenir un garçon ; la force vitale se déploie. Voilà encore un usage établi par celui qui a été appelé homicide dès le commencement. Ô païens, vrais enfants du démon, qui s’enivrent de carnage à l’imitation de leur père ! Quand donc leurs cœurs seront-ils émus par la charité de Jésus-Christ[2]… ? »

Nous avons choisi cette lettre, de préférence à une foule d’autres que nous aurions pu recueillir dans les Annales de la Propagation de la foi et de la Sainte-Enfance, parce que, son auteur nous étant intimement connu, nous savons que, s’il a les expressions vives et le cœur ardent, son caractère, plein de prudence et de sagesse, ne lui permettrait pas d’écrire légèrement des faits dont il n’aurait pas constaté par avance l’authenticité. Aussi a-t-il soin de remarquer que le district où ont eu lieu les monstruosités qu’il raconte peut faire exception, non-seulement en Chine, mais encore dans la province du Ho-nan. Il se garde bien de généraliser ce qu’il a vu ou entendu de personnes dignes de foi. Malheureusement, cette sage retenue n’est pas toujours dans l’habitude de ceux qui parlent de la Chine. On aime assez volontiers à mettre sur le compte de trois cents millions d’individus le fait d’un simple particulier, et à rendre l’empire tout entier complice et solidaire de ce qui se passe dans une localité. De là, sans aucun doute, le grand nombre de préjugés qui ont cours en Europe sur le compte de la nation chinoise.

Dans le canton dont parle Mgr Delaplace, les uns hachent leurs enfants dans le but de tourmenter les houen, au point qu’ils n’aient jamais plus la fantaisie de revenir ; les autres les hachent également, afin de renvoyer les houen contents et satisfaits. Nous savons très-bien qu’on ne doit pas s’attendre à trouver de la logique chez des gens qui ont la tête fêlée par des idées superstitieuses ; mais enfin, il est bien probable que ce sont là des faits exceptionnels et qui, par bonheur, ne se reproduisent pas fréquemment. Pour notre compte durant notre séjour et nos voyages en Chine, nous n’avons jamais entendu parler de ces pratiques superstitieuses.

Quant aux infanticides ordinaires, aux enfants étouffés ou noyés, ils sont innombrables, plus communs, sans contredit, qu’en aucun lieu du monde ; ils ont pour principale cause le paupérisme. D’après les renseignements recueillis dans les diverses provinces que nous avons parcourues, il est certain qu’on tue sans pitié les nouveau-nés quand on en est embarrassé. La naissance d’un enfant mâle dans une famille est un bonheur et une bénédiction. La naissance d’une fille, au contraire, est toujours considérée comme une calamité, surtout parmi les Chinois peu aisés. Un garçon est bientôt capable de travailler, d’aider ses parents, qui comptent sur lui pour le temps de leur vieillesse. C’est, d’ailleurs, une continuation de la famille, un anneau ajouté à la chaîne des ancêtres. Une fille ne peut qu’être à charge à sa famille ; d’après les mœurs chinoises, elle doit être enfermée jusqu’à l’époque de son mariage ; durant ce temps, elle n’exerce aucune industrie, et ne saurait dédommager ses parents des peines et des dépenses qu’elle occasionne. Aussi ne se défait-on jamais que des filles parce qu’elles sont considérées comme une source d’indigence et de misère. Dans certaines localités, où la culture du coton et l’éducation des vers à soie peuvent fournir aux jeunes filles des occupations très-lucratives, on les conserve avec soin, et c’est toujours avec un grand regret que les parents les voient entrer par le mariage dans une famille étrangère. L’intérêt, voilà le suprême mobile des Chinois, même dans les affaires où le cœur semblerait devoir seul dominer.

