L’Empire chinois/Volume 2 - Chapitre VIII

Gaume (Tome IIp. 316-361).
Volume II


CHAPITRE VIII.


Départ de Kouang-tsi-hien. — Orage. — Courriers du gouvernement. — Manière de correspondre par lettres. — Grande fête à Hoang-meïhien. — Feux d’artifice. — Musique chinoise. — Idée qu’on doit se faire de la musique des anciens. — Route impériale de Péking. — Système routier en Chine. — Halte sur le bord du lac Pou-yang. — Embarquement. — Les cancrelats à bord d’une jonque. — Coup d’œil sur la province du Hou-pé. — L’agriculture en Chine. — Fête impériale du labourage. — Détails sur l’agriculture. — Produits agricoles. — Le bambou. — Le nénuphar. — Riz impérial. — Caractère observateur des Chinois. — Classification des blés. — Ce que deviennent les hirondelles pendant l’hiver. — Manière de se servir d’un chat en guise de montre. — Méthode pour empêcher les ânes de braire.


Au moment où nous allions quitter Kouang-tsi-hien, nous reçûmes la visite du préfet de la ville, auquel nous fûmes heureux d’adresser des remercîments pour la manière dont il nous avait fait traiter. Nous lui demandâmes des nouvelles de son fameux chef de brigands. — Hier, nous dit-il, j’ai passé la journée tout entière à l’interroger, et c’est ce qui m’a empêché de me rendre auprès de vos personnes. J’ai siégé aussi pendant une partie de la nuit, sans pouvoir réussir à lui faire dénoncer ses complices. Les kouan-kouen sont comme cela ; ils se soutiennent mutuellement, jusqu’à affronter les tortures et la mort. Dans quelques jours, lorsqu’il sera remis et que les vestiges des supplices auront disparu, je l’expédierai pour la capitale, avec les pièces du procès ; les tribunaux supérieurs d’Ou-tchang-fou s’en chargeront. Le ngan-tcha-sse, « inquisiteur des crimes, » essayera de le faire parler, mais je ne crois pas qu’il réussisse.

Il est d’usage, en Chine, que le juge, après avoir flagellé un accusé jusqu’au sang, ou l’avoir roué de coups jusqu’à lui meurtrir les membres, lui fasse appliquer des remèdes pour ranimer ses forces, et le torturer de nouveau sans danger de le tuer. On prétend que plusieurs de ces remèdes sont d’une merveilleuse efficacité ; les plaies se cicatrisent si promptement, que les supplices peuvent recommencer tous les jours.

Il y avait tout au plus une heure que nous avions quitté la ville de Kouang-tsi-hien, lorsque le ciel se couvrit entièrement de nuages. Un violent coup de tonnerre éclata brusquement sur nos têtes, et d’énormes gouttes de pluie se mirent à tomber. Nous craignîmes, un instant, d’être assaillis par quelque grand orage, et les gens de la caravane regardaient de toute part, avec anxiété, où nous pourrions nous réfugier. Le pays que nous traversions était un peu stérile et sauvage ; les habitations étaient si rares, qu’on n’en apercevait d’aucun côté. On voyait seulement, dans le lointain, comme un gros village situé dans une direction différente de celle de la route, et qu’il eût fallu gagner à travers champs. Le Saule pleureur était dans une perplexité extrême ; il venait à chaque minute demander ce qu’il y avait à faire. — La circonstance est fâcheuse, nous disait-il. — Oui, assez fâcheuse ; il paraît que le temps va devenir contrariant. — Dans ce cas, quel dessein formez-vous ? — Mais nous n’en formons pas ; la chose n’est pas facile. — Et si l’orage éclate ? — Il faudra se résigner ; nous ne voyons rien de mieux pour le moment… Notre conducteur ne s’habituait pas facilement à cette idée de résignation ; il revenait sans cesse à la charge, se figurant toujours que nous finirions par trouver quelque moyen extraordinaire de conjurer l’orage, ou un expédient quelconque pour nous mettre à l’abri. Il avait l’air de croire que des gens comme nous ne devaient pas être embarrassés dans un cas semblable.

Heureusement il n’y eut pas d’orage. Après ces premières gouttes, qui se précipitaient sur la terre larges comme des sapèques, la pluie se mit à tomber tout bonnement, avec un calme et une régularité admirables. Cela dura ainsi pendant la journée tout entière, et personne n’y trouva le moindre inconvénient. L’atmosphère, qui, auparavant, était étouffante, devint d’une délicieuse fraîcheur. La boue n’était pas à craindre, car nous marchions sur un terrain sablonneux, et d’ailleurs si sec, si altéré, qu’il buvait avec une insatiable avidité toute l’eau qui descendait du ciel. Les porteurs de palanquin paraissaient tout heureux de sentir tomber la pluie sur leur dos, et de se procurer si facilement les jouissances prolongées du bain ; ils riaient aux éclats, chantaient de toute leur âme, et s’acquittaient, en se jouant, de leur pénible fonction. Les piétons et les cavaliers de la troupe n’étaient pas moins à leur aise ; la tète nue et n’ayant qu’un simple caleçon pour tout vêtement, ils savouraient avec délices la fraîcheur de la pluie. Nous leur portions envie ; mais les exigences des rites nous faisaient un devoir impérieux de rester enfermés dans nos palanquins.

Vers midi, nous fûmes joints par deux voyageurs fortement serrés aux reins par une triple ceinture en toile de coton, coiffés d’un chapeau pointu en rotin, et portant en bandoulière un énorme étui vernissé. Leurs chaussures étaient des sandales faites avec des lanières de cuir. Ils s’en allaient en silence, les bras branlants, d’un pas long et toujours uniforme, sans pourtant avoir l’air de se presser. Leurs yeux étaient toujours fixés en terre, et ils détournèrent à peine la tête quand ils passèrent au milieu de notre caravane ; dans un instant ils furent loin de nous, et bientôt nous les eûmes entièrement perdus de vue. Ces deux hommes étaient des courriers du gouvernement ; ils se dirigeaient vers la route impériale, pour la suivre jusqu’à Péking. L’étui vernissé attaché sur leur dos contenait les dépêches de l’administration d’Ou-tchang-fou.

Le gouvernement chinois emploie des courriers à pied et à cheval, dont le service se fait avec assez de régularité ; par ce moyen, il se tient au courant de tout ce qui se passe dans les provinces et chez les peuples tributaires. Il existe, de distance en distance, sur toutes les routes principales, des chevaux de relais qu’on se contente de faire aller au trot pour les dépêches ordinaires. Si les nouvelles demandent plus de célérité, les estafettes vont, jour et nuit, au grand galop ; ou bien on emploie des courriers à pied, dont la marche, dit-on, est plus rapide que le trot du cheval. Ces hommes, avant d’être admis à remplir de semblables fonctions, doivent s’être accoutumés, pendant longtemps, à faire des courses ayant les jambes entourées de poches remplies de sable, dont ils augmentent tous les jours la quantité. Us se brisent ainsi à des marches forcées et très-fatigantes, et acquièrent peu à peu une grande agilité. Quand ils retranchent ensuite le poids auquel leurs jambes étaient habituées, ils peuvent marcher, sans peine, pendant plusieurs jours. Ces courriers n’ont jamais l’air d’être pressés ; on dirait qu’ils vont toujours d’un pas ordinaire, et cependant ils avancent avec une remarquable rapidité.

En Chine, il n’existe pas de poste à l’usage du public. Lorsqu’on veut expédier des lettres, il faut avoir recours à la complaisance de quelque voyageur, ou envoyer, à ses frais, un commissionnaire ; ce qui ne laisse pas d’être très-coûteux, quand il doit aller un peu loin : encore faut-il se résigner aux nombreux accidents de la route, et souvent ces lettres, après avoir occasionné tant de dépenses, finissent par s’égarer. Les missionnaires, habitués, en Europe, à une prodigieuse facilité de correspondance, ont beaucoup de peine à se faire à toutes ces longueurs, à endurer tous ces embarras. Cinquante jours suffisent pour avoir les lettres de Paris à Canton ; mais, de Canton à Péking, il faut attendre trois mois.

Les Chinois ne souffrent nullement d’un pareil état de choses ; étant complètement dépourvus d’affection, ils n’éprouvent aucun besoin de correspondre avec leurs parents et leurs amis. N’envisageant les choses de la vie que par leur côté positif et matériel, ils n’ont aucune idée de ces relations si douces de deux cœurs qui aiment à se rapprocher dans une correspondance intime, et à se communiquer leurs joies et leurs souffrances. Ils ne connaissent pas ces émotions si vives, dont on est subitement agité à la simple vue d’une écriture qu’on reconnaît. Leur main n’a jamais tremblé en décachetant une lettre. Il leur arrive même rarement de régler par écrit leurs affaires commerciales ; ils préfèrent se transporter sur les lieux, et les traiter de vive voix.

Ce n’est pas que les Chinois ne s’écrivent très-fréquemment. Ils ont l’habitude de s’adresser des missives toutes les fois qu’ils en trouvent l’occasion ; mais, dans leurs lettres, il n’y a jamais rien d’intime, rien de confidentiel. Ce sont des formules banales, consacrées par l’usage, et qui peuvent être envoyées sans inconvénient au premier venu. Aussi, le premier venu s’empare-t-il d’une lettre qui arrive, la décachette et la lit, sauf à faire part ensuite de ce qu’elle contient à celui à qui elle est adressée ; cela ne souffre pas la moindre difficulté. Lorsque quelqu’un écrit, pour peu qu’on soit curieux, on n’a qu’à se pencher par-dessus ses épaules, et lire, sans se gêner, les caractères qu’il trace ; on n’y met pas plus de façon.

