L’Edda de Sæmund-le-Sage/Le Chagrin de Gudrun

anonyme
Traduction par Mlle Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 383-392).


XV

LE CHAGRIN DE GUDRUN




FIN DE LA RACE DE NIFL.


Gunnar et Hœgne s’emparèrent de l’héritage de Fafner ; il y eut une guerre entre les descendants de Gjuke et Atle, qui les accusait de la mort de Brynhild : il fut arrêté qu’on lui donnerait une compensation et Gudrun pour femme. Pour décider la veuve de Sigurd à consentir à cette union, il fallut lui donner le breuvage de l’oubli. Les fils d’Atle étaient Erp et Eitil ; mais Svanhild était la fille de Sigurd et de Gudrun. Le roi Atle invita Gunnar et Hœgne à venir chez lui, et chargea Vingi ou Knefrœde de ce message. Gudrun, sachant que cette invitation cachait un piège, envoya des runes à ses frères pour les avertir du danger dont ils étaient menacés ; elle adressa à Hœgne l’anneau Andvare-naut, et y noua des poils de loup. Gunnar avait demandé Oddrun, la sœur d’Atle, pour femme ; elle lui fut refusée ; on lui donna ensuite Glœmvor, et à Hœgne Kostbera. Leurs fils furent Solar, Snœar et Gjuke. Lorsque Gunnar et Hœgne arrivèrent chez Atle, Gudrun pria les fils de ce prince d’intercéder en faveur de ses frères : ils s’y refusèrent. Le cœur de Hœgne fut extrait de son sein, et Gunnar jeté dans une fosse remplie de serpents. Il les endormit en jouant de la harpe ; mais une vipère le piqua au foie.




LE CHAGRIN DE GUDRUN.

Le roi Thjodrek était chez Atle, il y avait perdu tous ses guerriers. Gudrun et lui se communiquaient mutuellement leurs afflictions ; la fille de Gjuke lui raconta sa destinée et chanta :

1. J’étais la plus belle des vierges ; ma mère la jolie me mit au monde dans la demeure des femmes. Mes frères me furent chers jusqu’au moment où Gjuke compta l’or de ma dot et me donna à Sigurd.

2. Ce prince s’éleva au-dessus des fils de Gjuke ; c’était le lis qui croît au milieu du gazon, ou le cerf aux jambes hautes, et dont la taille domine celle des autres animaux ; c’était l’or rouge comparé à l’argent grisâtre.

3. Mes frères m’envièrent à la fin le bonheur d’avoir pour époux le plus illustre des hommes. Ils ne purent ni dormir ni juger les procès avant d’avoir fait périr Sigurd.

4. On entendit du bruit, Granne accourut à l’assemblée du peuple, mais Sigurd ne parut pas. Tous les chevaux étaient tachés de sueur et couverts du sang des combattants.

5. J’allai trouver en pleurant Granne, qui était mouchetée de sang ; je lui parlai de mon époux. Le fidèle animal baissa tristement la tête : il savait que son maître n’existait plus.

6. Je marchai longtemps, je fus longtemps dans l’incertitude, avant de questionner les princes sur mon roi.

7. Gunnar était debout et triste. Hœgne m’annonça la mort douloureuse de Sigurd. « Le vainqueur de Guttorm est étendu de l’autre côté du fleuve ; il a été abandonné aux loups.

8. « Cherche Sigurd au Midi, tu y entendras les corbeaux s’entr’appeler ; tu entendras crier les aigles ravis de cette pâture ; autour de ton mari hurlent les loups. »

9. Comment Hœgne peut-il m’annoncer de semblables infortunes ? Les corbeaux devraient déchirer ton cœur et en disperser les débris au loin, plutôt que de te laisser vivre.

10. Une grande affliction appesantissait l’esprit de Hœgne lorsqu’il reprit la parole : « Gudrun aurait plus de sujets encore de pleurer, si les corbeaux déchiraient mon cœur. »

11. Je rompis cet entretien et courus seule vers les restes dispersés par les loups. Je ne soupirais pas, je ne tordais point les mains, je ne pleurais pas comme les autres femmes, lorsque j’étais assise, dévorée de douleur, auprès de Sigurd.

12. Elle me parut obscure, la nuit que je passai près de mon époux. Les loups m’auraient semblé bons s’ils m’avaient ôté la vie ; j’aurais voulu me consumer comme le bosquet de bouleaux enflammé.

