L’Empire chinois/Volume 2 - Chapitre X

Gaume (Tome IIp. 404-437).
Volume II


CHAPITRE X.


Terres incultes de la province du Kiang-si. — Corps de garde. — Polype, vinaigrier. — Excentricité d’un cheval de mandarin. — Vol de pastèques. — Arrivée à Nan-tchang-fou. — Manière de s’installer dans un palais des compositions littéraires. — Souper solennel en présence du public. — Désappointement des spectateurs. — Visite du préfet de la ville. — Un mandarin mongol. — Ses connaissances géographiques. — Travaux des protestants méthodistes en Chine. — Les Chinois astronomes. — Aspect de la capitale du Kiang-si. — Fabrication de la porcelaine. — Antiquaires chinois. — Origine du dieu de la porcelaine. — La pisciculture dans le Kiang-si. — Nouveau plan de voyage.


Depuis le lac Pou-yang jusqu’à Nan-tchang-fou, capitale de la province du Kiang-si, le pays que nous parcourûmes, pendant deux jours, n’était, pour ainsi dire, qu’un désert, où l’on trouvait à peine, de loin en loin, de misérables cases en roseaux, et quelques lambeaux de terre à moitié cultivés par de pauvres paysans. Au point de vue du confortable et de la civilisation, rien de plus triste, de plus désolant : l’œil n’apercevait de toute part que de vastes prairies où croissait péniblement une herbe jaunâtre calcinée par le soleil, et qui tombait en poudre sous nos pas. Des hangars délabrés, auxquels on donnait, par habitude, le nom d’hôtellerie, n’avaient à offrir aux voyageurs que du riz rouge cuit à l’eau et des légumes salés. On n’y trouvait pas même du thé ; et ceux qui avaient oublié d’en faire une petite provision étaient condamnés à boire de l’eau chaude. Cette contrée, comme on voit, n’était pas précisément arrangée de manière à y faire des voyages d’agrément et de fantaisie. Cependant nos deux journées de marche à travers ces terres incultes furent pour nous un véritable délassement et une source de ces jouissances vagues et mélancoliques dont parfois le cœur de l’homme aime tant à se repaître. Il nous semblait errer encore au milieu des sauvages solitudes de la Mongolie. Les mœurs des tribus nomades, leurs tentes, leurs troupeaux, les longues caravanes de chameaux, les grandes herbes du désert, les sarligues et les brebis jaunes, les monastères bouddhiques avec leurs nombreux lamas : tous ces souvenirs se réunissaient peu à peu, et fournissaient à notre imagination des tableaux pleins de charme et de variété. Il y avait si longtemps, d’ailleurs, que nous étions tourbillonnant au milieu de cette immense cohue de la civilisation chinoise, que notre esprit avait besoin d’un peu de calme et de repos. Le tumulte et l’agitation de tant de grandes villes avaient fini par nous donner comme une fièvre perpétuelle ; il nous fallait, pour quelques jours, la paix silencieuse du désert.

Avant d’arriver à Nan-tchang-fou, nous nous arrêtâmes dans une sorte de corps de garde, afin de laisser passer les heures les plus chaudes de la journée. Nous fûmes très-gracieusement accueillis par un mandarin à globule blanc, qui avait là sous ses ordres une quinzaine de soldats. Les rafraîchissements qu’il nous offrit étaient peu séduisants. Du thé, du vin de riz, des pistaches grillées, des confitures de gingembre et des ciboulettes macérées dans de la saumure, tout cela n’était guère de nature à nous désaltérer. Nous regardâmes, d’un œil attristé, ces friandises chinoises, sans oser y toucher, de peur d’activer encore la soif brûlante dont nous étions dévorés. Le Saule pleureur but du thé bouillant et du vin chaud ; il croqua des ciboules, mangea du gingembre, fuma coup sur coup cinq ou six pipes de tabac, et se trouva ensuite parfaitement rafraîchi et restauré. Rien qu’à le voir faire, nous sentions notre gosier et notre langue se dessécher tout à fait ; nous ne pouvions plus y tenir. — Ne pourrait-on pas, dîmes-nous au globule blanc, trouver un peu d’eau fraîche dans les environs ?

— À quelques pas d’ici nous avons un puits très-profond ; l’eau en est excellente, mais elle est froide comme la glace ; avant de la boire, il faut au moins la faire chauffer un peu, autrement, elle occasionne des coliques… Nous le suppliâmes de nous en envoyer chercher, en lui promettant d’user de précaution pour ne pas être malade. Un soldat de bonne volonté prit un large seau et courut nous puiser de l’eau. Pendant ce temps, nous demandâmes au globule blanc, si, par hasard, il n’aurait pas du vinaigre dans son établissement. — J’en ai, nous répondit-il ; mais je crains qu’il ne vous convienne pas ; c’est du vinaigre de polype, il est fabriqué par un animal.

— Du vinaigre de polype ! nous connaissons cela ; c’est le meilleur vinaigre qu’on puisse trouver. Mais comment se fait-il que tu possèdes un tsou-no-dze, « polype à vinaigre ? » c’est un véritable trésor. Est-ce que tu as été sur les côtes du Leao-tong ? — Il y a quelques années, j’ai été envoyé en expédition dans cette contrée, et j’en ai rapporté un tsou-no-dze.

Pendant cette conversation, le soldat arriva avec son seau rempli d’eau glaciale. Le globule blanc nous donna de son vinaigre merveilleux, et, à l’aide d’un peu de cassonade, nous composâmes une boisson exquise. Les Chinois nous regardaient boire avec étonnement. Comme ces nombreuses et abondantes libations, au lieu de provoquer des coliques, ne servaient qu’à nous épanouir, ils en concluaient que les Occidentaux avaient une organisation différente de celle des hommes de la nation centrale.

Le tsou-no-dze est un être qui, à raison de sa bizarre propriété de fabriquer d’excellent vinaigre, mérite une mention particulière. Ce polype est un monstrueux assemblage de membranes charnues et gluantes, de tubes et d’une foule d’appendices informes qui lui donnent un aspect hideux et repoussant ; on dirait une masse inerte et morte. Cependant, quand on la touche, elle se contracte ou se dilate, et se donne des formes diverses. C’est un animal vivant, dont la structure et l’existence ne sont pas plus connues que celles des autres polypes. Le tsou-no-dze a été découvert dans la mer Jaune, et les Chinois le pèchent sur les côtes du Leao-tong ; mais on n’en prend qu’un petit nombre. Peut-être sont-ils plus abondants ailleurs, où l’on néglige de les prendre faute de connaître leur propriété.

On place ce polype dans un grand vase rempli d’eau douce à laquelle on ajoute quelques verres d’eau-de-vie. Après vingt ou trente jours, ce liquide se trouve transformé en excellent vinaigre, sans qu’il soit besoin de lui faire subir aucune manipulation, ni d’y ajouter le moindre ingrédient. Ce vinaigre est clair comme de l’eau de roche, d’une grande force et d’un goût très-agréable. Cette première transformation une fois terminée, la source est intarissable ; car, à mesure qu’on en tire pour la consommation, on n’a qu’à ajouter une égale quantité d’eau pure, sans addition d’eau-de-vie.