La première année de notre séjour dans l’Empire Céleste, un fait, dont nous fûmes témoin, nous fournit une exacte appréciation de l’importance et de la valeur d’une lettre chinoise. Nous étions avec un lettré, originaire de Péking, qui, depuis huit ans, avait quitté son pays natal et sa famille pour venir remplir, dans une ville du Midi, les fonctions de maître d’école. Plusieurs conversations, que nous avions eues avec ce Chinois, nous avaient fait soupçonner qu’il n’était pas tout à fait, comme ses compatriotes, d’un naturel sec et insensible. Ses manières étaient sympathiques, et il paraissait doué d’un cœur exceptionnel. Un jour, comme nous étions sur le point d’expédier un commissionnaire à Péking, nous lui demandâmes s’il ne voulait rien envoyer à sa famille ou à ses anciens amis. Après avoir réfléchi un instant… Il faudra bien, dit-il, que j’adresse une lettre ma vieille mère ; voilà quatre ans que je n’ai pas eu de ses nouvelles, et qu’elle ne sait pas où je suis. Aujourd’hui, puisque l’occasion est si favorable, il ne sera pas mauvais que j’écrive quelques caractères… Nous trouvâmes, il faut l’avouer, cette piété filiale bien peu fervente… Oui, lui répondîmes-nous, l’occasion est favorable ; mais il faudrait faire cette lettre sans trop de retard, parce que le commissionnaire doit partir ce soir. — Tout de suite, tout de suite, dit-il, elle va être prête à l’instant… ; et il appela un de ses écoliers, qui étudiait, en chantant, dans une pièce voisine, sa leçon des livres classiques, peut-être une belle page de Confucius sur l’amour des enfants envers leurs parents. L’écolier se présenta avec modestie et recueillement… Interromps ta leçon pour un instant, lui dit le maître, prends ton pinceau, et fais-moi une lettre pour ma mère. Surtout, ne perds pas le temps, car le courrier doit bientôt partir. Tiens, voilà une feuille de papier… L’écolier prit la feuille, et s’en alla tout bonnement écrire à la mère de son maître.

Les Chinois écrivent ordinairement leurs lettres sur du papier de luxe, où sont imprimés, en rouge ou en bleu, des croquis d’oiseaux, de fleurs, de papillons et de personnages mythologiques. Les caractères chinois, étant toujours d’un beau noir, ne se perdent pas au milieu de tous ces détails de fantaisie.

Quand l’écolier fut parti avec sa feuille de papier à lettre, nous demandâmes au maître d’école si ce jeune homme connaissait sa mère… Du tout, nous répondit-il… Probablement qu’il ne savait même pas si elle vivait encore, ou si elle avait déjà salué le monde… — Dans ce cas, comment pourra-t-il faire cette lettre ? Tu ne lui as pas même indiqué ce qu’il devait dire. — Est-ce qu’il ne le sait pas ce qu’il faut dire ? Voilà déjà plus d’un an qu’il s’exerce aux compositions littéraires ; il sait une foule de formules très-élégantes, et connaît parfaitement de quelle manière un fils doit écrire à sa mère… À cela, il n’y avait assurément rien à objecter. Nous comprîmes seulement qu’on admettait, en Chine, une certaine différence entre la piété filiale telle qu’elle est mise en pratique, et celle qui se trouve si magnifiquement décrite et commentée dans les livres.

L’écolier, fidèle à la recommandation de son maître, ne perdit pas beaucoup de temps. Il revint bientôt après, avec sa lettre toute pliée dans une élégante enveloppe, qu’il avait eu l’attention de cacheter ; de sorte que cet admirable fils ne se donna même pas la peine de lire l’expression des sentiments onctueux de respect et de tendresse qu’il adressait à sa mère. Sans doute, il les savait par cœur depuis longtemps, et il les avait lui-même enseignés à son élève. Il voulut, pourtant, écrire l’adresse de sa propre main, ce qui nous parut assez superflu, car cette lettre pouvait être remise, sans inconvénient, aune mère quelconque du Céleste Empire, qui l’eût, sans doute, reçue avec autant de satisfaction que celle à qui on l’adressait.

Après avoir voyagé la journée tout entière, à la fraîcheur d’une pluie battante, nous arrivâmes à Hoang-meï-hien, ville de troisième ordre, située sur le bord d’une petite rivière, non loin de la route impériale. La proximité du lac Pou-yang, du fleuve Bleu et de la route de Péking, donne à cette ville une grande activité commerciale. Elle reçoit toutes les marchandises qu’on expédie du nord et du midi de l’empire pour l’entrepôt central de Han-keou.

Hoang-meï-hien devait être notre dernière étape dans la province du Hou-pé. Nous y fûmes traités avec une splendeur et une magnificence auxquelles on nous avait peu habitués depuis que nous avions quitté la province du Sse-tchouen. On eût dit que les mandarins de cette ville avaient eu pour mission de nous faire oublier les nombreuses contrariétés dont nous avions été assaillis depuis plus d’un mois. Le palais communal, où l’on nous avait logés, était orné avec une certaine recherche. Outre les lanternes, les tentures en taffetas rouge, et les nombreuses sentences suspendues aux murs, on avait eu l’attention de placer dans les appartements des vases de fleurs qui répandaient de tout côté une fraîcheur et un parfum exquis. Le cérémonial des visites fut observé dans tout ce qu’il y a de plus rigoureux. Les mandarins et les personnages distingués de la ville vinrent nous voir en costume officiel. On fit beaucoup de révérences, il y e ut un échange considérable de paroles creuses, et enfin, la nuit, chose étonnante et dont on ne s’était encore avisé nulle part, nous fûmes régalés d’un très-beau feu d’artifice et d’une mauvaise sérénade.

Le feu d’artifice se composait d’une prodigieuse quantité de pétards, suspendus par gros paquets à des perches de bambou, et dont les sèches et bruyantes détonations ne discontinuèrent pas un seul instant. Ce perpétuel roulement n’était interrompu que par des bombardes qui éclataient à l’improviste et avec grand fracas. Aux angles de la cour étaient les principales pièces d’artifice : des dragons et d’autres animaux chimériques qui vomissent du feu par tous leurs pores. Il y avait aussi des fusées de diverses couleurs, qui s’élançaient comme des flèches et allaient déployer dans les airs leurs gerbes étincelantes. Ce qui nous plut davantage, ce fut un petit système de roue que les Chinois nomment soleil volant ; on le place dans une large assiette, simplement déposée à terre ; on allume celle roue, et aussitôt elle se met à tourner rapidement, en répandant de toute part des masses de bluettes et de traits enflammés ; puis, tout à coup, le soleil volant s’élance perpendiculairement au haut des airs, en tournant toujours et en laissant tomber à terre comme une pluie de feu aux couleurs les plus vives et les plus variées.

Les Chinois ont toujours été passionnés pour la poudre, dont ils connaissaient l’usage longtemps avant les Européens ; mais leur goût est moins prononcé pour la poudre de guerre que pour celle des feux d’artifice. Ayant été artificiers avant d’être artilleurs, on voit que leur première inclination ne s’est pas démentie, et que, dans leur estime, le pétard l’emporte de beaucoup sur le canon. Il entre dans toutes les fêtes, dans toutes les solennités. Les naissances, les mariages, les enterrements, les réceptions de mandarins, les réunions des amis, les représentations théâtrales, tout cela est animé, vivifié, par des détonations fréquentes. Dans les villes, les villages même, à chaque instant du jour et de la nuit, on est sûr de voir quelque fusée ou d’entendre quelque pétard. On croirait que l’empire chinois n’est qu’une immense fabrique de pyrotechnie. Nous avons dit que, dans les hameaux les plus pauvres et les plus dépourvus des choses nécessaires à la vie, on était néanmoins toujours sûr de trouver à acheter des graines de citrouille ; nous pourrions y joindre aussi les pétards.

La musique des Chinois ne vaut pas leurs feux d’artifice. Il est probable qu’on avait réuni, pour cette brillante soirée, tout ce qu’il y avait d’artistes distingués dans la ville de Hoang-meï-hien. L’orchestre était considérable et les instruments d’une grande variété. Il y avait des hautbois, des violons, des flûtes assez semblables aux nôtres et plusieurs autres instruments à corde, à vent et à percussion, de formes tellement bizarres, que nous n’essayerons pas d’en faire la description. La musique chinoise présente un certain caractère de douceur et de mélancolie qui plaît d’abord assez, peut-être à cause de son étrangeté ; mais elle est si monotone et si uniforme, qu’elle fatigue bientôt, et, pour peu qu’elle se prolonge, elle finit par agacer les nerfs. Les Chinois ne font pas toujours de la musique au hasard, comme on pourrait se l’imaginer ; ils ne se contentent pas de souffler dans leurs instruments selon l’inspiration du moment. Ils ont des règles fixes ; leur gamme, qu’ils notent par des signes particuliers, n’admet pas de demi-tons, et de là vient, sans doute, la fatigante monotonie de leurs compositions musicales. Elles sont, d’ailleurs, sans aucune valeur scientifique, ce qui n’empêche pas qu’on ne puisse y trouver quelquefois des airs plus ou moins agréables, comme on en remarque aussi dans les chants des sauvages.