Il est incontestable que les infanticides sont très nombreux en Chine. Faut-il en conclure que les Chinois sont barbares, féroces, sourds à la voix de la nature, et se jouent de la vie des enfants auxquels ils ont donné le jour ? Nous ne le pensons pas. On trouve chez eux, comme partout, des hommes dégradés, qui ne reculent devant aucun genre d’atrocité. On peut même dire que les Chinois ont, en général, une plus grande facilité pour s’abandonner à tous les vices et commettre le crime. Et cela doit-il étonner ? N’y aurait-il pas lieu, au contraire, d’être surpris, s’il en était autrement ? Quel motif serait capable d’arrêter des hommes qui n’ont aucune croyance religieuse, dont l’intérêt personnel est l’unique règle du bien et du mal, vivant au milieu d’une société sceptique, avec des lois athées, n’ayant d’autre sanction que les verges et la potence ? Après avoir considéré ce qui se passe chez les nations chrétiennes, on trouverait, peut-être, qu’il n’y a pas tant à se récrier sur les vices des peuples païens. Si quelque chose doit surprendre, c’est de les voir, en quelque sorte, si peu avancés dans la pratique du mal. Le christianisme a ennobli le sang humain et inspire un respect infini pour la vie de l’homme. Chez les chrétiens, la religion, les lois ecclésiastiques et civiles, les mœurs publiques, tout protège l’existence des petits enfants avec autant de sollicitude que celle des grandes personnes ; et cependant les infanticides et les avortements, qui sont en réalité des infanticides anticipés, sont-ils bien rares parmi nous ? Malgré la sévérité des lois, la vigilance des magistrats et les précautions de tout genre inventées par la charité pour protéger la vie des nouveau-nés, les crimes de ce genre, dont la justice a journellement à s’occuper, donnent le droit de penser que ceux qui demeurent cachés peuvent atteindre un chiffre effrayant. Faut-il être surpris, après cela, que les infanticides soient très-communs en Chine, où la loi donne une si grande autorité aux pères sur les enfants, et où on ne trouve pas, comme chez nous, ces innombrables établissements de charité chrétienne pour recueillir les pauvres et les soigner avec la plus tendre sollicitude ? Qu’on supprime les salles-d’asile, les hospices pour les enfants trouvés, les crèches ou seulement les tours, et l’on verra si le peuple le plus civilisé, le plus doux de l’Europe, ce peuple dont l’incomparable charité veille sur les misères et les infortunes du monde entier, ne présentera pas bien tôt un spectacle peu différent de celui que nous donne la Chine. Ce qu’on nous raconte des Chinois ressemble beaucoup à ce qui se passait à Paris du temps de saint Vincent de Paul.

« La ville de Paris étant d’une étendue excessive et le nombre de ses habitants presque innombrable, il se trouve beaucoup de dérèglements en la vie de quelques personnes particulières, auxquels il n’est pas possible d’apporter un tel remède, qu’il ne reste toujours plusieurs désordres, entre lesquels un des plus pernicieux est l’exposition et l’abandon des enfants nouvellement nés, dont souvent on met non-seulement la vie, mais aussi le salut en péril, les mères dénaturées, ou autres qui exercent cette inhumanité envers ces petites créatures innocentes, ne se souciant guère de leur procurer le baptême pour les mettre en état de salut.

« On a remarqué qu’il ne se passe aucune année qu’il ne s’en retrouve au moins trois ou quatre cents exposés tant à la ville qu’aux faubourgs ; et, selon l’ordre de la police, il appartient à l’office des commissaires du Châtelet et de lever les enfants ainsi exposés et de faire des procès-verbaux du lieu et de l’état où ils les ont trouvés.

