L’Edda de Sæmund-le-Sage/Premier poème sur Gudrun

anonyme
Traduction par Mlle Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 365-369).

XI

PREMIER POÈME SUR GUDRUN




Gudrun était assise auprès du corps de Sigurd ; elle ne pleurait pas comme les autres femmes, mais son cœur était sur le point de se briser de douleur. Hommes et femmes essayaient de la consoler ; ce n’était point facile. Suivant une tradition populaire, Gudrun avait mangé du cœur de Fafner, c’est pourquoi elle comprenait le ramage des oiseaux. Voici ce qu’on chante sur Gudrun.




1. Il fut un temps où Gudrun manqua mourir, lorsqu’elle était tristement assise près du corps de Sigurd. Elle ne soupirait pas, elle ne frappait point ses mains ensemble, elle ne se plaignait pas comme les autres femmes.

2. Des Jarls s’approchèrent avec respect pour adoucir son rude chagrin. Gudrun ne pouvait point pleurer, tant la douleur l’oppressait : elle voulait mourir.

3. Les nobles filles des Jarls, parées d’or, étaient assises devant Gudrun ; chacune d’elles racontait sa plus grande douleur, celle qui l’avait le plus affligée.

4. Alors Gjaflœg, la sœur de Gudrun, dit : « C’est de moi surtout que les joies de la vie se sont le plus éloignées : j’ai perdu cinq maris, deux filles, trois sœurs, huit frères ; j’ai seule survécu. »

5. Mais Gudrun ne pouvait pleurer, tant elle éprouvait de douleur de la perte de son époux, tant elle était affligée de la mort du roi.

6. Alors Herborg, la reine des Huns, dit : « De plus grands chagrins encore m’ont atteinte. Dans le Sud, sept de mes fils et mon époux ont succombé dans les batailles.

7. « Mon père, ma mère et quatre de mes frères ont été trahis par le vent sur les vagues ; les flots ont heurté avec violence les ais du bordage.

8. « J’ai été chargée seule du soin de leurs funérailles, de préparer, d’orner leur tombeau ; j’ai enduré tous ces malheurs en un an, il n’y a donc plus de joie pour moi.

9. « Puis, je fus garrottée et faite prisonnière de guerre vers la fin de cette même année ; on me força d’orner et d’attacher tous les matins la chaussure de la femme du chef de l’armée.

10. « Elle me persécutait par jalousie, et me chassait devant elle en me frappant avec rudesse. Jamais je n’ai vu un maître meilleur ni une maîtresse plus mauvaise. »

11. Mais Gudrun ne pouvait pleurer, tant elle éprouvait de douleur de la perte de son époux, tant elle était affligée de la mort du roi.

12. Gullrœnd, la fille de Gjuke, dit alors : « Ma mère adoptive, malgré ton jugement, tu ne sais guère comment il faut parler aux jeunes femmes. Elle a ordonné de couvrir le corps du roi. »

13. Et Gullrœnd ôta vivement le drap qui couvrait Sigurd, elle tourna les joues du héros vers les genoux de sa femme. « Regarde ton bien-aimé, pose tes lèvres sur celles du roi, que tu as pressé dans tes bras quand il vivait. » —

14. Gudrun jeta un regard sur Sigurd ; elle vit les cheveux du roi trempés de sang ; ses yeux brillants étaient éteints ; sa poitrine était déchirée par le glaive.

15. Alors Gudrun tomba en arrière sur le coussin, le bandeau de ses cheveux se détacha, ses joues rougirent, une goutte de pluie tomba sur ses genoux.

16. Et Gudrun, la fille de Gjuke, pleura ; ses larmes coulèrent avec violence ; les oies, ces magnifiques oiseaux qui appartenaient à Gudrun, joignirent leurs cris aux siens.

17. Gullrœnd, la fille de Gjuke, chanta : « L’amour que vous aviez l’un pour l’autre est le plus fort qu’on ait vu parmi les enfants des hommes ; tu ne pouvais trouver de repos, ma sœur, ni chez toi ni dehors sans Sigurd. »

18. Alors Gudrun, la fille de Gjake, chanta : « En voyant Sigurd au milieu des fils de Gjuke, on aurait dit l’iris qui pousse entourée d’herbes, ou un diamant, pierre plus précieuse que les rois.

19. « Les héros de Sigurd me trouvaient aussi plus grande que les filles d’Odin ; maintenant, je ne suis plus qu’une feuille arrachée par la tempête, et tombée auprès de mon prince sans vie.

20. « Il me manque sur le trône et sur ma couronne le cher objet de mes entretiens. La faute en est aux fils de Gjuke ; ils ont fait mon malheur, et arrachent des larmes amères à leur sœur.

21. « C’est pourquoi vous avez dévasté le royaume témoin de vos serments. Gunnar, tu ne jouiras point de cet or. Les anneaux que tu avais juré de donner à Sigurd seront la cause de ta perte.

22. « Il y avait plus de joie dans le palais, quand mon Sigurd sella Granne pour aller demander la main de Brynhild, cette furie qui est la cause de nos infortunes. »

23. Alors Brynhild, la fille de Budle, chanta : « Qu’elle soit privée de mari et d’enfants, la sorcière qui t’a fait pleurer, Gudrun, et retrouver la parole ce matin. »

24. Gullrœnd, la fille de Gjuke, chanta : « Tais-toi, horreur des hommes, tu as toujours causé le malheur des héros. Un destin cruel te pousse sans cesse, amer chagrin de sept rois, et la plus grande perturbatrice du repos des femmes. »

25. Brynhild, la fille de Budle, chanta : « C’est mon frère Atle, le descendant de Budle, qui est la cause de tout ce mal.

26. « Nous avons regardé dans la forteresse des Huns, et nous y avons vu tout l’or du roi. Je me repentirai éternellement de cette expédition. »

27. Elle était debout près du pilier, qu’elle embrassait avec force ; alors les yeux de Brynhild, la fille de Budle, lancèrent des flammes. Elle écumait du venin quand ses yeux se portaient sur les blessures de Sigurd.




Gudrun s’en alla ensuite dans les bois et dans les déserts. Elle se rendit ainsi en Danemark, et y passa sept ans auprès de Thora, fille de Hakon. Brynhild ne voulut pas survivre à Sigurd ; elle fit mourir huit esclaves et cinq suivantes qui lui appartenaient, puis elle se tua avec un glaive, ainsi qu’on le voit dans le petit poëme sur Sigurd.