S’il faut en croire les ouvrages européens qui parlent de la Chine et les livres chinois eux-mêmes, on aurait de tout temps, et surtout dans l’antiquité, attaché une grande importance à la musique, au point de la regarder comme un élément essentiel à tout bon gouvernement et au bonheur des peuples. Parmi les livres sacrés, on comptait autrefois le Yo-king ou « le Livre de la musique, » qui a été perdu lors de l’incendie ordonné par l’empereur Tsing-che-hoang-ti. Confucius parle de ce livre canonique avec les plus grands éloges et déplore la perte de ce précieux monument de l’antiquité. L’estime et la vénération que l’on a toujours professées, dans les temps anciens, pour les rites et la musique, donneraient à entendre que ces deux noms servaient à désigner, avant l’introduction des cultes de Bouddha et de Lao-tze, la religion primitive des Chinois, dont les dogmes ne sont pas suffisamment connus, mais qui devaient être basés sur les grandes traditions confiées à l’humanité.

On pense que le Yo-king, « le Livre de la musique, » était un recueil des cantiques et des prières qu’on chantait dans les sacrifices et les solennités religieuses, et qu’il contenait, de plus, la doctrine et les enseignements de la religion. Le Livre des rites en était le complément. Cette opinion que, dans l’antiquité chinoise, la musique et les rites étaient l’expression de la religion, pourrait être confirmée par plusieurs exemples tirés des annales et des livres canoniques. On trouve dans le Li-ki les paroles suivantes : « La musique est l’expression de l’union de la terre avec le ciel… Avec le cérémonial et la musique rien n’est difficile dans l’empire. » Le même livre sacré dit ailleurs : « La musique agit sur l’intérieur de l’homme et le fait entrer en commerce avec l’esprit… Sa fin principale est de régler les passions ; elle enseigne aux pères et aux enfants, aux princes et aux sujets, aux maris et aux épouses, leurs devoirs réciproques… Le sage trouve dans la musique des règles de conduite. » Les philosophes de l’antiquité vont encore plus loin et enchérissent sur toutes ces idées, jusqu’à dire qu’elle est le point d’appui de l’autorité, le plus fort nœud de la société, le nœud des lois, etc. Évidemment on entendait parler des enseignements religieux contenus dans le Yo-king ou « Livre des cantiques. » Les annales et tous les anciens écrits s’accordent à dire que la musique fut, dans l’antiquité, l’objet continuel des méditations des sages et des soins du gouvernement. On rapporte que Churi, fondateur de la monarchie chinoise, s’informait partout, en faisant la visite de l’empire, si on n’avait rien changé à la musique… Comment croire qu’il n’était question que de chant et de notes ? Selon l’école de Confucius, les cérémonies et la musique sont les moyens les plus prompts et les plus efficaces pour réformer les mœurs et rendre l’État florissant. Sous les trois premières dynasties, dit un fameux moraliste chinois, tout le gouvernement dérivait de l’unité ; les cérémonies et la musique embrassaient tout l’empire. Après les trois premières dynasties, le gouvernement fut divisé dès sa source ; les cérémonies et la musique ne furent plus qu’un nom vide et sans réalité. » Les poëtes anciens nomment la musique : « L’écho de la sagesse, la maîtresse et la mère de la vertu, la manifestation des volontés du ciel. » Son but est de faire connaître le Chan-ty, « le souverain Seigneur, » et de conduire « l’homme vers lui. » Toutes ces formules sont remarquables, et indiquent, d’une manière évidente, que la musique était l’expression du culte religieux rendu par les anciens Chinois à la Divinité. Dès lors, on comprend la haute importance qu’on y attachait dans l’antiquité ; mais aujourd’hui, comme le remarque le philosophe Yang-siou, que nous avons cité plus haut, la musique, c’est-à-dire la religion, n’est plus qu’un nom vide et sans réalité.

La ville de Hoang-meï-hien voulut nous traiter splendidement et faire les choses en grand jusqu’au bout. Le lendemain matin, au moment du départ, le préfet et ses principaux fonctionnaires se trouvèrent là. On avait ajouté à notre escorte trente hommes commandés par deux petits mandarins militaires. Cette escouade de soldats était rangée dans la cour, et la tenue de ces braves avait un aspect peu ordinaire ; ils portaient tous un costume à peu près semblable, et ils n’étaient pas trop dispersés. On les voyait groupés dans un coin, les uns accroupis, les autres appuyés contre le mur et occupés à fumer ou à se donner de la fraîcheur avec un éventail. Le vexillaire seul était d’une attitude irréprochable. Il paraissait comprendre et sentir tout ce qu’il y avait de sublime dans ses fonctions. Il tenait gravement de ses deux mains une longue hampe en bambou au sommet de laquelle flottait un drapeau triangulaire de couleur rouge, sur lequel était écrit d’un côté : Milice de Hoang-meï-hien, et de l’autre : Bravoure. Au moment où nous traversâmes la cour, accompagnés des autorités de la ville, nous fûmes salués par trois détonations de bombardes. En vérité, nous ne comprîmes rien à tout ce luxe de courtoisie. Un mot du préfet nous mit enfin sur la voie pour nous faire trouver une explication plausible à ces honneurs inusités. Au moment où nous entrions dans nos palanquins, après l’avoir longuement et pompeusement remercié de toutes ses bontés : — Vous verrez, nous dit-il, que nulle part vous n’aurez été aussi bien traités que dans la province du Hou-pé. — Que dans la ville de Hoang-meï-hien, lui répondîmes-nous en souriant, et pendant qu’on nous emportait déjà à travers une foule immense qui encombrait les avenues du palais communal.

Selon toutes les probabilités, les ordres de nous faire une ovation à Hoang-meï-hien étaient partis de Ou-tchang-fou, du palais même du gouverneur. On savait, nous l’avions manifesté assez souvent et assez haut, que nous n’avions pas été satisfaits des traitements que nous avions reçus dans le Hou-pé. On n’était pas assuré que nos plaintes n’auraient pas de fâcheux résultats, et, avant de nous laisser entrer dans la province du Kiang-si, on avait été bien aise de nous inspirer un agréable souvenir du Hou-pé.

En quittant Hoang-meï-hien, nous changeâmes tout à fait de direction. De la frontière du Thibet à Canton, notre itinéraire décrit un angle droit parfait, dont Hoang-meï-hien occupe le sommet. Un des côtés de l’angle se dirige d’orient en occident et l’autre descend du nord au sud, en partant de Hoang-meï-hien jusqu’à Canton.

Nous rencontrâmes sur cette route une multitude considérable de voyageurs, parmi lesquels il nous fut facile de discerner les hommes du Nord de ceux du Midi. Ces derniers, d’une figure pâle, un peu efféminée, au regard intelligent et fin, se faisaient reconnaître par une plus grande élasticité dans leurs manières et par un costume plus recherché. Ils étaient, d’ailleurs, folâtres et causeurs. On les entendait fredonner de leur voix grêle et nasillarde, ou s’agacer les uns les autres par de perpétuels quolibets. La chaleur était brûlante ; mais ils paraissaient se mettre peu en peine des rayons du soleil. Les habitants du Nord, au contraire, étaient suffoqués et ruisselants de sueur. Ils parlaient peu, chantaient moins encore, et cherchaient à se rafraîchir en chiquant continuellement des fragments de noix d’arec. Leur teint fortement basané, des moustaches mieux fournies, plus de vigueur dans les membres, et surtout un langage plus sonore et tout hérissé de rudes aspirations, les distinguaient des Chinois méridionaux. Presque tous ces voyageurs étaient commerçants, et cheminaient accompagnés des marchandises qu’ils allaient vendre ou qu’ils venaient d’acheter. Leurs moyens de transport étaient des chariots à double attelage, des caravanes de mulets et d’ânes et surtout des brouettes conduites par deux hommes, l’un tirant avec une corde et l’autre poussant à un double brancard. Quelquefois, lorsque le vent est favorable, les brouettiers cherchent à diminuer leur peine en fixant au-dessus de leur locomotive un petit mât où ils déploient bravement une voile que la brise vient gonfler. Il faut bien que cette manœuvre leur procure un soulagement notable, car les Chinois ne sont pas hommes à chercher des complications inutiles.

La route que nous suivions était assez large ; probablement elle avait été belle autrefois, sous les dynasties antérieures, mais, pour le moment, elle était détestable, défoncée à peu près partout, pleine de creux, de monticules, de bourbiers et d’effroyables ornières, que les chariots et les brouettes suivaient avec la plus scrupuleuse assiduité. Il était facile de voir que le temps était le seul fonctionnaire chargé de l’entretien de la route. Les Chinois prétendent que l’incurie du gouvernement, au sujet des voies de communication, ne date que de l’avènement de la dynastie tartare-mantchoue. L’administration, en effet, ne s’occupe nullement des chemins, excepté de ceux où doit passer l’empereur, quand il se donne la peine de voyager. Quant au peuple, il est obligé de s’en tirer comme il peut ; aussi, dans les provinces du Nord, où les rivières navigables sont moins nombreuses, il arrive de fréquents accidents ; des voitures renversées et des voyageurs écrasés ne sont pour personne un sujet d’étonnement ; on passe à côté sans s’en émouvoir. Il existe plusieurs localités où la sollicitude publique cherche à suppléer à cette déplorable insouciance de l’administration. Il est d’usage, dans les procès, les contestations et les querelles, de n’avoir recours aux tribunaux qu’à la dernière extrémité ; on aime mieux choisir, pour juges et arbitres, des vieillards recommandables par leur probité et leur expérience, et dont on respecte les décisions. Dans ce cas on a l’habitude de condamner les coupables à réparer, à leurs frais, une certaine longueur de chemin assignée par les arbitres. Dans ces contrées, la bonne tenue des routes est toujours en raison directe de l’esprit querelleur et litigieux des habitants.