« Ils les faisaient porter ci-devant en une maison qu’on appelait la Couche, en la rue Saint-Landry, où ils étaient reçus par une certaine veuve qui y demeurait avec une ou deux servantes et se chargeait du soin de leur nourriture ; mais ne pouvant suffire pour un si grand nombre, ni entretenir des nourrices pour les allaiter, ni nourrir et élever ceux qui étaient sevrés, faute d’un revenu suffisant, la plupart de ces pauvres enfants mouraient de langueur en cette maison ; ou même les servantes, pour se délivrer de l’importunité de leurs cris, leur faisaient prendre une drogue pour les endormir, qui causait la mort à plusieurs. Ceux qui échappaient à ce danger étaient ou donnés à ceux qui venaient les demander, ou vendus à si vil ce prix, qu’il y en a eu pour lesquels on n’a payé que a vingt sous. On les achetait ainsi, quelquefois pour leur faire téter des femmes gâtées, dont le lait corrompu les faisait mourir, d’autres fois pour servir aux desseins de quelques personnes qui supposaient des enfants dans les familles, d’où arrivaient d’étranges désordres. Et on a su qu’on en avait acheté (ce qui fait horreur) pour servir à des opérations magiques et diaboliques ; de telle sorte, qu’il semblait que ces pauvres innocents fussent tous condamnés à la mort, ou à quelque chose de pis, n’y en ayant pas un seul qui échappât à ce malheur, parce qu’il n’y avait personne qui prît soin de leur conservation. Et, ce qui est encore plus déplorable, plusieurs mouraient sans baptême, cette veuve ayant avoué qu’elle n’en avait jamais baptisé ni fait baptiser aucun.

« Ce désordre si étrange dans une ville si riche, si bien policée, si chrétienne qu’est celle de Paris, toucha sensiblement le cœur de M. Vincent lorsqu’il en eut connaissance ; mais, ne sachant comment y pourvoir, il en parla à quelques-unes des dames de la Charité, et les convia d’aller quelquefois dans cette maison, non pas tant pour découvrir le mal, qui était assez connu, que pour voir s’il n’y aurait point quelque moyen d’y remédier[3]. »

Voilà comment, du temps de saint Vincent de Paul, on traitait les enfants à Paris, cette ville si riche, si bien policée et si chrétienne. Faut-il être étonné, après cela, de trouver tant d’infanticides parmi les Chinois, dont la classe inférieure est condamnée à une misère si profonde ?

On lit, dans les relations des missionnaires, qu’on rencontre fréquemment, le long des routes et des sentiers, sur les fleuves, les lacs et les canaux, des cadavres de petits enfants qui deviennent la pâture des animaux immondes. Nous avons la conviction intime que ces récits sont de la plus parfaite exactitude ; cependant il ne faudrait pas croire que la chose est tellement commune et générale, qu’il suffise d’aller faire, au hasard, une promenade pour rencontrer immédiatement sous ses pas quelque enfant dévoré par des chiens ou des pourceaux ; on se tromperait peut-être grandement. Pendant plus de dix ans, nous avons parcouru l’empire chinois dans presque toutes ses provinces, et nous devons déclarer, pour rendre hommage à la vérité, que nous n’avons jamais aperçu un seul cadavre d’enfant. Et nous pourrions ajouter que, durant nos nombreux voyages en Chine, par terre et par eau, nous n’étions nullement dans l’habitude d’aller les yeux continuellement baissés. Toutefois, nous le répétons, nous avons la certitude qu’on peut en rencontrer très-souvent. Il nous semble même difficile qu’il en soit autrement ; voici pourquoi.

En Chine, il n’existe pas, comme en Europe, de cimetière commun. Chaque famille enterre ses morts sur son terrain propre, d’où il résulte qu’une sépulture est ordinairement très-coûteuse, et que les personnes peu aisées sont souvent très-embarrassées pour rendre les honneurs funèbres à leurs proches. Quand il s’agit d’un père ou d’une mère, on fait tous les sacrifices imaginables, afin de leur donner un cercueil et de les ensevelir convenablement. À l’égard des enfants morts, on n’y attache pas la même importance ; et les parents déjà pauvres ne veulent pas se réduire à la mendicité pour leur procurer une sépulture. On se contente donc de les envelopper de quelques lambeaux de natte, puis on les abandonne au courant des eaux, on les expose dans des ravins, sur les montagnes isolées ou le long de quelque sentier. On peut donc rencontrer assez fréquemment, dans les campagnes, des cadavres de petits enfants ; quelquefois ils doivent devenir la pâture des animaux ; mais on aurait tort de conclure que ces enfants étaient encore vivants quand ils ont été ainsi jetés et abandonnés. Cela peut cependant arriver assez souvent, surtout pour les petites filles dont on veut se défaire et qu’on expose de la sorte, dans l’espérance qu’elles seront, peut-être, recueillies par d’autres.