Le tsou-no-dze, comme les autres polypes, se multiplie facilement par bourgeons, c’est-à-dire qu’il suffit d’en détacher un membre, un appendice, qui végète, en quelque sorte, grossit en peu de temps et jouit également de la propriété de changer l’eau en vinaigre. Ces détails ne sont pas uniquement basés sur les renseignements que nous avons pu recueillir dans nos voyages. Nous avons possédé nous-même un de ces polypes ; nous l’avons gardé pendant un an, faisant usage journellement du délicieux vinaigre qu’il nous distillait. Lors de notre départ pour le Thibet, nous le laissâmes en héritage aux chrétiens de notre mission de la vallée des Eaux noires.

Après nous être abondamment désaltéré avec cette excellente limonade de polype, nous fîmes nos adieux au gracieux globule blanc du corps de garde. —Puisque vous avez honoré ma pauvre demeure, nous dit-il, je demande la faveur de vous accompagner jusqu’au fleuve qui passe devant Nan-tchang-fou. — Nous ne saurions souscrire à de si grandes dépenses de cœur. — Les rites l’exigent. — Ah ! tu n’es pas un homme du Kiang-si, puisque tu sais si bien étendre les prescriptions des rites au lieu de les restreindre. — Non, je suis originaire de l’humble et pauvre province du Sse-tchouen. — Du Sse-tchouen ! … Nous avons traversé cette province, et, à notre avis, elle est la plus belle et la plus riche de l’empire. Un homme du Sse-tchouen doit trouver la vie peu agréable dans le Kiang-si, surtout au milieu de ce triste désert. — Le Kiang-si offre peu de ressources ; tout y est plus cher que dans les autres provinces. Aussi c’est une pratique du gouvernement que d’y envoyer fonctionner les mandarins quand il veut les punir. C’est une chose connue de tout le monde… Cette petite confidence nous donna le droit de conclure que notre cher globule blanc avait été mis en pénitence. — Il faut espérer, lui répondîmes-nous, que tu ne resteras pas longtemps ici et que l’empereur te donnera, dans un meilleur pays, un poste approprié à tes vertus et à tes mérites. — Je ne suis pas né sous une influence heureuse ; les succès semblent me fuir, mais peut-être que vos bonnes paroles me porteront bonheur.

Pendant que nous nous escrimions à nous adresser mutuellement des formules cérémonieuses, un soldat sellait un cheval efflanqué qu’on tenait attaché à un pieu à quelques pas du corps de garde. On eût bien pu, cependant, le laisser libre, sans crainte qu’il s’échappât. Lorsqu’il fut prêt, on le traîna vers le mandarin, qui sauta dessus assez lestement. Le pauvre animal chancela et fléchit visiblement sous le poids, quoique le cavalier ne fût pas d’un très-riche embonpoint. Nous ne savions trop comment notre cher globule blanc, monté de cette façon, allait s’y prendre pour nous accompagner. — Allons, parlons, s’écriait-il, et, en même temps, il assena un gros coup de manche de fouet sur la tête de son coursier. L’animal secoua les oreilles, éternua, exécuta lourdement quelques gambades et rentra aussitôt dans sa majestueuse immobilité… Allons, partons, s’écria de nouveau l’ardent cavalier… Est-ce que vous n’entrez pas dans vos palanquins ? — Tout à l’heure, lui répondîmes-nous ; tâche de prendre de l’avance, car il est aisé de prévoir que ton quadrupède suivra difficilement la marche de nos porteurs. — Oui, c’est cela, fit le globule blanc, je vais passer devant… Et il donne de nouveau un coup plein de vigueur sur la tête du cheval, qui s’ébranle aussitôt, fait quelques pas en sautant, bronche, et se précipite à genoux, comme pour supplier son cavalier de le laisser en repos. Le mandarin militaire glisse moelleusement le long du cou de la pauvre bête, et va s’étendre, les bras en avant, au beau milieu de la route. Pendant que le cavalier est occupé à se ramasser, le cheval va rejoindre avec un calme admirable son pieu chéri, qu’il caresse d’un regard plein de tendresse. Le mandarin ne se décourage pas. — Cet imbécile a bronché, dit-il, nous allons voir cette fois. — Et, en disant ces mots, il enfourche derechef sa monture, que deux soldats se chargent de faire avancer ; l’un tirant par la bride et l’autre frappant par derrière avec le manche d’un balai. De cette manière, l’animal finit par se donner un certain mouvement ; pour lors nous entrâmes dans nos palanquins, et nous suivîmes. Nos porteurs eurent bientôt atteint le cavalier, qui resta si loin derrière nous, que personne ne se serait douté qu’il était là pour nous accompagner.

Dans le midi de la Chine, il y a très-peu de chevaux. Les particuliers n’en nourrissent ni pour les travaux de la campagne ni pour les voyages. On en rencontre seulement sur les routes principales, aux divers relais établis pour le service du gouvernement. Ces chevaux viennent de la Tartarie, et sont, en général, d’assez bonne race ; mais ils supportent difficilement les chaleurs des contrées méridionales. Après quelques années, ils perdent entièrement leur vigueur, et finissent par être tout à fait hors de service.

Dans deux heures de marche, nous arrivâmes au bord d’une grande rivière nommé tchang. Sur la rive opposée s’élevait Nan-tchang-fou, capitale de la province du Kiang-si. Un long et large bac était tout disposé pour nous faire passer l’eau. La caravane tout entière y entra, à l’exception de notre soi-disant compagnon de route, le globule blanc, qui se trouvait encore nous ne savions à quelle distance.

Au moment où le bac commençait à se mettre en mouvement, deux de nos porteurs sautèrent à terre, en disant au patron d’attendre un instant. Ils coururent à un champ de pastèques, en volèrent autant qu’ils purent en porter, et se jetèrent dans le bac, qui gagna vite le large. Le propriétaire, qui, de sa maison, située à peu de distance du champ, avait aperçu les maraudeurs, courut après ; mais il était trop tard. Pendant qu’il vociférait et gesticulait sur le rivage, les porteurs de palanquin s’étaient partagé les pastèques et se rafraîchissaient tout à leur aise, sans trop se préoccuper du malheureux cultivateur, qui les maudissait de toute la puissance de ses poumons.

Lorsque nous eûmes traversé la rivière Tchang, nous trouvâmes sur un large quai, le long du faubourg de la ville, quelques fonctionnaires publics qui nous attendaient. Ils s’abouchèrent avec le Saule pleureur et tinrent gravement conseil. Nous demeurâmes dans nos palanquins, et la foule circulait, sans paraître se douter que des personnages exotiques venaient d’aborder dans la capitale du Kiang-si. Les délibérations de nos hommes d’affaires se prolongeant outre mesure, nous sortîmes de nos loges pour aller leur demander ce qu’ils avaient tant à causer, pendant que nous étions à attendre au milieu de la rue. Les mandarins de la capitale n’étaient pas encore fixés sur l’endroit où il fallait nous loger, et ils prenaient en conséquence des informations auprès du Saule pleureur, qui assurément avait trop peu d’initiative pour les tirer d’embarras. Les passants avaient déjà remarqué l’étrangeté de notre costume, la ceinture rouge et le magique bonnet jaune ; et bientôt une foule immense se pressa autour de nous. — Voyez, dîmes-nous aux fonctionnaires de Nan-tchang-fou, voilà le petit peuple qui accourt de toute part et s’amoncelle sur le quai. Est-il convenable que nous soyons encore sans savoir où nous irons loger ?

