L’Edda de Sæmund-le-Sage/Le Poème sur Brynhild, fille de Budle, ou le Chant de Sigurdrifa

anonyme
Traduction par Mlle Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 352-359).

X

LE POÈME SUR BRYNHILD

FILLE DE BUDLE

OU

LE CHANT DE SIGURDRIFA




Sigurd chevaucha sur le mont Hind, et tourna au sud vers la Franconie. Il vit sur la montagne une grande lumière, et la flamme s’élevait vers le ciel. En approchant, Sigurd découvrit un château-fort au centre duquel flottait une bannière. Il y entra et vit un homme qui dormait avec toutes ses armes de guerre. Sigurd commença par lui ôter son casque, et s’aperçut alors que c’était une femme ; la cotte de mailles paraissait adhérente à la peau, tant elle tenait au corps ; il la coupa du haut en bas et sur les bras avec Gram, puis il l’ôta. Alors cette femme s’éveilla, s’assit, regarda Sigurd et dit :

1. Qui a coupé ma cotte de mailles ? Comment mon sommeil a-t-il été troublé ? Qui m’a ôté ces chaînes bleues ?

sigurd répondit.

Le fils de Sigmund vient de déchirer ce sombre vêtement ; le glaive dont il s’est servi appartient à Sigurd.

elle chanta.

2. J’ai dormi longtemps, bien longtemps ; les souffrances des hommes sont longues. C’est Odin qui m’a empêchée de rompre le charme des runes du sommeil.

(Sigurd s’assit à terre et lui demanda son nom. Elle prit alors une corne pleine d’hydromel et lui offrit la boisson de mémoire.)

3. Honneur au Jour, honneur à son fils, honneur à la Nuit et à sa fille ! Regardez-nous avec des yeux cléments, et donnez la victoire à ceux que vous voyez assis en ce lieu.

4. Honneur aux Ases, honneur aux Asesses ! honneur à la Terre qui nourrit toutes les créatures. Donnez-nous l’éloquence, la raison, et des mains habiles à guérir tous les maux.

(C’était une valkyrie, appelée Sigurdrifra. Elle raconta que deux rois se battaient ; l’un, Hjalmgunnar, était vieux et le plus grand guerrier ; Odin lui avait promis la victoire ; mais l’autre roi se nommait Agnar, frère de Hœdas, dont personne ne voulait. Sigurdrifra tua Hjalmgunnar dans le combat ; mais Odin la toucha avec l’épine du sommeil pour s’en venger, et chanta qu’elle ne serait jamais victorieuse dans les combats et serait mariée. — Mais je lui ait dit à mon tour que je faisais le serment de ne jamais me marier avec un homme qu’on pourrait sauver. Sigurd répond et la prie de lui apprendre la sagesse, puisqu’elle sait des nouvelles de tous les mondes. Sigurdrifra chanta.)

5. Je t’apporterai un breuvage, chef des cottes de mailles, un breuvage mélangé de puissance et de force divine, de chants et de baumes, de joyeux poëmes et des runes de la gaieté.

6. Pour être vainqueur, il faut connaître les runes de la victoire et les graver sur le glaive : les unes sur la lame, les autres sur la poignée, et prononcer deux fois le nom de Tyr.

7. Si tu ne veux pas qu’elle t’échappe la femme en qui tu as confiance, il faut connaître les runes à boire, les tracer sur la coupe, sur le revers de la main, et graver le mot naud sur l’ongle.

8. Bénis la coupe pleine, prends bien garde au danger, mets des herbes dans ton bain : alors l’hydromel ne sera jamais mélangé de matières nuisibles pour toi.

9. Il te faut connaître les runes de délivrance, si tu veux sauver les autres, aider les femmes en mal d’ enfant ; on les trace sur la main et sur toutes les jointures. Invoque ensuite l’assistance des Disas[1].

10. Si tu veux sauver tes navires en mer, il faut savoir les runes qui calment la tempête, les graver sur l’avant, sur le gouvernail, et lancer du feu sur la trace de la carène ; alors, si escarpée et si sombre que soit la vague, tu échapperas au danger sur l’Océan.

11. Si tu veux guérir les blessures, il faut connaître les runes desplantes et les graver sur l’écorce, sur les troncs des arbres de la forêt dont les branches s’inclinent à l’est.

12. Il te faut connaître les runes du langage, si tu veux éviter de payer chèrement le dépit ; on les enlace, on les répand sur l’assemblée à laquelle le peuple doit se rendre pour assister aux jugements.

13. Si tu veux être plus spirituel que les autres, il est nécessaire que tu connaisses les runes de l’esprit : Hropter fut le premier qui les grava, les expliqua, et en fit l’objet de ses méditations.

14. Des gouttes tombées de la tête de Hejddrœpner et de la corne de Hoddrœpner…………… Il était sur la montagne avec un glaive de feu à la main et un glaive sur la tête.