13. Je m’éloignai ensuite des montagnes ; je comptai cinq jours avant de découvrir les salles de Half. J’y fus assise avec Thora, la fille de Hakon, et je passai sept années en Danemark.

14. Pour me faire plaisir, Thora tissa dans le drap d’or des palais méridionaux et des cygnes danois[1].

15. Nous représentions sur des tableaux les jeux des héros, et dans nos travaux à l’aiguille les guerriers du roi, des boucliers rouges ; des Huns, l’armée des glaives, l’armée des boucliers, suivaient le roi.

16. Les navires de Sigmund s’éloignaient du rivage avec des ornements d’or et des proues sculptées : nous brodâmes sur les bords les combats entre Sigar et Siggeir, au sud de Fivi.

17. Alors Grimhild, cette femme gothe, me demanda le sujet de ma tristesse ; elle jeta sa couture, appela ses fils et s’informa avec beaucoup de vivacité de l’indemnité qu’ils pourraient donner à leur sœur pour son mari tué.

18. Gunnar consentit volontiers à donner de l’or pour composition ; il en fut de même de Hœgne. Alors Grimhild demanda : « Qui veut seller le coursier, conduire le char, monter le cheval, porter l’épervier, tirer les flèches avec l’arc courbé ? »

19. Les Danois Valdar, Jarisleif et Eymod-le-Troisième avec Jariskar entrèrent alors : leur port était royal. Guerriers à haute stature, ils portaient des manteaux rouges, des casques fabriqués au moule ; ils étaient ceints d’un glaive et avaient des boucles brunes.

20. Chacun voulait me choisir des bijoux et parler de manière à me plaire, afin de me donner une compensation pour mes longs chagrins, si je pouvais avoir confiance dans leurs paroles.

21. Grimhild m’apporta une coupe et m’invita à la vider ; ce breuvage était si froid et si amer, qu’il me fit oublier ma querelle ; il était composé avec beaucoup de sortilèges, avec l’eau froide et amère de l’Océan et l’eau de la réconciliation.

22. Toutes sortes de runes couleur de sang étaient gravées sur cette coupe ; je ne pouvais les expliquer : on y voyait le long serpent du pays de Hadding et des forêts.

23. Ce breuvage était composé d’un grand nombre de mauvaises choses réunies, de plantes forestières, de glands, de la rosée tombée autour de l’âtre, des intestins des animaux offerts en sacrifice, de foie de porc bouilli : car tout cela engourdit la haine.

24. Lorsque j’eus pris ce breuvage, en étant inclinée vers le plancher de la salle royale, j’oubliai tout. Trois rois se placèrent à mes genoux, puis Grimhild vint elle-même me parler.

25. « Je te donne, Gudrun, de l’or, et une grande partie de l’or possédé par ton père défunt, des anneaux rouges, la salle de Hlœdve et tout le château du prince qui a succombé.

26. « Tu auras des suivantes nées chez les Huns ; elles travaillent l’or avec adresse et le tisseront dans l’étoffe, de manière à te causer de la joie. Tu posséderas seule les trésors de Budle, tu seras dotée avec de l’or et donnée à Atle. »

27. Je ne suivrai pas un homme et ne veux point appartenir au frère de Brynhild ; il ne me convient pas de multiplier, avec le fils de Budle, la race de ce prince, ni de me réjouir de la vie.

28. « Ne rends pas aux héros la colère pour l’amour, puisque nous avons contribué à le faire naître. Agis, au contraire, comme si Sigurd et Sigmund vivaient encore, et comme si tu avais donné le jour à un fils. »

29. Je ne puis, Grimhild, être joyeuse, ou compter les espérances de la gloire guerrière, depuis que le sang du cœur de Sigurd a été bu par les deux mangeurs de cadavres et par Hugen.

30. « La race de ce roi m’a paru la meilleure, et il est le premier en toutes choses. C’est lui qui sera ton époux jusqu’au moment où le temps t’abattra ; tu n’auras point de mari si tu ne prends pas Atle. »

31. Puisque cette race perverse m’invite avec tant d’empressement à m’unir à elle, prends garde à toi ; elle occasionnera du dommage à Gunnar et arrachera le cœur de Hœgne.