Dans les grandes villes, on voit, près des remparts, des cryptes destinées à recevoir les cadavres des enfants que les parents ne peuvent faire ensevelir. C’est dans ces puits profonds qu’on va les jeter, et l’administration y fait porter de temps en temps de la chaux vive pour consumer les chairs. Il existe certainement des pères et des mères dénaturés, qui n’ont pas horreur de précipiter dans ces fosses communes leurs filles encore vivantes. Mais nous pensons qu’il y aurait grande exagération à dire que ces cryptes sont remplies de petits enfants, qui font entendre au loin leurs cris et leurs gémissements. Quand l’imagination est frappée, on peut entendre beaucoup de choses.

À Péking, tous les jours avant l’aurore, cinq tombereaux, traînés chacun par un bœuf, parcourent les cinq quartiers qui divisent la ville, c’est-à-dire les quartiers du nord, du midi, de l’est, de l’ouest et du centre. On est averti, à certains signes, du passage de ces tombereaux, et ceux qui ont des enfants morts ou vivants à leur livrer les remettent au conducteur. Les morts sont ensuite déposés en commun dans une fosse, et on les recouvre de chaux vive. Les vivants sont portés dans un asile nommé Yu-yng-tang, « temple des nouveau-nés. » Les nourrices et l’administration sont aux frais de l’État. Dans toutes les villes importantes, il y a des hospices pour recueillir les petits enfants abandonnés.

Bien des gens, en Europe, se sont persuadé que la nation chinoise tout entière était parvenue à un tel degré d’abrutissement et de barbarie, que le crime d’infanticide s’y trouvait toléré par le gouvernement et l’opinion publique. Il n’en est pas ainsi : le meurtre des enfants y est regardé comme un crime, et les magistrats n’ont jamais cessé d’élever leur voix contre ces horribles abus de l’autorité paternelle. Qu’on en juge par l’édit suivant, qui fut affiché dans la province de Canton vers la fin de l’année 1848.


ÉDIT CONTRE L’INFANTICIDE.


« Le juge criminel de la province de Kouang-toung défend strictement l’abandon des petites filles, pour abolir cette détestable coutume et pour faire remplir les devoirs de la vie.

« J’ai appris que, dans Canton et les faubourgs, on avait l’abominable coutume d’abandonner les petites filles. Dans quelques cas, c’est parce que la famille est pauvre et qu’on ne peut subvenir à l’entretien de nombreux enfants ; dans d’autres cas, les parents désirent un garçon, et, dans la crainte que les soins à donner, de la part de la mère, ne retardent une seconde progéniture, quand une fille naît, aussitôt elle est abandonnée.

« Bien qu’il y ait des établissements pour les enfants trouvés du sexe féminin, cependant on n’a pu détruire cette révoltante pratique, qui est un outrage à la morale et à la civilisation, et qui brise l’harmonie du ciel.

« Dans ce dessein, je fais de sévères défenses et ces pressantes considérations :

« Considérez les insectes, les poissons, les oiseaux, les bêtes féroces ; tous aiment leurs petits… Comment donc, vous, pouvez-vous massacrer ceux qui sont formés de votre sang, et qui sont pour vous comme les cheveux de votre tête !

« Ne vous inquiétez pas de votre pauvreté ; car vous pouvez, par le travail de vos mains, vous procurer quelques ressources. Quoiqu’il soit difficile de marier vos filles, ce n’est pas une raison pour vous en débarrasser. Les deux pouvoirs, celui du ciel et celui de la terre, le défendent. Les enfants des deux sexes appartiennent à l’ordre du ciel, et, s’il vous naît une fille, vous devez l’élever, encore qu’elle ne vaille pas pour vous un garçon. Si vous les tuez, comment pouvez-vous espérer d’avoir des fils ? Comment ne craignez-vous pas les suites de votre indigne conduite, et surtout les décrets de la justice du ciel ! Vous étouffez votre amour… Vous vous en repentirez après la vie ; mais trop tard.