Les mandarins, déjà ahuris par les flots de la multitude, ne savaient plus où donner de la tête. Notre domestique Wei-chan s’approcha de nous, et nous fit remarquer un grand et magnifique édifice. C’était un wen-tchang-koun, ou « palais des compositions littéraires. » Nous avions déjà logé une fois, pendant notre voyage, dans un de ces établissements destinés à la corporation des lettrés, et nous nous souvenions que le séjour en avait été très-agréable. Nous n’eûmes pas à délibérer longuement ; le parti fut tout de suite pris d’aller nous y installer. Pour réussir dans l’entreprise, il ne fallait qu’un peu d’aplomb. Nous retournâmes à nos palanquins, et nous dîmes aux porteurs, du ton le plus impératif qu’il nous fut possible de prendre : Au wen-tchang-koun ! — Au wen-tchang-koun ! répétèrent les porteurs, nous obéissons… Ils chargent aussitôt les palanquins sur leurs épaules, et Wei-chan, qui avait une parfaite intelligence de ces brusques évolutions, se mit à la tête du convoi, en criant à la foule de s’écarter avec respect. Les flots de la multitude se divisèrent comme par enchantement, le Saule pleureur et les autres mandarins, qui étaient encore à délibérer, se mirent d’instinct à notre suite, tons les membres de la caravane en firent autant, et nous entrâmes ainsi au palais des compositions littéraires avec cette majesté hautaine qui est tout à fait dans le goût du peuple chinois.

Les gardiens de l’établissement, voyant arriver un convoi accompagné d’une population innombrable, s’imaginèrent tout naturellement avoir affaire à quelque fameux personnage. Toutes les portes furent ouvertes à deux battants, et nous pénétrâmes, après avoir traversé plusieurs salles et plusieurs corridors, jusqu’à la cour la plus reculée. C’est là que s’arrêta Wei-chan, qui conduisait l’entreprise avec une merveilleuse audace. Nous sortîmes de nos palanquins, et nous fîmes venir le gardien en chef du wen-tchang-koun. — Ouvre tout de suite, lui dîmes-nous, les appartements supérieurs, et fais préparer le repas du soir ; nous resterons ici quelques jours. Que chacun fasse son devoir, et tout le monde sera content. Nous nous adressâmes ensuite aux fonctionnaires venus pour nous recevoir à notre débarquement, et qui n’avaient pas su deviner ce qu’il fallait faire de nous. — Vous autres, leur dîmes-nous, allez trouver le préfet de la ville, annoncez-lui que nous jouissons d’une bonne santé, et que nous sommes installés au wen-tchang-koun, d’une manière conforme à nos goûts. Nous fîmes une profonde révérence à ces globules de diverses couleurs, qui s’en retournèrent d’un air tout mystifié, et comme des gens qui ne comprennent rien au rôle qu’on leur fait jouer.

Tout le monde étant parti, le Saule pleureur resta planté devant nous, sans rien dire. Il nous regardait avec ses yeux humides et clignotants, et semblait nous demander ce que nous allions faire de lui. — Maître Lieou, lui dîmes-nous, tu devais nous conduire jusqu’à la capitale du Kiang-si ; nous y voilà, ta mission est terminée. Où es-tu logé ? — Où je suis logé ! fit-il, d’un air tout ébahi ; mais qui est-ce qui peut savoir cela ? — Toi, sans doute ; au moins tu as plus que tout autre le droit de le savoir. — C’est possible ; toujours est-il que je ne sais trop ce que je vais devenir. — Va trouver le gardien de l’établissement, il te colloquera quelque part. Demain probablement nous recevrons la visite des autorités, et tu régleras tes affaires avec elles… Le Saule pleureur trouva que nos paroles avaient un certain sens ; il alla donc à la recherche du gardien, et nous montâmes visiter le logement que nous nous étions octroyé.

Wei-chan, aidé de quelques serviteurs de la maison, avait déjà mis tout en ordre dans de vastes et frais appartements, d’où la vue dominait la ville, le cours du fleuve que nous venions de traverser, et la campagne des environs. Une galerie ouverte, ornée de grands sièges en porcelaine et de nombreux vases à fleurs, donnait sur le quai, où la foule s’était rassemblée autour de nous, pendant que le Saule pleureur et quelques petits mandarins de Nan-tchang-fou se creusaient le cerveau pour nous trouver un logement, alors que nous avions à notre portée un wen-tchang-koun. Nous fîmes quelques tours de promenade sur cette charmante galerie. Le soleil venait de se coucher, et la délicieuse fraîcheur du soir commençait déjà à se faire sentir. Quelques-uns des Chinois qui stationnaient sur le quai nous remarquèrent. La nouvelle, comme une étincelle électrique, se communiqua rapidement de tout côté, et bientôt toutes les têtes furent en l’air et les yeux dirigés vers la galerie du wen-tchang-koun. Tous les passants se crurent obligés de s’arrêter pour nous contempler à loisir ; insensiblement la foule devint tellement compacte, que la circulation se trouva tout à fait interceptée. Comme nous étions haut placés, et à une assez grande distance de la multitude, nous ne pouvions nullement être incommodés de tous ces regards qui semblaient vouloir nous dévorer. Aussi continuâmes-nous tranquillement notre promenade, heureux de pouvoir satisfaire, sans inconvénient, la bien légitime curiosité des habitants de Nan-tchang-fou. Nous étions seulement privés d’entendre leur conversation, qui, assurément, devait pétiller de réflexions curieuses et intéressantes.

Le maître d’hôtel du wen-tchang-koun vint nous prévenir que le souper était prêt, et nous demanda où nous désirions qu’il nous fût servi… Les deux missionnaires se regardèrent, et lurent dans les yeux l’un de l’autre qu’ils avaient la même pensée. — Y a-t-il quelque inconvénient, dîmes-nous au maître d’hôtel, à ce que nous prenions notre repas sur cette galerie ? — Aucun, nous répondit-il ; il y aura, au contraire, ici plus qu’ailleurs, de la fraîcheur et de la clarté, et puis les Cent familles[1], qui sont là réunies, seront bien aises de voir… Ne demandant pas mieux que d’être agréables aux Cent familles, surtout quand elles se tenaient à une distance respectueuse, il fut résolu que nous souperions en plein air.