Cette journée de marche sur la voie impériale fut extrêmement fatigante. Le tumulte des voyageurs et l’épaisse poussière dont nous étions continuellement enveloppés ajoutaient encore aux oppressions d’une température accablante. Nous regrettâmes plus d’une fois nos petits chemins de traverse, où, du moins, nous avions l’avantage de pouvoir, de temps en temps, nous reposer en paix à l’ombre des grands arbres, ou puiser quelques tasses d’eau glaciale aux fontaines des montagnes. Avant la fin du jour nous arrivâmes sur les bords de ce fameux fleuve Bleu, que nous rencontrions presque partout, depuis notre départ de la capitale du Sse-tchouen, et que nous avions passé sur la glace, non loin de sa source, en parcourant les grandes vallées du Thibet, Ce jour-là, nous le traversâmes encore sur une grande barque de passage, et ce fut pour la dernière fois. Après une heure de navigation, nous abordâmes à une petite ville nommée Hou-keou, c’est-à-dire, « bouche du lac. »

Le lac sur lequel nous étions arrivés est le célèbre Pou-yang, que les Chinois ont fait communiquer au fleuve Bleu en coupant une langue de terre qui l’en séparait. À Hou-keou nous eûmes à examiner une question épineuse et d’assez grande importance. Pour nous rendre à Nan-tchang-fou, capitale du Kiang-si, nous avions à notre disposition deux routes également fréquentées par les voyageurs : l’une, par eau, sur le lac Pou-yang, véritable mer intérieure dont la navigation est on ne peut plus agréable avec le beau temps et une brise favorable, mais d’une désolante longueur si le vent est contraire, et très-dangereuse quand on y est assailli par quelque tempête. L’autre route est par terre. Les chemins sont habituellement mauvais et presque impraticables dans la saison des pluies et des orages ; car alors il faut voyager sans cesse au milieu des étangs et des bourbiers. D’ailleurs, on ne trouve pas de palais communaux dans les villes où l’on s’arrête, et les auberges y sont étroites, sales, incommodes et dépourvues de tout confortable. De ces deux routes, laquelle choisir ? Ce n’était pas chose facile. Avec la certitude d’un bon vent, la navigation valait mieux ; dans le cas contraire, il était plus prudent d’aller par terre, pourvu, toutefois, qu’on eût l’assurance qu’il ne pleuvrait pas. Il nous fut impossible de deviner de quel sentiment se trouvait le Saule pleureur. Il était très-fort pour nous faire remarquer, de part et d’autre, des inconvénients inévitables ; mais ensuite, quand il fallait en venir à prendre une résolution, il s’essuyait les yeux et ne disait plus rien.

Le cas nous parut tellement difficile à résoudre, que nous jugeâmes prudent de nous arrêter un jour à Hou-keou, afin de bien prendre nos renseignements. — Allons dormir en paix, dîmes-nous au Saule pleureur ; aujourd’hui nous sommes trop agités par les fatigues du voyage pour décider cette grave question, demain nous réfléchirons avec calme et sérénité. — Voilà qui est plein de sagesse, répondit avec onction notre conducteur ; dans les grandes entreprises, la précipitation est toujours nuisible.

Le lendemain, après nous être entourés des conseils de plusieurs personnes prudentes de la localité, il fut décidé que nous nous embarquerions sur le Pou-yang. La brise était favorable, le ciel pur, et nous entendîmes dire de tout côté qu’il n’y avait aucune apparence de changement prochain. Le lac Pou-yang a une quinzaine de lieues de longueur et cinq ou six de largeur. Avec le bon vent qui soufflait, une journée nous suffisait pour être au bout de notre navigation. On loua une jonque, soi-disant mandarine, mais en réalité jonque marchande, et le soir même nous allâmes nous installer à bord afin de pouvoir appareiller à l’aube du jour.

À peine fûmes-nous couchés dans une assez vaste chambre qu’on avait réservée pour le Saule pleureur et nous, que nous éprouvâmes un vif regret de n’être pas restés à terre pour y passer la nuit. Des troupes de cancrelats se mirent à nous faire une guerre impitoyable. On les entendit d’abord voler, exécuter des rondes, se poursuivre, se heurter contre les cloisons de la chambre, s’abandonner enfin à leurs ébats, sans doute très amusants pour eux, mais pour nous infiniment désagréables. Cependant ils se calmèrent un peu pour commencer leurs atroces manœuvres. Après s’être donné quelques instants d’exercice, probablement afin de se mettre en bon appétit, ils songèrent à prendre leur repas. Pour les cancrelats tout est bon à manger, à ronger, à dévorer ; les souliers, les chapeaux, les habits, l’huile des lampes, l’encre des écritoires, le tabac même, sans en excepter la blague ; ils sont friands surtout des bouts des doigts, des orteils et des oreilles. Le pauvre voyageur y passerait tout entier avec ses vêtements et sa couverture, pourvu qu’on les laissât travailler à leur aise ; ce ne serait qu’une simple question de temps et de patience. À chaque instant nous les entendions ronger, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. Quelquefois ils nous passaient insolemment sur la figure ; on sentait le chatouillement de leurs petites pattes et la fraîcheur de leur ventre. Enfin, à force de chercher, ils parvenaient à trouver quelques issues, et alors ils s’insinuaient sous la couverture et venaient se promener le long des bras et des jambes.

Il y avait à bord de notre jonque, une si grande quantité de ces dégoûtants cancrelats, ils étaient d’une telle impertinence, que nous fûmes obligés de passer la nuit tout entière à leur donner la chasse. Encore fallait-il user de beaucoup de précautions, et bien prendre garde, en voulant les mettre en fuite, de les écraser, car cet insecte est d’une odeur si fétide et si nauséabonde, qu’on serait presque tenté de se laisser dévorer un orteil avant d’en venir à cette extrémité.

Les cancrelats fourmillent dans le midi de la Chine. Comme ils ont une prédilection bien marquée pour les saletés, et surtout pour les chiffons et les vieux meubles, ils envahissent de préférence les habitations des pauvres, sans pourtant mépriser celles des riches. Ils se glissent dans les planchers, dans les fentes, parmi le linge et les livres. Quoique tout leur aille pour se loger et se nourrir, ils affectionnent cependant par-dessus tout les navires, où ils pullulent d’une manière effrayante. Le cancrelat n’est pas désagréable à voir ; c’est un scarabée de la grosseur du pouce et d’une jolie couleur marron. Son vol n’est guère plus soutenu que celui des sauterelles ; mais, en revanche, il galope avec une merveilleuse rapidité. Sans son odeur de punaise et son humeur tracassière et dévastatrice, ce serait une assez intéressante petite bête.

Aussitôt que le jour parut, l’armée des cancrelats opéra sa retraite et alla se réfugier dans ses cantonnements. Le capitaine du navire donna ordre d’appareiller, et, chose étonnante, il ne se présenta aucun motif de retard ; les provisions étaient faites dès la veille, et tous les hommes de l’équipage se trouvaient à bord, pas un ne manqua à l’appel. On se mit donc à virer au cabestan, et l’ancre fut promptement levée au bruit du tam-tam et des cris cadencés des matelots. On déploya une immense voile en natte, un mousse mit le feu à un paquet de pétards, et la brise s’étant emparée de la jonque, nous glissâmes rapidement sur les eaux bleuâtres du lac Pou-yang.

Nous venions de quitter la province du Hou-pé pour entrer dans celle du Kiang-si. Hou-pé signifie « nord du lac, » et sert à désigner le pays situé au nord des grands lacs Pou-yang et Thing-toun. La province du Hou-pé est, sous tous les rapports, bien inférieure à celle du Sse-tchouen. La terre, peu fertile, est d’ailleurs couverte d’une multitude d’étangs et de marais, dont les Chinois, malgré leur industrieuse patience, ne peuvent retirer que très-peu d’utilité. Aussi les villages offrent-ils, en général, l’aspect de la misère et de la souffrance. Les habitants sont chétifs, d’une physionomie un peu sauvage, et fréquemment atteints de maladies cutanées. Nulle part nous n’avons rencontré un aussi grand nombre de chauves et de teigneux. Ces infirmités proviennent, sans doute, des eaux croupissantes au milieu desquelles ces malheureux passent leur vie, et surtout des mauvais aliments dont ils sont forcés de se nourrir. On prétend que, dans le Hou-pé, la récolte d’un an est ordinairement insuffisante pour un mois. Les grandes populations des villes sont obligées de faire venir les subsistances des provinces voisines, et surtout du Sse-tchouen, qui ne peut consommer en dix ans les produits d’une seule récolte. Nous avons pourtant remarqué dans la province du Hou-pé, à part les nombreuses rizières qui avoisinent le lac et les rivières, d’assez belles cultures d’indigo, de coton et de chanvre.

Quoique les dix-huit provinces de l’empire chinois ne puissent pas être placées toutes sur la même ligne, pour ce qui regarde leur fécondité et la richesse de leurs produits, on peut dire cependant que la Chine est, en général, un pays d’une admirable fertilité et cultivé presque partout avec intelligence et activité. En aucun pays du monde l’agriculture n’a été, sans contredit, l’objet d’une estime aussi grande qu’en Chine. Dès la plus haute antiquité on la voit placée au premier rang parmi tous les genres d’industrie. Elle a été célébrée par les plus grands moralistes, tels que Confucius et Meng-tze. Les magistrats ont sans cesse recommandé au peuple, dans leurs proclamations, l’assiduité à la culture des champs ; le chef de l’État, l’empereur, ne manque jamais de lui rendre hommage, en ouvrant, chaque année, les travaux de la campagne, par une cérémonie publique, dont l’origine remonte au moins au douzième siècle avant notre ère. Le vingt-troisième jour de la troisième lune chinoise, c’est-à-dire vers la fin de notre mois de mars, le monarque se rend sur le champ sacré avec trois princes de la famille impériale, les neuf présidents des cours, un grand nombre de fonctionnaires de rang secondaire et plusieurs laboureurs. Après avoir offert un sacrifice sur un autel en terre, il dirige lui-même la charrue, et ouvre un sillon d’une certaine longueur ; à son exemple, les princes et les ministres conduisent, chacun à son tour, la charrue et tracent quelques sillons. Les hommes du peuple achèvent ensuite le labourage du champ sacré.