15. Ce fut alors que les lèvres de Mimer dirent leur première parole pleine de sagesse, et des runes véridiques : il les traça sur le bouclier dressé devant le Dieu lumineux ;

16. Sur l’oreille d’Arvaker et sous les sabots d’Alsvinn, sur la roue qui roule dessous la voiture de Rœgner, sur les dents de Sleipner et sur les traces du traîneau ;

17. Sur la griffe de l’ours et sur la langue de Brage, sur les griffes du loup, sur les serres et les ailes sanglantes de l’aigle, sur la main libératrice, sur les traces de celui qui guérit ;

18. Sur le verre et sur l’or, sur les objets qui préservent l’homme dans le vin, sur le siège de la sorcière, sur la pointe de Gugner et sur la poitrine de Granne, sur l’ongle de la Norne et sur la griffe du loup.

19. Toutes les runes qui avaient été gravées furent enlevées et déposées dans l’hydromel sacré, puis envoyées au loin. On les trouve chez les Ases, on les trouve chez les Alfes ; on en trouve quelques-unes chez les Vanes savants, et aussi chez les hommes.

20. Ce sont là les runes des hêtres, les runes du secours, toutes les runes à boire, toutes les runes précieuses de la force, pour celui qui les sait sans altération et en fait usage pour sa prospérité. Si tu les as comprises, qu’elles te servent jusqu’au moment où les puissances seront dissoutes.




21. Maintenant, soutien de l’arme tranchante, choisis, pendant que tu le peux, entre la célébrité et l’oubli ; prends goût à toi-même, tout danger est mesuré.

sigurd chanta.

22. Je ne fuirai jamais, lors même que tu saurais l’heure de ma mort, je n’ai point été porté avec lâcheté. Tant que je vivrai, je conserverai le souvenir des avis que ton amour me donne.

sigurdrifa

23. Voici mon premier conseil : Sois sans reproche envers tes parents et lent à te venger d’eux quand ils sont injustes à ton égard ; cela, dit-on, profite aux morts.

24. Voici mon second conseil : Ne fais pas un faux serment ; des châtiments cruels sont imposés au manque de foi ; le parjure est misérable.

25. Voici mon troisième conseil : N’aie point aux plaids d’indivis avec l’extravagant ; l’homme sans sagesse dit souvent des paroles plus fâcheuses que le sage.

26. Mais tout restera dans l’incertitude si tu gardes le silence quand on dira que tu es lâche, ou lorsqu’on t’accusera avec vérité. Le jugement du monde, si on ne l’a pas adouci par de la bonté, est dangereux ; le lendemain, laisse aller ton esprit et venge-toi des mensonges.

27. Voici mon quatrième conseil : Si la demeure d’une femme méchante et vicieuse se trouve sur la route, il vaut mieux continuer de marcher que de lui demander l’hospitalité, quand même tu aurais été surpris par la nuit.

28. Les fils des hommes qui se rendent au combat ont besoin des yeux de la prudence ; souvent on trouve, assises près de la route, des femmes perverses qui en dorment le cœur et le glaive.

29. Voici mon cinquième conseil : Quelque jolie que soit la fiancée assise sur le banc, ne permets point à l’argent de ta parenté de troubler ton sommeil. Que pas une femme ne t’attire pour l’embrasser.




30. Voici mon sixième conseil : Si les hommes occupés à boire profèrent des discours incohérents, ne dispute pas avec le guerrier ivre : le vin dérobe l’esprit d’un grand nomhre.

31. L’ivresse et le bruit sont devenus pour plusieurs une cause de douleur d’esprit, de mort ou de malheur : il y a beaucoup de choses qui oppressent l’homme.

32. Voici mon septième conseil : Si tu as une querelle avec un homme courageux, il vaut mieux pour les riches se battre dehors que de brûler dans la maison.

33. Voici mon huitième conseil : Regarde où est le danger, éloigne-toi du piège ; n’attire point une jeune fille ni la femme d’un homme ; ne les excite pas à la volupté.

34. Voici mon neuvième conseil : Respecte le corps d’un mort en telle place que ta le trouves dans les champs, qu’il soit mort naturellement ou noyé, ou tué par les armes.

35. On doit élever une colline tumulaire aux défunts, leur laver les mains et la tête ; il faut aussi les peigner avant de les déposer dans la bière et de les inviter à dormir en paix.

36. Voici mon dixième conseil : Ne crois jamais aux promesses de celui dont tu as tué le frère ou le père ; un loup grandit dans le cœur du jeune homme, quoi qu’il ait été apaisé avec de l’or.

37. Ne crois pas que les querelles et la colère ont sommeil non plus que le chagrin. Un prince, destiné à être le premier parmi les hommes, n’acquiert pas facilement pour cela de l’esprit et des armes.

38. Voici mon onzième conseil : Cherche à découvrir d’où vient le danger, et son but. Une longue existence me paraît destinée au chef ; mais une embûche est dressée.




Sigurd dit : « Il n’est pas d’homme plus savant que toi, et tu m’appartiendras, je le jure, car tu es suivant mon esprit. » — Elle répondit : « Je te préfère à tous les hommes. » Et ils confirmèrent ceci par des serments.



  1. Divinités chargées de veiller chacune à la destinée d’un homme. Elles ont quelque analogie avec les anges gardiens. (Tr.)