On apporta une brillante table en laque, qu’on plaça au milieu de la galerie. Lorsqu’on vit le maître d’hôtel disposer sur la table les nombreux petits plats de friandises par où commencent les repas chinois, il se produisit, parmi la foule qui encombrait le quai, une longue agitation et un sourd murmure, qui semblaient exprimer le bonheur qu’on se promettait par avance, en voyant de quelle façon mangeaient les diables occidentaux. On s’attendait à des choses prodigieusement curieuses. Des hommes de par delà les mers, et d’une physionomie si singulière, devaient essentiellement avoir des manières de boire et de manger, tout à fait inconnues aux peuples de la nation centrale. Notre prière avant le repas, et surtout deux signes de croix largement dessinés, durent, en effet, leur promettre des particularités du plus vif intérêt. Parmi ces innombrables spectateurs, quelques-uns durent probablement comprendre ces signes de croix, car, à Nan-tchang-fou, il y a des chrétiens, mais la majorité dut trouver passablement extraordinaire cette façon de se disposer à souper. On s’attendait donc à des révélations plus ou moins intimes des mœurs européennes.

Wei-chan nous apporta le vin de riz tout fumant dans une urne d’étain ; il nous en versa dans de toutes petites tasses en porcelaine, et nous le bûmes en nous conformant aux rites le plus scrupuleusement possible. Nous nous mîmes ensuite à éplucher des graines de citrouille, absolument comme si nous étions né sur les bords du fleuve Jaune au lieu d’avoir vu le jour sur les rives de la Garonne. Les spectateurs, un peu étonnés, parurent prendre un très-médiocre intérêt à cette manœuvre chinoise, qui leur était suffisamment connue. Nous passâmes ainsi quelque temps à boire par petits coups du vin de riz, et à croquer des graines de pastèques. Dans nos repas journaliers, nous avions l’habitude de témoigner peu d’attention à ces futilités. Nous passions par-dessus pour aller nous occuper de choses plus substantielles ; mais, ce jour-là, soit amour-propre et désir de faire parade de notre savoir-faire, soit malice, afin de tromper l’attente des curieux, nous voulûmes boire et manger rigoureusement selon les prescriptions du rituel chinois.

Le désenchantement des candides habitants de Nan-tchang-fou fut complet lorsqu’ils nous virent ajuster entre nos doigts avec aisance et gravité nos bâtonnets d’ivoire, puis saisir çà et là les morceaux de notre convenance, les porter lestement à la bouche, fonctionner enfin, à l’aide de ces instruments impossibles, avec une dextérité consommée et comme si nous n’eussions pas l’ait autre chose toute la vie. Il y eut parmi la foule un mouvement d’hilarité, qui semblait dire : Nous voilà étrangement frustrés dans nos espérances ; ces hommes là ne sont pas tout à fait aussi barbares que nous le pensions ; ils seraient presque dignes d’appartenir au royaume des Fleurs. La représentation étant loin de réaliser tout ce que, dès le début, elle avait semblé promettre de curiosités, la foule, désappointée, commença à s’écouler peu à peu, et bientôt il ne resta plus sur le quai que des marchands de fruits et de comestibles, et un certain nombre de désœuvrés, qui, tout en fumant leur longue pipe, jetaient de temps en temps un œil observateur sur la galerie où les deux missionnaires français, doués d’excellent appétit, expédiaient, avec leurs bâtonnets d’ivoire, le menu d’un festin à la chinoise.

Au moment où nous allions nous lever de table, un cortège de mandarins traversa le quai, et s’arrêta à la porte du palais des compositions littéraires. L’appariteur de l’établissement arriva, un instant après, sur la galerie, et nous présenta une grande feuille rouge portant le nom du mandarin qui attendait à la porte. C’était le préfet du district où était situé le wen-tchang-koun. — Invitez à monter, dîmes-nous à l’appariteur… Et le magistrat fut bientôt là, accompagné de quelques fonctionnaires de son tribunal. Après les compliments et les révérences d’usage, le préfet, dont la physionomie annonçait un homme d’origine tartare mantchoue, nous demanda pourquoi nous étions logés au wen-tchang-koun. — Parce que les gens de l’administration, n’ayant pas su nous dire, quand nous avons été débarqués, où nous devions nous rendre, nous avons choisi de nous-mêmes le wen-tchang-koun. — Ces fonctionnaires ont agi avec stupidité ; votre logement était tout préparé dans l’intérieur de la ville. — Merci de votre sollicitude ; mais nous présumons que le logement préparé dans l’intérieur de la ville ne vaut pas celui que nous avons eu le bonheur de trouver. Nous autres Européens, nous aimons le frais et le grand air, et cette galerie, ouverte de tous côtés, nous convient à ravir. — C’est vrai, la situation est des plus agréables durant les chaleurs de l’été ; cependant le wen-tchang-koun n’est pas tout à fait à la disposition des autorités ; c’est une propriété de la corporation des lettrés. — Nous savons cela ; mais nous n’ignorons pas non plus que la corporation des lettrés aime à pratiquer les rapports sociaux dont les préceptes sent exposés dans les livres sacrés et classiques. Les littérateurs et les bacheliers de toutes les contrées civilisées s’appliquent surtout à observer les rites de l’hospitalité envers les étrangers. Si jamais tu daignais visiter le modeste empire des Français, les lettrés de notre pays ne manqueraient pas de t’accueillir dans tous les wen-tchang-koun que tu rencontrerais sur ta route. — Ah ! je ne serais pas digne, je ne serais pas digne, fit le préfet, en accompagnant ces paroles d’une foule de petites courbettes rapidement exécutées… Cependant, ajoutat-il, après avoir repris insensiblement la position verticale, j’étais venu pour vous inviter à déménager, et à vous rendre au logement que je vous ai fait préparer dans l’intérieur de la ville. — Ah ! nous ne sommes pas dignes de cette attention, répondîmes-nous, en exécutant, à notre tour, une série de révérences ; nous ne sommes pas dignes. Tu vois qu’on est fort bien ici ; la raison nous invite à y rester, et les rites, qui sont fondés sur la raison, demandent qu’on nous y laisse. — Bien parlé, très bien parlé, dit le mandarin, en riant ; je vois qu’il sera difficile de vous décider à quitter le wen-tchang-koun. — Oui, très-difficile, presque impossible ; il vaut mieux ne plus penser à cela ; parlons d’autre chose… Et la conversation s’engagea immédiatement sur des sujets moins compromettants. Nous parlâmes de nos voyages, de la Chine, des pays occidentaux, un peu enfin de tous les peuples du globe. Le préfet fut très-aimable ; il ne nous dit plus un seul mot ayant rapport au déménagement, ce qui lui valut d’être reconduit par nous, à travers tous les compartiments du palais des compositions littéraires, jusqu’à la première porte d’entrée.