Afin de faire mieux juger de l’importance de cette cérémonie, nous allons donner la traduction d’un programme de la fête, présenté en forme de requête à l’empereur Kien-long, et qui fut inséré, en 1767, dans les gazettes de Péking et des provinces.

« Le tribunal des rites et des autres tribunaux avertissent respectueusement pour la cérémonie du 23 de la troisième lune de la trente-deuxième année du règne de Kien-long (22 avril 1767).

« L’empereur fera en personne la cérémonie de labourer la terre. La veille, les mandarins du palais secondaire de l’empereur porteront avec respect la tablette du tribunal des ministres au temple dédié aux inventeurs et protecteurs de l’agriculture. Les mandarins du ministère des revenus publics prépareront les instruments du labourage, les boîtes remplies de a grains, et les remettront au gouverneur de la capitale. Celui-ci, après les avoir recouvertes de leurs enveloppes de soie et renfermées dans leurs étuis, les fera porter et les accompagnera jusqu’au champ sacré. On plantera des tablettes rouges, pour marquer et distinguer les différentes portions de terre que les princes et les grands doivent labourer, et on rangera à côté du pavillon impérial tous les instruments de labourage.

« Le jour de la cérémonie, les mandarins de la maison de l’empereur, le maître des cérémonies et les autres officiers de son tribunal, se trouveront, à la ce cinquième veille (au jour naissant), en dehors du palais impérial, pour y attendre la fin du sacrifice. Le sacrifice étant fini, les dix grands officiers de la première garde entoureront le Fils du Ciel, et le conduiront à son palais, pour se reposer et quitter ses habits de cérémonie. Les princes et les grands, qui doivent labourer, quitteront aussi les leurs. Cependant on tirera de leurs étuis et enveloppes la charrue, le fouet, les boîtes remplies de grains qu’on a préparées pour l’empereur, aussi bien que celles qui sont destinées pour les princes et les grands, et on les rangera sur les côtés du champ sacré.

« Le maître des cérémonies, les mandarins de la maison impériale et les autres officiers en fonction, se rassembleront au midi du champ sacré. Les quatre vieillards titrés, les quatorze chantres, les trente-six joueurs d’instruments, les vingt paysans ayant des chapeaux de paille et tenant à leurs mains des bêches, des râteaux, des fourches et des balais, se placeront, sur deux lignes, à gauche et à droite du champ sacré, ainsi que les cinquante porte-étendard, les trente-quatre vieillards de Péking et les trente laboureurs des trois ordres. Étant tous rangés, ils attendront en silence et debout.

« L’heure du labourage étant venue, le premier mandarin de l’agriculture entrera dans le palais pour inviter le Fils du Ciel. Alors le maître des cérémonies prendra un étendard et le fera voltiger trois fois. Les trois princes et les neuf grands qui doivent labourer se rendront aux endroits qui leur sont marqués. Tous ceux qui ont quelque emploi iront à leur poste ; les autres se rangeront aux deux côtés du champ sacré. Les dix grands officiers de la première garde, ayant entouré l’empereur, le conduiront au champ sacré, et Sa Majesté s’avancera, la face tournée vers le midi. Quand elle sera arrivée, le président du tribunal des rites dira à haute voix : Présentez la charrue. Aussitôt, le ministre des revenus publics, le visage tourné vers le nord, mettra les deux genoux en terre, et présentera le manche de la charrue au Fils du Ciel, qui la prendra de la main droite. Le président du tribunal des rites dira à haute voix : Présentez le fouet. Aussitôt, le gouverneur de Péking, le visage tourné vers le nord, mettra les deux genoux en terre, et présentera le fouet, que le Fils du Ciel prendra avec la main gauche. Deux vieillards conduiront les bœufs, deux laboureurs du premier ordre soutiendront la charrue. Le président du tribunal des rites et le premier mandarin de l’agriculture les précéderont. Au premier mouvement de Sa Majesté, tous ceux qui ont des étendards les feront voltiger ; les chantres entonneront des cantiques au son de tous les instruments ; le gouverneur de Péking portera la boîte du grain, et le ministre des revenus publics le suivra. L’empereur labourera trois sillons.

« Quand le Fils du Ciel aura fini de labourer, le président du tribunal des rites dira à haute voix : Recevez la charrue. Le ministre des revenus publics se mettra aussitôt à genoux pour la recevoir. Le président du tribunal des rites dira à haute voix : Recevez le fouet. Le gouverneur de Péking se mettra aussitôt à genoux pour le recevoir. Ils couvriront la charrue et le fouet de leurs enveloppes de soie, aussi bien que la boîte du grain. Alors la musique s’arrêtera, et le président du tribunal des rites invitera le Fils du Ciel à monter au pavillon impérial. Le même président et le premier mandarin de l’agriculture y conduiront Sa Majesté par l’escalier du milieu. Sa Majesté s’assiéra, le visage tourné vers le midi.

« Tous les princes, tous les grands, tous les mandarins, qui n’ont point d’emploi dans le reste de la cérémonie, se rangeront aux deux côtés de l’empereur et s’y tiendront debout. Alors les trois princes commenceront à labourer et feront cinq sillons, ayant chacun un vieillard pour conduire leurs bœufs, deux laboureurs pour soutenir leurs charrues et deux mandarins inférieurs de Péking pour semer après eux. Quand ils auront fini, ils viendront se placer à leur rang. Les neuf premiers dignitaires de l’empire commenceront alors à labourer et feront neuf sillons, ayant chacun un vieillard pour conduire leurs bœufs, deux laboureurs pour soutenir leurs charrues, et des mandarins inférieurs pour semer après eux. Quand ils auront fini, ils viendront se mettre à leur rang et resteront debout. Les mandarins inférieurs de Péking couvriront de leurs enveloppes les instruments du labourage et les boîtes du grain, et les emporteront.

« Le président du tribunal des rites conduira au bas du pavillon impérial, du côté de l’occident, tous les mandarins de Péking, les vieillards, les laboureurs, habillés selon leur état, et portant chacun un instrument de labourage. Tous ensemble, le visage tourné vers le nord, se mettront trois fois à genoux, et, à chaque fois, ils frapperont la terre du front à trois reprises, pour remercier le Fils du Ciel.

« Après cette cérémonie, les vieillards et les laboureurs iront finir le labourage du champ sacré. Alors, le président du tribunal des rites viendra avertir Sa Majesté que toutes les cérémonies du labourage sont finies. L’empereur descendra du pavillon par l’escalier de l’orient, montera sur un char de parade, et sortira par la porte de Siennang, escorté par des chœurs de musique et de symphonie. »

Une solennité semblable a lieu dans la capitale de chaque province. Le gouverneur remplace l’empereur, et se rend, avec les principaux officiers, sur le terrain que l’on doit labourer. Quelle que soit l’influence du gouvernement et des mandarins, il est certain que les Chinois professent une grande estime pour l’agriculture. L’opinion publique ennoblit, en quelque sorte, tout ce qui a rapport aux travaux des champs. Que de fois n’avons-nous pas vu, sur les routes des provinces du Nord, de riches fermiers, portant souvent des vêtements de soie, un panier au bras, et appuyés sur le manche d’une fourche à trois dents, attendre fort gravement le passage des chariots et des caravanes de mulets, pour recueillir le fumier ! On voyait qu’une pareille occupation n’avait, à leurs yeux, rien de bas ni de méprisable. Les voyageurs n’en paraissaient nullement surpris. Le mot même dont on se sert pour exprimer cette action est plein de dignité et d’élégance ; il signifie littéralement « cueillir. » Ainsi, que l’on cueille des fleurs ou des bouses de cheval, l’expression est toujours la même.

L’agriculture chinoise ressemble peu à ce que nous appelons, en Europe, l’agriculture en grand. La propriété territoriale étant très-divisée, on voit peu d’exploitations sur une grande échelle. Dans le Nord, pourtant, on rencontre des fermes assez considérables ; mais, que la culture se fasse en grand ou en petit, les Chinois n’emploient jamais que des instruments fort simples : leur charrue est, le plus souvent, sans avant-train, et entame le sol peu profondément. Dans le Midi, on laboure ordinairement les rizières avec des buffles, que les Chinois nomment chui-niou, « bœuf aquatique. » Dans le Nord, on se sert de nos bœufs domestiques, de chevaux, de mulets, d’ânes ; et, plus d’une fois, il nous est arrivé de voir des femmes traîner la charrue, pendant que le mari poussait par derrière et donnait la direction au sillon. C’était une chose vraiment digne de pitié que de voir ces femmes enfoncer leurs petits pieds dans la terre, les retirer péniblement, et aller ainsi en sautillant d’un bout du sillon à l’autre. Un jour, nous eûmes la patience de nous arrêter sur le rebord d’un chemin, pour examiner si la pauvre laboureuse, qui traînait la charrue, avait, au moins de temps en temps, quelque peu de repos ; nous vîmes, avec plaisir, le travail s’interrompre un instante l’extrémité du sillon. Les époux s’assirent poétiquement sur un tertre, à l’ombre d’un mûrier, et chacun fuma une pipe de tabac en guise de rafraîchissement.

