L’Edda de Sæmund-le-Sage/Fragments de poèmes sur Sigurd et Brynhild

anonyme
Traduction par Mlle  Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 360-364).


XI

FRAGMENTS DE POÈMES

SUR SIGURD ET BRYNHILD




1. Le feu sifflait, la terre tremblait, la flamme montait bien haut et atteignait le ciel ; peu de chefs auraient osé chevaucher dans le feu ou s’élancer par dessus.

2. Sigurd excite Granne avec le glaive, et le feu s’éteint devant le fils du roi ; la flamme disparaît devant le favori de la renommée ; il possédait la resplendissante selle qui avait appartenu à Reginn.

3. Sigurd tua le serpent, et cet exploit sera connu de tous tant que la terre subsistera ; mais son frère d’armes n’osa point chevaucher dans le feu ni par dessus.

4. Sigurd, après cet entretien[1] dans la salle royale, gémit de telle sorte que les liens de sa cotte de mailles en furent rompus.




5. Brynhild, fille de Budle, pourquoi es-tu si fort en colère contre moi ? Pourquoi ton esprit est-il plein de projets meurtriers ? Comment Sigurd, ce héros généreux, a-t-il mérité la mort que tu veux lui donner ?

brynhild.

6. Sigurd m’a fait des serments, il m’a fait des serments volontaires, puis il m’a trompée quand il devait être fidèle à ses promesses…

hœgne[2].

7. Brynhild a éveillé en toi le mauvais esprit pour faire le mal et causer des chagrins. Elle envie à Gudrun son bon époux, et regrette d’être possédée par toi.

8. Les uns rôtissaient le loup, les autres dépeçaient le serpent et donnaient des morceaux de Freke à Guttorm[3] avant qu’il eût l’esprit assez perverti pour porter les mains sur le vaillant héros.

9. Gudrun, la fille de Gjuke, était dehors et chantait : « Où est maintenant Sigurd, le prince des hommes, quand mes parents sortent à cheval ? »

10. Hœgne se borna à répondre : « Nous avons dépecé Sigurd avec le glaive ; le cheval gris baisse la tête et flaire le roi qui est mort. »

11. Alors Brynhild, fille de Budle, chanta : « Vous serez les maîtres du pays et des armes. Sigurd serait devenu le dominateur de tout, si son existence se fût prolongée encore un peu de temps.

12. « N’est-il pas présumable que Sigurd aurait dominé le royaume et les peuples nombreux de Gjuke, puisqu’il a engendré cinq fils vaillants pour fortifier l’armée ? »

13. Brynhild (et tout le palais en retentit) se mit à rire cette fois de tout son cœur. « Vous jouirez du royaume et du peuple, puisque vous avez laissé succomber le roi hardi. »

14. Gudrun, la fille de Gjuke, chanta alors : « Tu nous parles d’une action inouïe. Que toutes les mauvaises puissances s’emparent de Gunnar, qui a trahi Sigurd ! Ce prince sera vengé sur les cœurs pervers. »

15. Sigurd avait succombé au sud du Rhin, et le corbeau, perché sur la branche, cria bien haut : « Atle teindra dans votre sang le fil de son glaive. Assassins ! vos serments vous tueront ! »

16. Le soir était venu ; on avait beaucoup bu, et plus d’une parole badine avait été dite ; tous ceux qui se mirent au lit s’endormirent ; mais Gunner veilla plus longtemps que les autres.

17. Ils commencèrent à remuer le pied, et parlèrent avec abondance ; le chef voulut réfléchir, le corbeau et l’aigle chevauchèrent vers leur demeure.

18. Brynhild, la fllle de Budle et la descendante de Skœld, s’éveilla un peu avant le jour. « Le malheur est accompli ! laissez-moi exprimer ma douleur ! »

19. Tous se turent à ces mots ; peu de gens comprennent ces manières de femmes, qui font pleurer sur des choses ordonnées en riant aux héros.

20. « J’ai cru voir en dormant que Gunnar était bien cruel ; il y avait tant de fraîcheur dans la salle ! mon lit était froid. Mais toi, prince ! les coups te font chevaucher sans joie et enchaîné vers les rangs ennemis. Puisse ainsi la race de Nifl vous ôter à tous votre puissance ! — Vous êtes des parjures !

21. « As-tu oublié, Gunnar, que votre sang à tous deux a coulé sur vos traces ? Tu l’as mal récompensé maintenant de ce qu’il a marché le premier au danger.

22. « Quand il vint courageusement, à cheval pour m’adresser une demande en mariage, on vit comment le chef tint sa promesse à ton égard, jeune prince !

23. « Ce roi magnifique plaça entre nous son glaive incrusté de feu ; mais on l’avait auparavant enduit de venin. »

On pourrait conclure de ce poëme que Sigurd fut tué en plein air ; mais d’autres prétendent qu’il fut assassiné dans sa demeure et tandis qu’il dormait sur son lit. Les Allemands disent qu’il fut tué dans la forêt. On trouve également dans le poëme antique de Gudrun que Sigurd et les fils de Gjuke se rendaient à cheval à l’assemblée du peuple, lorsque le premier fut tué. Mais tous s’accordent à dire que ses beaux-frères lui manquèrent de foi, et l’assassinèrent couché et désarmé.



  1. Avec Brynhild, devenue la femme de Gunnar. Ils s’étaient rappelé tous deux leurs serments et la manière dont ils avaient été trompés. Sigurd lui proposa de répudier Gudrun, mais elle ne voulut pas y consentir. (Tr.)
  2. Gunnar l’avait consulté sur le conseil que Brynhild lui avait donné de tuer Sigurd. (Tr.
  3. Frère de Gunnar, qui lui offrit de l’or et un grand royaume pour tuer Sigurd. On lui donna à manger un serpent et de la chair de loup bouillis ensemble, pour le rendre cruel. (Tr.)