L’Edda de Sæmund-le-Sage/Les Larmes d’Oddrun

anonyme
Traduction par Mlle  Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 393-398).


XVI

LES LARMES D’ODDRUN




Hejdrek était le nom d’un homme dont la fille se nommait Borgny. Étant sur le point d’accoucher, elle ne put être délivrée tant qu’Oddrun, sœur d’Atle, ne fut venue à son secours. Oddrun avait été la bien-aimée de Gunnar, fils de Gjuke. Voici ce qu’on chante sur cette tradition.

1. Les sagas antiques racontent qu’une vierge arriva de l’Orient ; personne sur la terre ne pouvait secourir la fille de Hejdrek.

2. Oddrun, la sœur d’Atle, ayant appris que Borgny éprouvait de fortes douleurs, se rendit en hâte dans l’écurie, où elle sella son noir coursier.

3. Puis Oddrun le laissa longer la plaine jusqu’à ce qu’elle fût arrivée au château flanqué de hautes tours ; elle débrida son cheval et entra dans la salle longue.

4. Oddrun chanta d’abord ces paroles : « Quelles sont les plus récentes nouvelles de cette contrée ? que dit-on de bon dans le pays des Huns ? »

borgny.

Ton amie Borgny est étendue ici, accablée par la douleur. Vois, Oddrun, si tu peux la secourir.

oddrun.

5. A quel chef dois-tu ton déshonneur ? Pourquoi les douleurs de Borgny sont-elles si rudes ?

borgny.

« Ce chef se nomme Vilmund ; il est l’ami du chasseur à l’épervier. Il enveloppa si bien sa bien-aimée dans le lin chaud durant cinq hivers, que mon père n’eut connaissance de rien. »

6. Je sais qu’elles ne se parlèrent plus. Oddrun s’assit avec douceur aux genoux de Borgny ; elle chanta avec force des chants magiques à son amie.

7. La mère et le fils foulèrent la terre, comme des enfants aveugles, sur la lice de Hœgne. Alors la jeune femme, gravement malade, commença à parler. Voici ses premières paroles :

8. Que les esprits protecteurs, Frigg, Freja et les autres dieux te soient en aide, puisque tu m’as arrachée au danger !

9. Je suis venue à ton secours, non parce que tu le méritais, mais pour remplir la promesse que j’ai faite d’apporter remède à tous les maux quand les nobles partagent leur succession.

10. « Il faut, Oddrun, que tu aies perdu le sens pour me chanter ces paroles de la colère ; mais je t’ai suivie sur la vieille terre ; nous étions comme les enfants de deux frères.

11. « Je me souviens encore de ce que tu as dit à Gunnar, le soir où je préparais son breuvage. De pareilles questions, dis-tu, ne seront plus faites au sujet d’aucune jeune fille, moi exceptée. »

12. Alors cette femme, enchaînée au chagrin, raconta ses douleurs et sa rigoureuse destinée. Je fus nourrie dans la salle royale ; beaucoup d’hommes parlaient de moi avec éloge.

13. J’ai joui de la vie et des douceurs de la maison paternelle pendant cinq années seulement que mon père vécut encore : alors il me parla ; ce furent les dernières paroles de ce roi fatigué.

14. Il m’engagea à profiter de l’or rouge et à prendre pour époux le fils de Grimhild ; pas une femme sur la terre ne pourra donner la vie à un homme plus distingué que lui, si le destin a dit la vérité.

15. Brynhild tissait dans la demeure des femmes ; elle était entourée de peuples et de royaumes. La terre était plongée, ainsi que le ciel, dans un assoupissement plein de charmes, quand le vainqueur de Fafner découvrit le château.

16. Un rude combat fut livré avec le glaive, et le château de Brynhild forcé. Elle ne tarda point à connaître toutes les ruses employées contre elle.

17. Brynhild en tira une vengeance terrible ; un souvenir nous en est resté à chacun. Dans tous les pays habités par les hommes, on sait comment elle mourut volontairement avec Sigurd.

18. Mais je donnai mon amour à Gunnar, ce dispensateur de l’or, comme Brynhild aurait dû le faire ; elle pria Gunnar de prendre le casque, et il dit qu’elle deviendrait sa valkyrie.

19. Les fils de Gjuke offrirent à mon frère Atle des anneaux rouges, une composition considérable, quinze domaines et le trésor de Fafner pour m’obtenir.

20. Mais Atle chanta qu’il ne donnerait jamais une dot aux fils de Gjuke. Nous ne pûmes vaincre notre amour, et j’inclinai ma tête vers celui qui brisait les boucliers.

21. Alors un grand nombre de mes parents dirent qu’il fallait nous unir. Atle m’invita à ne point commettre cette faute et à ne point m’attirer de la honte.

22. Mais une pareille défense ne devrait pas être faite où règne l’amour.

23. Atle fit battre la sombre forêt par ses émissaires chargés de m’épier ; ils vinrent où ils n’auraient jamais dû venir, lorsque nous étendîmes sur nous la même couverture.

24. Nous offrîmes à ces hommes des anneaux d’or pour les engager à ne point nous trahir ; mais ils avaient hâte de tout raconter à Atle, et coururent vers le logis.

25. Cependant ils cachèrent avec soin cette nouvelle à Gudrun, doublement intéressée à la savoir.

26. Les fers d’or des chevaux retentirent quand les fils de Gjuke entrèrent dans la cour. — On fit l’extraction du cœur de Hœgne ; l’autre frère fut jeté dans la fosse aux serpents.

27. J’étais allée recevoir Geirmund et préparer sa boisson. Le roi Gunnar se mit à tirer les cordes de sa harpe, car il pensait bien que j’accourrais à son aide.

28. J’entendis donc, de Hlessœ, les sons aigus de cette harpe.

29. J’ordonnai aux femmes de ma suite de s’apprêter ; je voulais sauver la vie du roi. Nos navires voguèrent dans le golfe jusqu’à ce que nous pûmes voir entièrement le château d’Atle.

30. Alors la misérable mère de ce roi[1] s’avança en rampant (que n’était-elle pourrie !), se mit à ronger jusqu’à ce qu’elle atteignît le cœur de Gunnar, et m’empêcha ainsi de sauver cet homme généreux.

31. J’ai souvent éprouvé de la surprise en pensant que j’avais pu survivre à Gunnar, moi qui aimais par-dessus tout ce guerrier courageux.




Tu as entendu le récit de nos malheurs ; chaque homme vit pour son amour ! — Maintenant les larmes d’Oddrun ont cessé de couler.



  1. Une vipère. (Tr.)