Dans les provinces méridionales, les Chinois préparent leurs terres et surtout les rizières avec de l’engrais humain, qu’ils y répandent avec profusion. Il est incontestable que, par ce moyen, on donne à la végétation beaucoup plus de force et d’activité ; mais il est probable aussi que les produits agricoles sont d’une nature moins salubre, et peut-être faudrait-il attribuera cette cause plusieurs des infirmités très-fréquentes parmi les habitants du Midi, et qu’on ne remarque pas dans le Nord. Si l’on ne connaissait pas tout le prix que les habitants du Céleste Empire attachent à cette sorte d’engrais, il serait impossible de concilier l’égoïsme chinois avec l’existence de ces innombrables petits cabinets, que les particuliers élèvent de toutes parts pour la commodité des voyageurs. Il n’est pas de ville ou de village où il n’y ait, sur ce point, une concurrence effrénée. Sur les chemins les moins fréquentés, dans les endroits les plus déserts, on est tout étonné de trouver des maisonnettes en paille, en terre et quelquefois en maçonnerie. On croirait être dans un pays où la sollicitude pour les établissements d’utilité publique est poussée jusqu’à l’exagération. En réalité, l’intérêt est le seul mobile de toutes ces créations utiles.

Lorsqu’on entre dans un hameau chinois, ou qu’on approche d’une ferme, on est tout à coup saisi par d’horribles exhalaisons qui vous prennent à la gorge et menacent de vous suffoquer. Ce n’est pas cette odeur saine et forte qui s’échappe des étables des bœufs et des bergeries, et qui souvent dilate les poumons d’une manière si agréable, c’est un atroce mélange de toutes les pourritures imaginables. Les Chinois ont tellement la manie de l’engrais humain, que les barbiers recueillent avec soin leur moisson de barbe et de cheveux et les rognures d’ongles, pour les vendre aux laboureurs, qui en engraissent les terres. C’est bien là, dans toute la force du terme, l’exploitation de l’homme par l’homme.

Les petits cultivateurs chinois travaillent souvent à la bêche ou à la houe. On ne peut qu’admirer la bonne tenue de leurs champs, dont ils arrachent les mauvaises herbes avec une patience invincible. Il faut que le terrain soit bien stérile de sa nature pour qu’à force d’art et de travail ils ne parviennent pas à lui faire produire quelque chose. Dans les endroits trop secs pour la culture du riz, ils sèment la patate douce, le chanvre, le cotonnier, et s’il existe un recoin tout à fait improductif, ils y plantent quelques arbres utiles, tels que le mûrier, l’arbre à suif, ou au moins un pin pour avoir un peu de bois et de térébenthine. Le Chinois est, pour sa moisson, d’une sollicitude inimaginable. S’il a à redouter qu’un vent trop violent n’égrène les épis de riz en les choquant les uns contre les autres, il réunit plusieurs tiges ensemble et les attache en un seul faisceau, pour qu’elles puissent ainsi se prêter un mutuel appui et n’être pas ravagées par le vent. Leur industrie excelle surtout dans l’art des irrigations, qu’ils savent conduire par des tuyaux de bambou, sur les flancs des montagnes coupées en terrasses et cultivées jusqu’à leur sommet. Ils ont mille ressources, dans les temps de sécheresse, pour répandre dans leurs champs les eaux des étangs et des rivières, et pour les faire écouler quand les inondations sont trop fortes. Ils se servent principalement de pompes à chaîne ou à chapelet, qu’ils mettent en mouvement avec leurs pieds, et qui font passer l’eau d’un réservoir dans un autre, avec une grande rapidité. Ils établissent quelquefois, sur les bords des rivières, de grandes roues d’une légèreté extrême, et qu’un petit courant suffit pour faire tourner. Ces roues sont construites avec une merveilleuse intelligence ; elles sont entourées de longs récipients en bambou, qui vont tour à tour puiser l’eau dans la rivière et la porter dans un grand réservoir en bois, d’où elle se répand ensuite par une foule de rigoles dans les champs voisins.

Plusieurs provinces sont si fertiles et cultivées avec tant de soin et d’habileté, qu’on y fait régulièrement trois récoltes par an. Quand la première est déjà avancée, on sème la seconde dans l’intervalle des sillons, de manière qu’il y ait toujours dans le même champ deux cultures différentes.

Toutes les céréales connues en Europe viennent en Chine ; elles y offrent même beaucoup de variétés qui n’existent pas ailleurs. Dans le Nord, on cultive plus particulièrement l’orge et le blé, et dans le Midi le riz, qui est la nourriture principale des classes inférieures, et la base alimentaire des autres. On se trompe en pensant que, dans tout l’empire, les Chinois ne vivent que de riz. Dans les provinces du Nord et de l’Ouest, il est aussi rare, peut-être, qu’en France, et on n’y en fait pas une plus grande consommation. On n’en sert que sur les tables des riches, et encore cela n’a lieu que dans les repas de luxe et de cérémonie. Le froment, le sarrasin, l’avoine, le blé de Turquie et le petit millet, sont l’aliment journalier de tout le monde, à l’exception de la seule province du Kan-sou, où l’on fait du pain absolument comme en Europe ; partout ailleurs, on gaspille, en quelque sorte, la farine de froment. On mange la pâte non fermentée et à moitié cuite, tantôt sous forme de galette et tantôt tirée en rubans comme du macaroni. On fabrique quelquefois de petits pains gros comme le poing et qu’on se contente de faire cuire à la vapeur d’eau.

Quoique la Chine possède les céréales, les fruits et les légumes de l’Europe, elle trouve encore dans le règne végétal une foule d’autres produits aussi riches que variés, dont plusieurs pourraient, sans doute, prospérer dans le midi de la France, et surtout dans nos superbes possessions d’Afrique. Parmi les végétaux les plus célèbres de la Chine, nous devons citer le bambou, dont les nombreux usages ont influé sur les habitudes des Chinois. Il est permis d’affirmer, sans crainte d’exagération, que les mines de la Chine lui valent moins que ses bambous, et qu’après le riz et les soieries, il n’y a rien qui soit d’un aussi grand revenu. Les usages auxquels le bambou est appliqué sont si considérables et d’une utilité si générale, qu’on ne conçoit pas comment la Chine pourrait se passer aujourd’hui de cette espèce de roseau.

Le bambou sort de terre, comme les asperges, avec la grosseur et le volume qu’il conserve ensuite dans son accroissement. Le dictionnaire de Khang-hi le définit : « une production qui n’est ni herbe ni arbre » (fei-tsao, fei-mou) ; c’est, en quelque sorte, un végétal amphibie, qui est quelquefois comme une plante et qui acquiert aussi les proportions d’un arbre. Les bambous ont été connus de tout temps, en Chine, où ils croissent naturellement. Mais ce n’est que vers la fin du troisième siècle avant l’ère chrétienne qu’on peut fixer le commencement de la culture de la grosse espèce. On réduit à soixante-trois le nombre des variétés principales de bambous qu’il y a dans l’empire. Ils diffèrent les uns des autres par la grosseur et la hauteur, par la distance des nœuds, la couleur et l’épaisseur du bois, par les branches, les feuilles, les racines et certaines bizarreries de conformation qui se perpétuent dans l’espèce. L’exploitation d’une forêt de gros bambous peut donner un revenu considérable à son propriétaire, s’il sait bien en régler la coupe. « Les petits-fils des bambous, dit un proverbe chinois, ne voient pas leur grand’mère, et la mère n’est jamais séparée de ses enfants. »

On peut citer encore, parmi les végétaux utiles ou curieux que produit la Chine, le thé, objet d’un commerce si actif, l’arbre à cire, l’arbre à suif, le mûrier à papier, le camphrier, l’arbre au vernis, le li-tchi, le loung-yen, « œil de dragon, » le jujubier, l’anis étoilé, le cannellier de la Chine, dont l’écorce est très-épaisse, l’oranger, qui compte un si grand nombre d’espèces, le bibacier, et une foule d’arbres à fruit particuliers aux provinces méridionales ; la pivoine en arbre, les camélias, l’hortensia, rapporté de la Chine par lord Macartney, le petit magnolia, plusieurs rosiers, la reine-marguerite odorante, l’hémérocalle, la rhubarbe, le jin-chen (ginseng) et une prodigieuse diversité de plantes ligneuses ou herbacées cultivées pour la beauté de leurs fleurs ; le cotonnier, un grand nombre de plantes textiles, économiques et céréales, qui mériteraient d’être naturalisées en Europe.

La culture des végétaux utiles est un des soins auxquels les Chinois sont plus particulièrement livrés, et, dès les époques les plus anciennes, elle a fixé l’attention du gouvernement, qui s’est toujours efforcé de l’encourager. Dans les provinces les plus peuplées, on a mis à profit jusqu’aux rivières et aux étangs, où l’on sème des plantes aquatiques nutritives, telles que les tubercules de sagittaire et le nénuphar, dont les Chinois savent tirer un merveilleux parti.

Cette plante aquatique a toujours été connue et estimée des Chinois. Les poètes l’ont célébrée dans leurs vers, à cause de la beauté de ses fleurs ; les docteurs de la raison l’ont mise au nombre des plantes qui entrent dans le breuvage d’immortalité, et les économistes l’ont préconisée, à cause de son utilité. De nos jours, elle est devenue le symbole des sociétés secrètes.