32. Je ne prendrai point de repos que je n’aie ôté la vie à ce joyeux ami des combats.

33. Grimhild écouta en pleurant les paroles qui lui annonçaient la perte de ses fils et de grands malheurs aux rejetons de sa race. « Je serai plus généreuse encore : je te donnerai des pays, des peuples et des pages ; Vinberg et Valberg, si tu les veux. Puisses-tu les posséder et en jouir toujours, ma fille ! »

34. Je fus donc obligée d’accepter Atle, tout en me résignant avec peine à prendre cet époux offert par mes parents. « Atle ne sera pas pour moi une cause de bonheur ; mes frères périront et ne pourront me protéger. »

35. Tous les pages furent bientôt à cheval, et l’on me plaça sur un char. Nous voyageâmes pendant sept jours à travers un pays froid, et durant sept autres jours nous foulâmes les vagues ; après sept jours encore, nous avançâmes sur un terrain sec.

36. Les gardiens des portes du château les ouvrirent avant notre entrée dans la cour.

37. Atle me réveilla. Je paraissais triste comme on l’est en pleurant des parents enlevés par la mort. « Le même réveil m’a été donné par les Nomes, dit-il, je voudrais en avoir une explication satisfaisante.

38. « Il m’a semblé, Gudrun, fille de Gjuke, que tu me perçais avec un glaive taché de sang. » —

39. Quand on rêve de fer, c’est une annonce de feu ; la colère des femmes est un présage de perfidie et de chagrin. J’irai au devant du mal pour t’enflammer, te calmer, te guérir, quoique j’éprouve de la répugnance pour toi.

40. « J’ai cru voir tomber dans la cour les rejetons que j’aurais vus croître avec tant de plaisir ; ils étaient déracinés et teints de sang. Ils furent apportés sur la table, et on m’invita à m’en nourrir.

41. « J’ai cru voir les éperviers s’envoler affamés de mon poing, et se diriger vers l’habitation du malheur ; il m’a semblé qu’on mangeait leur cœur avec du miel pour calmer l’esprit affligé et gonflé de sang.

42. « J’ai cru voir de jeunes chiens s’éloigner de moi, et, quoique sans voix, ils aboyaient tous deux ; leur chair me parut corrompue. J’eus bien de la peine à manger de ces rejetons. »

43. Les guerriers parleront autour de ton lit ; ils enlèveront la tête aux boucles blondes ; ils deviendront lâches en peu de nuits. Le jour n’aura point paru encore, que les gens de ta cour auront déjà mangé de cette chair.

44. Je me couchai ensuite, mais sans vouloir dormir ; j’étais agitée sur ce lit de douleur et me proposais de réaliser ces présages.




gudrun.

45. Qu’as-tu, Atle, fils de Gjuke ? ton cœur est constamment malade. Pourquoi ne ris-tu jamais ? Les Jarls seraient plus contents si tu leur parlais et si tu me regardais.

atle.

46. Je suis troublé, Gudrun, fille de Gjuke, par les paroles que Herkia[2] m’a dites dans la salle. Elle prétend que Tjodrek a dormi avec toi, et n’a point eu de peine à étendre le lin sur vous deux.

gudrun.

47. Je puis te faire serment, sur la pierre blanche sainte, de n’avoir eu avec Tjodrek que le commerce permis à toute femme honnête.

48. Mais j’ai embrassé une fois ce noble prince, ce chef d’armée ; le sujet de nos entretiens a été la confidence réciproque de nos infortunes.

49. Tjodrek est venu ici avec trente guerriers ; pas un de ces hommes n’est en vie. Entoure-moi de mes frères et de mes guerriers ; entoure-moi de mes chefs de famille.

50. Envoie vers Saxe, le roi des méridionaux, il peut consacrer la chaudière bouillante ! — Sept cents hommes entrèrent dans la salle avant que la femme du roi eût mis la main dans la chaudière.

51. « Gunnar ne viendra pas maintenant, je n’appellerai pas Hœgne ; jamais je ne reverrai mes frères chéris. Hœgne vengerait une telle injure avec le glaive : à présent c’est à moi seule qu’il appartient de châtier le crime. »

52. Elle plongea jusqu’au fond de la chaudière sa main blanche et belle, et en retira les pierres précieuses. « Regardez, guerriers, me voilà justifiée ! saintement justifiée ! »

53. Le cœur d’Atle bondit dans son sein lorsqu’il vit la main de Gudrun intacte. « Herkia, approche maintenant de la chaudière, toi qui as causé ce chagrin à Gudrun. »

54. Personne n’éprouva de pitié en voyant brûler les mains de Herkia ; puis on la conduisit dans les marais hideux. C’est ainsi que Gudrun se vengea de ses afflictions.



  1. Des oies. (Tr.)
  2. Servante chez Atle, et autrefois sa concubine. (Tr.)