Notre position se trouva ainsi toute faite à Nan-tchang-fou ; il n’y avait plus qu’à en profiter pour bien organiser ce qui nous restait encore à faire de chemin pour aller jusqu’à Canton. Le lendemain et les jours suivants que nous passâmes dans la capitale du Kiang-si, nous vîmes plusieurs mandarins et les chefs des lettrés, dont nous occupions le palais. Tout le monde fut plein de bienveillance, et personne n’eut l’inurbanité de nous chercher querelle au sujet de notre installation dans le wen-tchang-koun. On se contenta seulement de s’amuser un peu, d’une manière très-gracieuse, de la prestesse de nos allures quand il fallait se tirer d’embarras, et du joli sans-façon avec lequel nous savions nous fabriquer un billet de logement.

Parmi les nombreux visiteurs que nous reçûmes à Nan-tchang-fou, il y en eut un qui nous intéressa vivement par ses manières brusques, presque sauvages, et qui n’avaient rien de cette courtoisie souple et un peu équivoque des Chinois. Nous étions dans notre galerie, assis sur des sièges en porcelaine, et uniquement occupés à regarder les passants et à respirer la fraîche brise que nous envoyait le voisinage de la rivière, lorsqu’un jeune mandarin entra rondement sans s’être fait annoncer, nous dit bonjour avec un ton de fierté et d’indépendance auquel nous étions peu accoutumés en Chine, puis fit avancer avec son pied un fauteuil en bambou et s’assit franchement vis-à-vis de nous. D’abord nous fûmes tentés de le rappeler énergiquement à l’observance des rites et d’assouplir un peu la roideur de son attitude. Mais sa physionomie nous plut ; elle était vive, alerte, pleine de franchise et de loyauté. Il nous sembla que le sans-façon de ses manières pouvait provenir d’un caractère un peu fier, mais nullement impertinent. — Voilà, lui dîmes-nous, que tu nous traites comme de vieux amis. C’est bien comme cela ; entre amis les cérémonies ne doivent pas être minutieuses. — Les Chinois, répondit-il, aiment beaucoup les cérémonies ; mais moi, je ne suis pas Chinois ; je suis Mongol. — Tu es Mongol ? vraiment nous aurions dû le deviner ; nous avons habité longtemps la Terre des Herbes ; nous avons visité les huit bannières et dressé notre tente dans tous les pâturages de la Tartarie, depuis le grand Kouren, chez les Khalkhas, jusqu’au Koukou-noor, sur les bords de la mer Bleue. — En entendant tous ces noms si poétiques et si harmonieux aux oreilles d’un habitant des steppes de la Tartarie, le jeune Mongol se leva comme transporté d’ivresse. Il nous pressait les mains et nous frappait sur les épaules pour nous témoigner son amitié. — Comment, disait-il, vous connaissez les huit bannières, le grand Kouren et le Koukou-noor ! Vous avez campé dans la Terre des Herbes ! Sans doute, vous savez parler les paroles mongoles ? — Oui, frère, lui dîmes-nous, nous comprenons le langage de Tchinggis et de Timour… Dès ce moment, l’idiome chinois fut mis de côté avec un certain mépris, et la conversation se continua en mongol.

Ce jeune homme était d’une des familles les plus nobles de la tribu de Géchekten, que nous avions habitée pendant deux ans. Probablement nous avions dû nous rencontrer plus d’une fois, durant nos courses à travers le désert. Il nous dit qu’ayant été à Péking pour faire cortège à son roi, lors de la visite solennelle des princes tributaires à l’empereur pour la fête du nouvel an, il avait conçu le désir de rester à la capitale. Son but était d’apprendre la littérature chinoise et de se préparer à subir les examens des gradués pour entrer ensuite dans la magistrature. Après plusieurs années d’étude, il avait obtenu le diplôme de bachelier, et, depuis quelques mois seulement, il avait été envoyé comme mandarin surnuméraire dans un petit tribunal de la capitale du Kiang-si.

Nous ne savons si nous étions aveuglés par notre vieille prédilection pour les Mongols ; mais il nous semblait que cet enfant du désert avec quelque chose de supérieur aux Chinois. La civilisation de Péking, entée sur cette nature pleine de sève et de vigueur, nous parut avoir donné naissance, en quelque sorte, à un type nouveau, où l’on trouvait réunies, et avantageusement combinées ensemble, l’intelligence et la sagacité des Chinois avec la rude franchise et l’énergie des Tartares mongols.

Durant les quelques jours que nous passâmes à Nan-tchang-fou, nous revîmes plusieurs fois ce jeune mandarin, dont la société était pour nous des plus attrayantes. Nous retrouvions dans sa conversation de nombreux et agréables souvenirs de ces déserts de la Tartarie que nous avions si longtemps habités. Le bachelier mongol était, d’ailleurs, instruit et d’une intelligence très cultivée. Nous ne trouvâmes pas en lui ce mépris affecté des pays étrangers, et surtout des hommes et des choses de l’Europe, mépris dont presque tous les Chinois aiment tant à faire parade. Il écoutait, au contraire, avec intérêt, avec une admiration franche et sincère, tout ce que nous lui racontions des nations occidentales. Depuis quelque temps, la géographie était son étude favorite et journalière ; il nous parut que, pour un Mongol, il avait des connaissances assez étendues sur cette matière. Il alla jusqu’à nous demander si, pour venir de France jusqu’à Canton, nous avions passé par le cap de Bonne-Espérance, par le cap Horn, ou par la mer Rouge. — La navigation, ajouta-t-il, doit être très-commode pour voyager, mais il faut y être accoutumé. Si j’avais à me rendre dans votre patrie, je préférerais aller en caravane, de campement en campement, à la manière des Mongols. Je partirais de Péking et je suivrais le désert jusqu’à Khiaktha, sur les frontières de Sibérie. Je traverserais ensuite tout doucement l’empire des Gros (Russes), les divers royaumes de l’Occident, et j’arriverais dans le grand empire des Français. — Et si de là tu voulais aller visiter les in-ki-li (les Anglais) ? — Oh ! je sais que le royaume des Poils rouges est entouré d’eau de toute part. Les Poils rouges sont des insulaires. Dans ce cas, je vendrais mes chameaux et je louerais une jonque de feu (bateau à vapeur) pour me transporter dans l’île des Poils rouges. — Nous ne voulûmes pas lui faire observer que, selon toutes les probabilités, il ne trouverait à Paris qu’un nombre très-restreint d’amateurs de chameaux. Une semblable révélation eût peut-être été capable de le contrister et de lui donner une mauvaise opinion des Parisiens.

Depuis quelques années, on peut remarquer, parmi les Chinois instruits, une tendance bien prononcée à étudier la géographie, et à s’occuper des peuples étrangers. Selon nous, c’est là un progrès immense, et qui pourrait fort bien développer chez les Chinois, si infatués de leur savoir, le goût des sciences de l’Europe. Depuis la guerre des Anglais, il a paru plusieurs géographies chinoises, très-complètes et fort bien rédigées. L’appréciation des diverses parties du monde, et surtout des royaumes de l’Europe, est d’une exactitude assez remarquable. On voit que ces ouvrages ont été composés avec la coopération des Européens, et la manière élogieuse dont on y parle des Etats-Unis laisse facilement soupçonner que les Américains ne sont pas tout à fait étrangers à ces sortes de publications.