Le nénuphar, ou nymphœa de Chine, est nommé vulgairement lien-hoa. Ses feuilles sont larges, arrondies, festonnées, charnues, veineuses et échancrées dans le milieu ; les unes nagent sur la surface de l’eau, où elles se tiennent comme collées, les autres s’élèvent au-dessus, à différentes hauteurs ; el les sont d’un vert tendre au-dessus, foncé au-dessous, et soutenues par de longues queues mouchetées de noir. La racine du nénuphar est vivace, grosse comme le bras, d’un jaune pâle au dehors, et d’un blanc de lait au dedans, longue quelquefois de douze et quinze pieds ; elle rampe au fond de l’eau et s’attache au limon par les fibres des étranglements qui la divisent d’espace en espace. Du milieu des filaments, elle pousse quelquefois des pattes qui s’étendent ; mais ses grands accroissements se font par les deux bouts. La queue des fleurs et des feuilles est percée, jusqu’à l’extrémité, de trous arrondis comme ceux de la racine, et disposés symétriquement dans toute leur longueur.

Les fleurs du nénuphar sont à plusieurs pétales, et disposées de telle sorte, que, lorsqu’elles ne sont pas encore entièrement ouvertes, on les prendrait pour de grosses tulipes ; ensuite elles s’épanouissent en rose. Au milieu de la fleur, se trouve un pistil conique qui devient un fruit spongieux et arrondi, partagé, dans sa longueur, en plusieurs loges remplies de graines oblongues revêtues d’une enveloppe ou coque comme le gland, et composées, comme lui, de deux lobes blancs, au milieu desquels est le germe. Les étamines sont des filaments très-déliés terminés par un sommet violet.

Les Chinois distinguent quatre espèces de nénuphar : le jaune, le blanc et rouge à fleurs simples, le blanc et rouge à fleurs doubles, et le rouge pâle. Cette plante se multiplie par les semences, mais plus aisément et plus promptement par les racines ; elle ne demande aucune sorte de culture. Il n’est rien de comparable à l’effet que produit le nénuphar sur les étangs et les grands bassins. Il ne pousse guère que vers la fin de mai ; mais sa germination est rapide, et ses grandes feuilles, collées sur la surface des eaux, ou majestueusement élevées à diverses hauteurs, forment des tapis de verdure d’un aspect ravissant, surtout lorsqu’ils sont émaillés de fleurs de diverses couleurs. Comme elles sont plus grosses que des pavots, d’un blanc ou d’un rouge éclatant, elles tranchent magnifiquement sur le vert des feuilles. Les jeunes poëtes chinois aiment beaucoup à chanter les promenades en bateau, au clair de la lune, sur les étangs bordés de nénuphars en fleurs, et illuminés par des essaims de lucioles et de mouches phosphorescentes.

Le nénuphar est surtout remarquable au point de vue utilitaire ; ses graines se mangent comme les noisettes en Europe. Cuites à l’eau et au sucre, elles font les délices des gourmets. Sa gigantesque racine est d’une grande ressource pour les préparations culinaires ; de quelque manière qu’on l’arrange, elle est très saine et d’un goût excellent. Les Chinois en font macérer au sel et au vinaigre des provisions considérables pour manger avec le riz ; réduite en fécule, on peut en composer de délicieuses bouillies au lait ou à l’eau. Pendant l’été on la mange crue en guise de fruit, et elle est très-rafraîchissante. Les feuilles, enfin, sont d’un grand usage pour envelopper toute espèce d’objets, et, lorsqu’elles sont desséchées, on les mêle volontiers au tabac à fumer pour en adoucir la force.

Les Chinois doivent principalement à leur caractère éminemment observateur leurs nombreuses découvertes en agriculture, et le parti qu’ils savent tirer d’une foule de plantes négligées en Europe. Ils aiment à examiner et à étudier la nature. Les grands, les empereurs même, ne dédaignent pas d’être attentifs aux plus petites choses, et ils recueillent avec soin tout ce qui peut avoir quelque utilité pour le public. Le célèbre empereur Khang a ainsi rendu plus d’un service important à son pays. On trouve, dans de curieux mémoires écrits par ce prince, le passage suivant : Je me promenais, dit l’empereur Khang-hi, le premier jour de la sixième lune, dans des champs où l’on avait semé du riz qui ne devait donner sa moisson qu’à la neuvième. Je remarquai, par hasard, un pied de riz qui était déjà monté en épi. Il s’élevait au-dessus de tous les autres et était assez mûr pour être cueilli ; je me le fis apporter. Le grain en était très-beau et bien nourri ; cela me donna la pensée de le garder pour un essai, et voir si, l’année suivante, il conserverait ainsi sa précocité ; il la conserva en effet. Tous les pieds qui en étaient provenus montèrent en épis avant le temps ordinaire, et donnèrent leur moisson à la sixième lune. Chaque année a multiplié la récolte de la précédente, et, depuis trente ans, c’est le riz qu’on sert sur ma table. Le grain en est allongé et la couleur un peu rougeâtre ; mais il est d’un parfum fort doux et d’une saveur très-agréable. On le nomme yu-mi, riz impérial, » parce que c’est dans mes jardins qu’il a commencé à être cultivé. C’est le seul qui puisse mûrir au nord de la grande muraille, où les froids finissent très-tard et commencent de fort bonne heure ; mais, dans les provinces du Midi, où le climat est plus doux et la terre plus fertile, on peut aisément en avoir deux moissons par an, et c’est une bien douce consolation pour moi que d’avoir procuré cet avantage à mes peuples. »

L’empereur Khang-hi a rendu, en effet, un service immense aux populations de la Mantchourie, en propageant la culture de cette nouvelle espèce de riz, qui vient à merveille dans les pays secs, sans avoir besoin d’irrigations perpétuelles comme le riz ordinaire. Il prospérerait certainement en France, et il n’a pas tenu aux missionnaires qu’il n’y soit acclimaté depuis longtemps. Pendant que nous étions dans notre maison aux environs de Péking, nous nous sommes fait plusieurs fois nous-même un devoir d’en envoyer au ministère de l’agriculture et du commerce ; mais nous n’avons jamais entendu parler qu’on se soit occupé d’en faire quelque expérience. Avec nos perpétuelles révolutions et nos changements si rapides de gouvernement, quel ministre pourrait conserver assez de flegme pour se préoccuper d’une nouvelle espèce de riz découverte par un empereur tartare-mantchou ?

L’esprit d’observation, dont les Chinois sont doués au plus haut degré, les a conduits à faire une remarque curieuse sur les blés, et qui, selon leur opinion, est de la plus grande importance en agriculture. Un de nos chrétiens nous demandait un jour si, en France, les espèces de blé qui fleurissent pendant la nuit étaient très-nombreuses. La question nous parut assez embarrassante, et nous avouâmes ingénument à notre interlocuteur que, n’étant pas agronome, nous ne savions pas combien d’espèces de blé fleurissaient pendant la nuit ; que nous n’avions jamais entendu parler d’un semblable phénomène, et que, probablement, les cultivateurs de notre pays seraient eux-mêmes très-étonnés d’une semblable question. — Mais non, s’écria-t-il, vos cultivateurs ne seraient pas étonnés ; ils doivent nécessairement connaître cela ; autrement, comment s’occuper avec succès des travaux agricoles ? Est-ce qu’ils ensemencent leurs champs au hasard, sans tenir compte du soleil et de la lune ? … Nous fûmes contraint d’avouer, pour la seconde fois, notre profonde ignorance en cette matière. Là dessus, notre néophyte se mit à nous développer la plus singulière des théories sur la floraison des blés. Il nous dit que les nombreuses espèces de blé se divisaient en deux grandes catégories, l’une dont la floraison commençait toujours et invariablement pendant la nuit, et l’autre qui ne pouvait fleurir qu’avec le jour. Le choix du terrain, le moment des semailles et le genre de culture devaient varier selon les espèces ; et il soutenait que, faute de connaître ces deux classifications et de se conformer aux règles prescrites pour chacune d’elles, on s’exposait beaucoup à avoir de mauvaises récoltes. Nous ne pouvons pas dire jusqu’à quel point on peut ajouter foi à cette singulière observation des Chinois. Nous confessons ne nous être jamais senti le zèle d’aller nous installer, pendant la nuit, au milieu d’un champ, pour monter la garde auprès des épis de blé, et prendre les fleurs sur le fait quand elles auraient fantaisie d’éclore. Il est probable même que ce zèle indiscret eût été complètement infructueux ; car nous soupçonnons qu’il nous eût été assez difficile de remarquer l’épanouissement d’une fleur de blé. Nous laissons donc aux agronomes de décider de quelle valeur peut être cette observation chinoise.

On pourrait composer un recueil plein d’originalité de toutes les remarques curieuses faites par les Chinois, non-seulement en agriculture, mais encore dans tout ce qui concerne l’histoire naturelle. Nous allons en citer quelques-unes qui se présentent à notre souvenir, afin de donner une idée de la sagacité de ce peuple.