« Je suis un juge plein de bienveillance, de bonté et de commisération. Vous devez tous, si vous avez une fille, l’élever avec soin, ou, si vous êtes pauvres, l’envoyer à l’établissement des enfants trouvés, ou la confier à une famille amie, pour qu’elle l’élève pour vous. Si vous les abandonnez comme précédemment, dès que vous serez découverts, vous serez punis selon les lois, car vous êtes dénaturés ; et, pour le crime du meurtre de vos enfants, vous êtes indignes de toute indulgence. Abandonnez vos premières coutumes de livrer vos enfants à la mort ; cessez de commettre le mal et d’attirer sur vous des calamités et la réprobation.

« Que chacun obéisse à cet édit spécial ! » Nous poumons citer un grand nombre de proclamations des premiers mandarins de l’empire, qui flétrissent la conduite des parents assez dénaturés pour mettre à mort leurs filles, et qui les menacent de toutes les rigueurs des lois. Ces proclamations démontrent, d’une manière incontestable, que les infanticides sont très nombreux en Chine ; mais, en même temps, ils sont une preuve que le gouvernement et l’opinion publique ne favorisent nullement de tels crimes. Les hospices pour les enfants trouvés témoignent encore d’une certaine sollicitude de l’administration chinoise envers ces pauvres petites créatures. Nous savons bien que ces établissements ne sont pas d’une grande ressource et qu’ils ne peuvent remédier à l’intensité du mal ; les mandarins et les employés de ces hôpitaux étant beaucoup plus occupés d’en piller rapidement les revenus que de veiller au bon entretien des enfants.

Il est certain qu’un bon gouvernement pourrait faire prospérer ces nombreux établissements de bienfaisance, qui existent, en Chine, depuis des siècles, et dont les peuples païens de l’Occident n’ont pas même eu l’idée. On sait qu’à Lacédémone, d’après les lois du sage Lycurgue, chaque enfant, à sa naissance, était examiné avec soin, et précipité dans un gouffre au pied du Taygète, s’il ne paraissait pas bien constitué. Les Romains, qui engraissaient les poissons de leurs viviers avec des esclaves, devaient assurément avoir bien peu de tendresse et de compassion pour les petits enfants. Les Chinois n’en sont pas encore là. Leur gouvernement, du moins, ne cesse de protester contre tout ce qui peut attenter à la vie de l’homme, et, s’il est impuissant à opposer des digues solides au débordement du mal, c’est que, pour retirer les hommes du vice et les amener à la pratique de la vertu, il faut autre chose que des motifs terrestres et des considérations philosophiques. Dans toutes les provinces de la Chine, l’administration se préoccupe du sort des pauvres enfants abandonnés, et, si leurs œuvres de bienfaisance, si belles et si louables en elles-mêmes, se trouvent frappées de stérilité, c’est parce qu’il leur manque une idée religieuse, la foi, pour les vivifier et les rendre fécondes.

L’association de la Sainte-Enfance, fondée à Paris, depuis peu d’années, par le zèle et la charité de M. de Forbin-Janson, a déjà peut-être sauvé, en Chine, un plus grand nombre d’enfants que les immenses revenus de tous les hospices de ce vaste empire. Il est beau, il est glorieux pour la France catholique de veiller, avec cette généreuse sollicitude, sur les enfants des nations étrangères, de celles mêmes qui repoussent avec dédain les bienfaits de son inépuisable charité. Heureuse l’enfance catholique de l’Europe, à qui la religion sait inspirer, dès les premières années, ces héroïques sentiments de bienfaisance et de sacrifice. La société peut compter sur une génération qui se passionne ainsi pour le salut des enfants abandonnés à l’autre extrémité du monde, et dont l’œuvre touchante et merveilleuse exerce déjà son influence dans les contrées les plus reculées. Chose incroyable ! la Sainte-Enfance, une association de tout petits enfants chrétiens, lutte avec plus de succès contre les infanticides que l’empereur de la Chine avec tous ses trésors et ses légions de mandarins.

  1. Le lac Pou-yang est formé par le confluent de quatre grandes rivières ; il a trente lieues de circuit.
  2. Annales de la propagation de la foi, juillet 1852, n° 143, p. 250 et suiv.
  3. Vie de saint Vincent de Paul, par Louis Abelly, t. I, p. 143.