Les ministres méthodistes, qui se tiennent embusqués dans les cinq ports ouverts au commerce européen, s’étant aperçus que la quantité prodigieuse de Bibles qu’ils répandaient furtivement sur les côtes de l’empire n’agissait pas d’une manière extrêmement efficace sur les populations chinoises, ont renoncé à ce système de propagande peu dangereux, mais aussi très-insignifiant et complètement inutile. Ils paraissent convaincus, pour le moment, qu’un ballot de Bibles, plus ou moins bien imprimées et brochées, déposé avec beaucoup de précaution sur le rivage de la mer, ne saurait opérer la conversion de l’empire chinois. Ils ont donc perdu un peu de la vivacité de leur foi aux miracles opérés par ces simples distributions. Cependant, comme leur vocation est de faire imprimer et distribuer des livres, ils se sont mis à composer, à l’aide des lettrés, des opuscules scientifiques, par lesquels ils s’imaginent captiver l’attention des populations chinoises.

En 1851, peu de jours avant notre départ de la Chine, il nous a été donné de voir une de ces nouvelles productions. C’était tout bonnement un ouvrage technique sur les télégraphes électriques ! Il faut, en vérité, ne pas connaître du tout le peuple chinois, pour aller lui fabriquer des livres de ce genre. Offrir une théorie des télégraphes électriques à des hommes qui n’ont pas même dans leur langue des termes pour exprimer les phénomènes les plus simples de l’électricité, c’est âne pas y croire ! Nous sommes convaincu que, dans tout l’empire, il n’y a pas un seul Chinois capable de comprendre une page de ce livre ; car, pour rendre ces idées nouvelles, on a été obligé de combiner les caractères les plus opposés, et d’inventer un jargon à part, auquel les habitants du Céleste Empire ne se hâteront pas de s’initier. Sans doute, il n’est personne qui n’appelle de ses vœux le moment où les Chinois abandonneront leurs vieux préjugés pour étudier les sciences de l’Europe. Mais tout enseignement doit procéder par degrés et méthodiquement. Des méthodistes devraient au moins comprendre cela. Il n’y aurait pas un seul chrétien en Chine, si les missionnaires catholiques, au lieu d’enseigner le catéchisme à leurs néophytes, avaient commencé par mettre entre leurs mains un traité sur la grâce avec des dissertations sur l’hérésie janséniste.

Ceci tient à une fausse idée qu’on s’est faite, en Europe, des habitants du Céleste Empire. Sous prétexte qu’ils ont su calculer les éclipses, et que les jésuites astronomes ont joui d’une grande faveur à la cour, sous les premiers empereurs de la dynastie tartare mantchoue, on en a conclu que les Chinois étaient passionnés pour les sciences astronomiques, et qu’en arrivant en Chine on avait affaire à trois cents millions d’Aragos, plus ou moins occupés d’étoiles et de planètes. Et, cependant, s’il est au monde un peuple absorbé par les affaires de la terre, et qui se mette peu en peine de ce qui peut se passer là-haut parmi les sphères célestes, c’est assurément le peuple chinois. Les plus érudits savent tout juste qu’il existe une astronomie ou, comme ils disent, tien-wen, « une littérature céleste. » Mais ils ne connaissent pas les premiers éléments de la science, et ceux pour lesquels une éclipse est un phénomène naturel, et non pas un dragon qui cherche à dévorer le soleil ou la lune, sont déjà très-avancés. Si les missionnaires astronomes ont exercé autrefois tant d’influence à la cour et joui d’une si grande célébrité, c’est une preuve que les astronomes du gouvernement n’étaient pas eux-mêmes très-forts. Ils ne pouvaient réussir à faire un bon calendrier, lorsque les Jésuites arrivèrent fort heureusement pour les tirer d’embarras. Depuis que les derniers ont été expulsés de Péking, les membres du tribunal des mathématiques sont retombés dans leur ignorance habituelle, et, tous les ans, le gouvernement doit envoyer le nouveau calendrier à Canton, pour le faire corriger par les Européens.

Les Chinois, nous en sommes persuadés, auraient une grande aptitude pour toutes les sciences. Leur esprit vif, pénétrant, leur incomparable patience surtout, serviraient, incontestablement, à les conduire à de grands et rapides progrès. Mais jusqu’ici, ils n’ont jamais étudié les sciences pour elles-mêmes ; ils n’en ont jamais vu que le côté pratique et productif. Les connaissances qui ont rapport à la physique, à la chimie, à l’astronomie et aux mathématiques, ils les considèrent uniquement comme des moyens plus ou moins sûrs de gagner facilement des sapèques. Entre leurs mains, tout se convertit en métier, en industrie. Si les livres d’astronomie et d’électricité que leur composent les méthodistes pouvaient leur fournir des recettes pour acquérir, en peu de temps, une grosse fortune, ils passeraient volontiers par-dessus toutes leurs répugnances et les étudieraient avec ardeur. Ils écouteraient sérieusement ceux qui leur enseigneraient les moyens immédiats d’augmenter leurs revenus ; mais ils se prennent à rire de bon cœur quand on leur propose tout uniment d’agrandir le cercle de leurs connaissances. Ils trouvent qu’on leur fait là une espièglerie de fort mauvais goût.

Nous profitâmes de nos moments de loisir pour visiter Nan-tchang-fou, qui est une des plus célèbres capitales de province. Nous l’avions déjà traversé en 1840, lors de notre entrée en Chine, mais furtivement, et trop à la hâte pour en avoir une appréciation exacte. On ne voit pas plus à Nan-tchang-fou que dans les autres grandes villes chinoises, de monuments capables de fixer l’attention. Des pagodes, des tribunaux, quelques arcs de triomphe élevés en l’honneur des veuves et des vierges, voilà ce qu’on rencontre de plus saillant en architecture. Cependant les rues sont larges, assez propres, les magasins et les boutiques magnifiquement tenus et ornés. La ville, dans son ensemble, est, après Tching-tou-fou, capitale de la province du Sse-tchouen, la plus régulière et la plus belle que nous ayons remarquée dans l’empire chinois. Quoique le Kiang-si soit une province pauvre et incapable de se suffire à elle-même, le commerce de Nan-tchang-fou est extrêmement considérable. Cela tient à sa position sur la grande ligne qui fait communiquer entre eux les plus grands centres de population et d’activilé, tels que Canton, Nanking, Han-keouet Péking. Toutes les marchandises venant du Nord ou du Midi doivent passer par Nantchang-fou.

Le Kiang-si, peu riche en produits agricoles, est cependant, depuis des siècles, en possession de l’industrie peut-être la plus importante de tout l’empire chinois. C’est dans cette province que se trouvent toutes les grandes fabriques de porcelaines, dont Nan-tchang-fou est naturellement l’entrepôt général. Il y a dans cette ville plusieurs magasins immenses où l’on trouve des porcelaines de toute forme, de toute grandeur et de toute qualité, depuis ces urnes grandioses où sont représentées en relief des scènes richement coloriées de la vie chinoise, jusqu’à ces petites coupes si frêles, si délicates et si transparentes, qu’on leur a donné le nom de coques d’œufs.