Tout le monde sait que les hirondelles s’en vont vers l’automne et reviennent au commencement du printemps. Les Chinois ont été aussi curieux que nous de savoir ce qu’elles devenaient pendant les six mois de leur absence, et où elles allaient. Ils ont constaté que les hirondelles aux pattes desquelles on avait attaché des signes pour les reconnaître, avaient paru plusieurs années de suite dans la même maison. On était donc certain que celles qui s’en allaient en automne étaient les mêmes qui revenaient au printemps ; mais où allaient elles ? Les anciens prétendaient, les uns qu’elles passaient les mers, les autres qu’elles s’enfonçaient dans l’eau. Maintenant, ces opinions sont regardées par les Chinois comme des fables puériles, et plusieurs observations leur ont démontré que les hirondelles n’entreprennent pas de longs voyages, pour aller passer chaudement l’hiver quelque part. Il est écrit dans les annales de la Chine « que le peuple étant accablé par les malheurs qui affligèrent le règne de l’empereur Ngan-ty, plus de mille familles désertèrent leurs villages, et allèrent se réfugier dans les montagnes les plus enfoncées et les plus sauvages, pour fuir les révoltes et la famine. Comme rien n’avait poussé, elles furent réduites à se nourrir de rats et d’hirondelles qu’elles trouvaient assemblées par pelotons dans les cavernes et dans le creux des rochers. » Un autre historien rapporte encore le fait suivant : L’empereur Yang-ty[1] ayant ordonné des réparations sur les bords du fleuve Jaune, on trouva une grande quantité d’hirondelles assemblées par pelotons dans les creux des rochers, et dans les cavernes des endroits où les bords sont déserts et très-escarpés. » Un naturaliste chinois, nommé Lu-chi, dit, après avoir rapporté ces faits :

« Les anciens pensaient que les hirondelles changeaient de climat ; mais il est très-difficile de concevoir qu’ils l’aient cru, puisqu’on n’a jamais vu les hirondelles ni prendre les chemins des pays méridionaux, ni marcher en troupes comme les oiseaux voyageurs, qui a viennent toutes les années de la Tartarie et y retournent au printemps. Ceux-ci font des armées, et leur passage dure plusieurs jours ; au lieu que les hirondelles disparaissent d’une province, sans qu’on en voie un plus grand nombre dans l’autre, même dans les provinces les plus rapprochées de la mer. » Et le naturaliste chinois conclut que les hirondelles n’émigrent pas, qu’elles restent toujours aux environs du même pays, et que, pendant l’hiver, elles vont seulement se blottir dans des trous ou au fond des cavernes. Nous ne savons si les naturalistes d’Europe seront bien disposés à partager l’opinion de leur confrère Lu-chi. Nous ignorons également si la découverte suivante sera bien du goût non plus des naturalistes, mais des horlogers.

Un jour que nous allions visiter quelques familles chrétiennes de cultivateurs, nous rencontrâmes, tout près d’une ferme, un jeune Chinois qui faisait paître un buffle le long d’un sentier. Nous lui demandâmes, en passant et par désœuvrement, s’il n’était pas encore midi. L’enfant leva la tête, et, comme le soleil était caché derrière d’épais nuages, il ne put y lire sa réponse. — Le ciel n’est pas clair, nous dit-il, mais attendez un instant… À ces mots il s’élance vers la ferme et revient quelques minutes après, portant un chat sous le bras. — Il n’est pas encore midi, dit-il, tenez, voyez… En disant cela, il nous montrait l’œil du chat dont il écartait les paupières avec ses deux mains. Nous regardâmes d’abord l’enfant, il était d’un sérieux admirable ; puis le chat qui, quoique étonné et peu satisfait de l’expérience qu’on faisait sur son œil, était néanmoins d’une complaisance exemplaire. — C’est bien, dîmes-nous à l’enfant ; il n’est pas encore midi, merci. Le jeune Chinois lâcha le chat, qui se sauva au grand galop, et nous continuâmes notre route.

Pour dire vrai, nous n’avions pas compris grand-chose à cette nouvelle méthode de connaître les heures ; mais nous ne voulûmes pas questionner ce petit païen, de peur que, à notre ignorance, il ne s’avisât de soupçonner que nous étions Européens. Aussitôt que nous fûmes arrivés dans une maison de chrétiens, nous n’eûmes rien de plus pressé que de leur demander s’ils savaient voir l’heure qu’il était dans les yeux des chats. Ils ne s’attendaient guère à une semblable question. Aussi furent-ils un peu déconcertés ; nous insistâmes, et, comme il n’y avait aucun danger à craindre, en leur avouant notre profonde ignorance sur les propriétés de l’œil du chat, nous leur racontâmes ce qui nous était arrivé, en route, tout près de la ferme d’un païen. Il n’en fallut pas davantage ; nos complaisants néophytes se mirent aussitôt à donner la chasse à tous les chats du voisinage. Ils nous en apportèrent trois ou quatre, et nous expliquèrent de quelle manière on pouvait se servir avantageusement d’un chat en guise de montre. Ils nous firent voir que la prunelle de son œil allait se rétrécissant à mesure qu’on avançait vers midi ; qu’à midi juste elle était comme un cheveu, comme une ligue d’une finesse extrême, tracée perpendiculairement sur l’œil ; après midi, la dilatation recommençait. Quand nous eûmes examiné bien attentivement tous les chats qui étaient à notre disposition, nous conclûmes qu’il était midi passé ; tous les yeux étaient parfaitement d’accord.

Nous avons d’abord hésité à parler de cette invention chinoise, dans la crainte de compromettre l’horlogerie et d’arrêter le débit des montres ; mais toute considération doit s’effacer devant l’amour du progrès. Il est difficile qu’une découverte de quelque importance ne froisse pas les intérêts privés. Nous espérons cependant qu’on pourra, malgré cela, faire encore des montres, parce que, parmi les nombreuses personnes qui désirent savoir l’heure, il y en aura toujours qui ne voudront pas se donner la peine de courir après un chat, pour lui regarder les yeux, et s’exposer ainsi au danger de se faire arracher les leurs.

Les Chinois nous ont enseigné une expérience d’un autre genre et qui n’a pas les mêmes inconvénients que la précédente. Elle n’est assurément compromettante pour personne ni pour aucune industrie. Elle pourrait, tout au plus, être désagréable aux ânes, en ce qu’elle tend à les contrarier singulièrement dans l’exercice de leur liberté.

Dans le nord de la Chine, où les voyages par eau ne sont pas aussi faciles que dans le midi, on va ordinairement en chariot ou bien à dos d’âne ou de mulet. On s’arrête à la fin du jour pour passer la nuit dans les hôtelleries plus ou moins confortables, qu’on ne manque jamais de rencontrer le long de la route. Le grand inconvénient de ces auberges, c’est qu’il est très-peu aisé d’y dormir en paix, à cause du vacarme qui s’y fait perpétuellement ; et, si l’on a le malheur d’avoir des ânes dans la cour de l’établissement, alors il faut se résigner à ne pas fermer l’œil, car ces animaux terribles, sous prétexte, sans doute, que la musique a toujours été en honneur dans l’empire, se croient obligés, en tant que Chinois, de chanter durant la nuit entière et de s’abandonner à toutes les fantaisies de leur instinct philharmonique.

En 1840, nous voyagions en chariot dans la province de Péking. Notre catéchiste, ancien maître d’école, escortait la voiture, monté sur un âne magnifique, si plein d’ardeur et d’agilité, que les deux mulets de notre attelage avaient toute la peine du monde à soutenir la rapidité de sa course. Cet âne était si pénétré de sa supériorité, il en était si fier, qu’à peine apercevait-il ou sentait-il de loin un de ses collègues, il se mettait à braire avec une fatuité insupportable. Quand nous étions arrivés à l’hôtellerie, au lieu de se reposer en paix de ses fatigues, il passait la nuit à faire de la musique. Il y avait dans le timbre de sa voix et dans les modulations qu’il savait lui donner, quelque chose de si provocateur, que tous les ânes des auberges environnantes, entraînés apparemment par la puissance de son fluide magnétique, ne tardaient pas à se mettre de la partie et à braire aussi de toute leur force et de tout leur gosier. Il résultait de là un si étourdissant concert, qu’il n’y avait plus aucune possibilité de fermer l’œil.

Un soir que notre catéchiste nous vantait les qualités supérieures de son âne… — Ton âne, lui dîmes-nous, est une mauvaise bête. Depuis que nous sommes en voyage, il est cause que nous n’avons pu dormir un seul instant. — Il fallait me le dire plus tôt, répondit-il, je l’aurais empêché de chanter. Comme notre catéchiste était parfois d’humeur facétieuse, nous prîmes son observation pour une mauvaise plaisanterie. Le lendemain matin, nous trouvâmes pourtant que nous avions dormi profondément ; nous étions comme rassasié de sommeil. — L’âne a-t-il chanté cette nuit ? nous dit le catéchiste aussitôt qu’il nous aperçut. — Peut-être non ; en tout cas nous ne l’avons pas entendu. — Oh ! pour moi, je suis bien sûr qu’il n’a pas chanté ; avant de me coucher j’avais pris mes mesures… — Vous avez dû remarquer, sans doute, ajouta-t-il, que, lorsqu’un âne veut chanter, il commence par lever la queue et qu’il la tient tendue presque horizontalement tant que dure la chanson, eh bien ! pour le condamner au silence, il n’y a qu’à lui attacher une pierre à la queue et l’empêcher de la lever. Nous regardâmes notre catéchiste en souriant, comme pour lui demander s’il ne se moquait pas de nous. — Venez voir, nous dit-il, l’expérience est là. Nous allâmes dans la cour et nous vîmes, en effet, ce pauvre âne, qui, avec une grosse pierre suspendue à la queue, avait beaucoup perdu de sa fierté ordinaire. Les yeux fixés en terre et les oreilles basses, il paraissait profondément humilié ; sa vue nous fit vraiment compassion, et nous priâmes notre catéchiste de lui détacher la pierre. Aussitôt qu’il sentit son appendice musical en liberté, il redressa d’abord la tête, ensuite les oreilles, puis enfin la queue, et se mit à braire avec un prodigieux enthousiasme.

  1. Il monta sur le trône l’an 605.