La première fabrique de porcelaines est à King-te-tching, à l’est du Pou-yang, sur les bords d’une grande rivière qui se jette dans le lac. King-te-tching n’est pas une ville à proprement parler, c’est-à-dire qu’elle n’est pas entourée de murailles. Cependant elle compte plus d’un million d’habitants, presque tous occupés de la fabrication ou du commerce de la porcelaine. Il règne, au milieu de ces nombreux établissements, une activité et une agitation difficiles à décrire. À chaque instant du jour on voit s’élever d’épais tourbillons de fumée et des colonnes de flammes qui donnent à King-te-tching un aspect tout particulier. Pendant la nuit, la ville paraît tout en feu ; on dirait qu’un immense incendie la dévore. Plus de cinq cents fabriques particulières et des milliers de fourneaux sont perpétuellement occupés à élaborer cette quantité prodigieuse de vases qu’on expédie ensuite dans toutes les provinces de la Chine, et on peut dire dans le monde entier.

Pour la fabrication de la porcelaine, comme dans toutes les industries chinoises, le travail est divisé à l’infini. Chaque ouvrier a sa spécialité, son talent particulier. L’un dessine une fleur, l’autre dessine un oiseau ; celui-ci applique la couleur bleue et l’autre la rouge. On a remarqué qu’un vase de porcelaine, lorsqu’il est terminé et propre à être livré au commerce, a déjà passé par les mains de plus de cinquante ouvriers différents.

Le P. d’Entrecolles, qui, au commencement du dix-huitième siècle, était chargé de la mission du Kiang-si, et avait ainsi l’occasion de visiter souvent King-te-tching, où un assez grand nombre d’ouvriers avaient embrassé le christianisme, a envoyé en France des relations très-curieuses et très-détaillées sur le secret de la fabrication de la porcelaine. C’est avec le secours de ces précieux documents et des nombreux échantillons de kao-lin et de pe-tun-tze[2], qu’on est enfin parvenu à fabriquer, chez nous, des vases semblables à ceux de la Chine et du Japon, dont la perfection a longtemps désolé les imitateurs européens.

La fabrication de porcelaine remonte, en Chine, à une très-haute antiquité. Déjà sous la dynastie des Han, vers le commencement de l’ère chrétienne, cette industrie était très-florissante. On voit chez les antiquaires chinois de beaux vases de cette époque. Ils ne sont pas aussi transparents que ceux qu’on fabrique aujourd’hui ; mais l’émail en est plus fin et d’une couleur plus vive. Les amateurs conservent avec soin certaines porcelaines dont on a perdu actuellement le secret de fabrication. Ainsi, il existe des coupes doubles : la partie extérieure est toute ciselée et percée à jour comme une dentelle ; la coupe intérieure est unie et d’une blancheur éblouissante. Il en est d’autres qui ont des dessins en quelque sorte magiques, et qui ne paraissent que lorsque la coupe est remplie. Les dessins sont placés sur la partie intérieure, et les couleurs ont subi une préparation particulière, qui les rend invisibles quand il n’y a pas de liquide. On remarque enfin la porcelaine craquelée, qu’on ne sait plus faire comme autrefois, et qui offre, sur toute la surface, des lignes brisées en tout sens, comme si le vase entier était composé de pièces rapporté es. On dirait une mosaïque, du travail le plus exquis et le plus délicat. Ces secrets de fabrication et une foule d’autres ont été perdus. On dirait même, chose étonnante, en lisant les annales de la Chine, que l’art tout entier s’est perdu jusqu’à quatre ou cinq fois à la suite des révolutions profondes et des grands bouleversements dont l’empire a été si souvent le théâtre. Cette industrie si précieuse a dû, ensuite, être inventée de nouveau, recommencer ses progrès passés, sans pouvoir toujours parvenir à la même perfection.

Il existe, en Chine, une classe d’amateurs qui recherchent avec avidité les porcelaines antiques et les vieux bronzes auxquels on donne le nom de kou-toung[3]. On les estime comme œuvre d’art, mais surtout à cause de cette valeur mystérieuse qui s’attache toujours aux choses des siècles passés. Les ouvriers chinois ont tant de scélératesse dans l’esprit, qu’ils parviennent souvent à imiter les kou-toung de manière à tromper l’œil le mieux exercé. Plusieurs antiquaires étalent dans leur cabinet, avec la meilleure foi du monde, certains prétendus vieux vases n’ayant tout au plus que quelques mois de date. Les falsificateurs de kou-toung emploient ordinairement une pierre roussâtre dont ils font la pâte de leurs vases ; lorsqu’ils sont cuits, on les jette dans un bouillon très-gras, ou on leur fait subir une seconde cuisson ; ensuite on les enterre dans un égout, d’où ils sont exhumés après quarante ou cinquante jours. C’est ainsi qu’on fait les vieilles porcelaines de la dynastie des Yuen.

Les fabricants de porcelaine ont un patron, dont l’origine est racontée de la manière suivante par le P. d’Entrecolles : Comme chaque profession a son idole particulière, et que la divinité se communique aussi facilement que la qualité de comte ou de marquis se donne en certains pays d’Europe, il n’est pas surprenant qu’il y ait un dieu de la porcelaine. Ce dieu doit son origine à ces sortes de dessins qu’il est impossible aux ouvriers d’exécuter. On dit qu’autrefois un empereur voulut absolument qu’on lui fît des porcelaines sur un modèle qu’il donna. On lui représenta diverses fois que la chose était impossible ; mais toutes ces remontrances ne servirent qu’à exciter de plus en plus son envie. Les empereurs sont, durant leur vie, les divinités les plus redoutées à la Chine, et ils croient souvent que rien ne doit s’opposer à leurs désirs. Les officiers redoublèrent donc leurs soins, et ils usèrent de toute sorte de rigueurs à l’égard des ouvriers. Ces malheureux dépensaient leur argent, se donnaient bien de la peine, et ne recevaient que des coups. L’un d’eux, dans un mouvement de désespoir, se lança dans le fourneau allumé, et il y fut consumé à l’instant. La porcelaine qui s’y cuisait en sortit, dit-on, parfaitement belle et au gré de l’empereur, lequel n’en demanda pas davantage. Depuis ce temps-là, cet infortuné passa pour un héros, et il devint, dans la suite, l’idole qui préside aux travaux de la porcelaine. Je ne sache pas que sou élévation ait porté d’autres Chinois à prendre la même route, en vue d’un semblable honneur[4]. »

La province du Kiang-si est en possession d’une autre industrie, moins précieuse, moins importante, sans doute, que celle de la porcelaine, mais extrêmement remarquable à cause de son originalité, et dont les avantages ne sont pas à dédaigner. Nous avons dit que cette province était très-marécageuse ; de toute part on rencontre des étangs, et il n’est presque pas de petit propriétaire qui ne possède quelque bassin aux environs de sa maison. On utilise ces pièces d’eau en y élevant des poissons, qui, tous les ans, fournissent un excellent revenu à ceux qui donnent leurs soins à cette intéressante industrie.

Depuis quelques années, on s’occupe, en France, de ce qu’on est convenu d’appeler la pisciculture, et on cherche à perfectionner les moyens de faire éclore et d’élever artificiellement les poissons. Or les Chinois connaissent depuis longtemps ces procédés tout nouveaux pour les Européens. Voici ce qui se pratique dans la province du Kiang-si : vers le commencement du printemps, un grand nombre de marchands de frai de poisson, venus, dit-on, de la province de Canton, parcourent les campagnes pour vendre leurs précieuses semences aux propriétaires des étangs. Leur marchandise, renfermée dans des tonneaux qu’ils traînent sur des brouettes, est tout simplement une sorte de liquide épais, jaunâtre, assez semblable à de la vase. Il est impossible d’y distinguer, à l’œil nu, le moindre animalcule. Pour quelques sapèques on achète plein une écuelle de cette eau bourbeuse, qui suffit pour ensemencer, selon l’expression du pays, un étang assez considérable. On se contente de jeter cette vase dans l’eau, et, dans quelques jours, les poissons éclosent à foison. Quand ils sont devenus un peu gros, on les nourrit en jetant sur la surface des viviers des herbes tendres et hachées menu ; on augmente la ration à mesure qu’ils grossissent. Le développement de ces poissons s’opère avec une rapidité incroyable. Un mois tout au plus après leur éclosion, ils sont déjà pleins de force, et c’est le moment de leur donner de la pâture en abondance. Matin et soir, les possesseurs des viviers s’en vont faucher les champs, et apportent à leurs poissons d’énormes charges d’herbe. Les poissons montent à la surface de l’eau, et se précipitent avec avidité sur cette herbe, qu’ils dévorent en folâtrant et en faisant entendre un bruissement perpétuel : on dirait un grand troupeau de lapins aquatiques. La voracité de ces poissons ne peut être comparée qu’à celle des vers à soie quand ils sont sur le point de filer leur cocon. Après avoir été nourris de cette manière pendant une quinzaine de jours, ils atteignent ordinairement le poids de deux ou trois livres, et ne grossissent plus. Alors on les pêche, et on va les vendre, tout vivants, dans les grands centres de population.

Les pisciculteurs du Kiang-si élèvent uniquement cette espèce de poisson, qui est d’un goût exquis. Peut-être en existe-t-il d’autres, mais nous n’en avons pas eu connaissance. Nous ignorons également si le frai qu’on vend dans le Kiang-si a subi par avance quelque préparation.

Notre halte à Nan-tchang-fou fut de cinq jours. Durant ce temps, la plus importante de nos affaires fut d’organiser, le mieux possible, notre itinéraire depuis la capitale du Kiang-si jusqu’à Canton. Le gouverneur de la province, le préfet de la ville, les fonctionnaires civils et militaires, tout le monde nous témoigna beaucoup de bienveillance. On mit même un certain empressement à faire exécuter le plan que nous avions formé pour notre voyage.

Les fortes chaleurs et le besoin de repos nous firent prendre la résolution de continuer notre route par eau. Nous pouvions remonter une grande rivière, depuis Nan-tchang-fou jusqu’à la montagne Meï-ling, qui se trouve à moitié chemin. Il suffit d’un jour pour la traverser, et l’on rencontre ensuite le fleuve Kiang, qu’on peut suivre jusqu’à Canton. Nous savions que cette route valait infiniment mieux que la voie de terre, surtout quand on navigue sur des jonques mandarines et qu’on a pris de bonnes mesures d’approvisionnement. Toutes nos combinaisons réussirent si bien, que nous eûmes d’abord une sorte de frégate de guerre, armée, tant bien que mal, pour nous escorter ; puis deux superbes jonques, une pour les mandarins conducteurs et les gens de leur suite, et une autre pour nous. Nous avions expressément demandé à être seuls, afin d’être plus tranquilles, plus libres pour vaquer à nos exercices, et faire le ménage comme nous l’entendrions. Nous prîmes toutefois avec nous notre domestique Wei-chan, plus un cuisinier, qui, selon le témoignage du préfet de Nan-tchang-fou, était un artiste du premier mérite.

La question des approvisionnements fut décidée, par le gouverneur, avec une largesse qui tenait de la somptuosité. Dans le but de nous faire traiter plus sûrement selon nos goûts et nos désirs, il fit un décret enjoignant aux administrations de toutes les villes situées le long du fleuve que nous allions remonter d’avoir à nous fournir, à notre passage, cinq onces d’argent, ce qui vaut à peu près une cinquantaine de francs. Cette somme devait être entièrement à notre disposition pour le service de la table. Comme, sur cette route, les villes sont assez rapprochées, il se trouva que nous avions en réserve une somme énorme, lorsque nous arrivâmes à Canton. On verra plus tard quelle en fut la destination.

Les autorités de Nan-tchang-fou, il faut en convenir, firent les choses en grand, et nous traitèrent avec une pompe extraordinaire. Que l’on compare cette manière large et pleine de dignité du gouverneur du Kiang-si, avec le règlement mesquin qu’on suit à l’égard du colonel russe chargé de conduire, tous les dix ans, une légation de Khiaktha à Péking. D’après une loi qui s’exécute ponctuellement, il est accordé, par jour, à ce représentant du czar, un mouton, une tasse de vin, une livre de thé, une cruche de lait, deux onces de beurre, deux poissons, une livre d’herbes salées, quatre onces de fèves fermentées, quatre onces de vinaigre, une once de sel et deux soucoupes d’huile de lampe ; puis, tous les neuf jours, un dîner de quatre services à la chinoise.

Le personnel de l’escorte qui nous accompagnait depuis la capitale du Hou-pé fut remplacé à Nan-tchang-fou. Le Saule pleureur nous fil ses adieux, et nous reçûmes avec reconnaissance ses vœux et ses larmes. Au moment de nous embarquer, nous fûmes accostés, sur le quai, par deux bons bourgeois à figure pleine de franchise, qui nous souhaitèrent un bon voyage. Nous n’eûmes qu’à considérer un instant leur physionomie pour savoir à qui nous avions affaire. — Vous êtes chrétiens ? leur dîmes-nous. — Oui, Père, nous répondirent-ils, en regardant de côté et d’autre, pour voir si personne ne les observait. Nous leur demandâmes, à la hâte, des nouvelles de la mission et de nos confrères, et nous fûmes obligés de nous séparer d’eux pour monter sur la jonque.

La mission de Kiang-si, confiée à la congrégation de Saint-Lazare, compte à peu près dix mille chrétiens, disséminés sur tous les points de la province. Ils sont, ea général, pauvres et très-timides. Il s’opère, tous les ans, un certain nombre de conversions ; mais la propagation de la foi y avance lentement, comme dans toutes les autres missions du Céleste Empire.

  1. Expression par laquelle on désigne le peuple.
  2. Matières premières servant à la fabrication de la porcelaine.
  3. Vieux vase.
  4. Lettres édifiantes et curieuses, t. 111, p. 221.