Éditions de la « Mode nationale » (p. 25-34).

CHAPITRE III

L’apostrophe de Félix Bergemont avait plongé les deux jeunes gens dans une consternation difficile à dépeindre. Quant à Tristan, homme supérieur, il se bornait à regar­der ironiquement son cadet, avec un air de compassion et même de pitié qui ne pouvait qu’aggraver les choses. Il savait bien, pourtant, et il l’avait dit à Elvire, que l’on avait difficilement raison des entêtements de Félix ; par conséquent, sa politique aurait dû être de ménager ce caractère ombrageux… Mais l’oncle Tristan, si averti lorsqu’il ne se trouvait pas en contact avec son frère, devenait insupportable dès qu’une discussion venait exciter son tempérament combatif. Alors, il oubliait que, presque toujours, mieux vaut douceur que violence et il se lançait en pleine algarade, quitte à regretter ensuite d’avoir été trop loin.

Peut-être se rendit-il compte de sa maladroite intervention, en contemplant le champ de bataille, autrement dit la physionomie des témoins du conflit. Jean-Louis Vernal ne savait quelle contenance tenir ; il hésitait entre l’amour-propre qui lui conseillait de prendre congé sans demander son reste, et l’indignation qui le poussait à adresser au père d’Elvire des reproches bien sentis. Mais il ne parve­nait pas à se décider et demeurait perplexe, très embarrassé de sa personne, regardant à la dérobée la jeune fille et M. Bergemont cadet… bref, extrêmement ennuyé.

Il est à croire que Bergemont aîné eût quelque regret d’avoir créé une situation aussi difficile. C’était à lui de réparer le dommage qu’il avait en partie causé, de ramener les esprits à une plus calme et plus saine notion des événements. Il crut donc devoir prendre la parole en ces termes :

— J’estime qu’il n’y a pas lieu, jusqu’à nouvel ordre, de s’arrêter à des déterminations sans appel. M. Jean-Louis Vernal nous a adressé une demande… — … irrecevable ! coupa le père d’Elvire.

— Plaît-il ? fit l’oncle Tristan.

— Je dis et je répète : Une demande irrecevable. Hier, ce matin encore, j’aurais hésité à la qualifier ainsi, mais, du moment que l’on veut passer outre à mes idées et qu’on cherche à me faire une réputation de maniaque imbécile, c’est bien simple, je considère la demande de M. Vernal comme une mauvaise plaisanterie !

— Ah ! monsieur, exclama le peintre, cette fois vous devenez incivil !

— Entendez-le comme il vous plaira ! dit Bergemont cadet.

Elvire se hâta de s’interposer :

— Voyons, père… et vous, Jean-Louis, du calme, je vous en conjure !

— J’en ai, du calme, dit Jean-Louis, sans quoi je n’eusse pas supporté les allusions blessantes de M. Bergemont !

— Quelles allusions ? protesta le père d’Elvire ; j’ai exposé mes vues sur votre profession, comme j’en ai le droit, voilà tout ! Il m’est bien permis, je suppose, de ne point aimer les beaux-arts !

— Il ne s’agit pas de les aimer, il s’agit de comprendre leur rôle social, rôle aussi grand que celui de l’industrie et du commerce !

— Vraiment ! Eh bien, je serais curieux, monsieur Vernal, de vous entendre développer un raisonnement sur ce thème ! Alors, vous attribuez aux arts…

— Une mission sociale, parfaitement, affirma Jean-Louis, car on ne vit pas que de pain, monsieur Bergemont !

— D’accord, mais en quoi, je vous le demande, la peinture peut-elle contribuer au bonheur ?

Jean-Louis Vernal, ainsi mis au pied du mur, chercha un argument assez fort et en même temps imagé, qui fût de nature à ébranler l’obstiné Bergemont cadet :

— Monsieur, prononça-t-il, quand vous demandâtes la main de celle qui devait porter votre nom, obéîtes-vous exclusivement au désir d’avoir à vos côtés une bonne ménagère ?

— Hein ?… pourquoi cette question ?

— Votre intention fut-elle, continua l’artiste, de vous attacher en elle une bonne cuisinière, une bonne couturière, etc., sans vous préoccuper de sa beauté ?

— Mais, enfin…

— Répondez : cette beauté vous était-elle indifférente ?

— Mais pas du tout !

— Tiens, tiens ! vous l’avez prise en considération, cette beauté, vous en avez été flatté, avouez-le !

— Dame, c’est naturel… mais à quoi rime votre interro­gatoire ?

M. Bergemont, en examinant celle que vous vouliez prendre pour femme, autrement qu’au point de vue utilitaire, en appréciant son charme, sa grâce, la clarté de son regard, la douceur de son sourire, vous vous êtes montré artiste sans vous en douter. Car c’est justement cela qui est l’art, monsieur Bergemont, c’est le superflu dont il est impossible de se passer, qui ne sert à rien et sans quoi l’existence est insipide ; l’inutile, en un mot, dont un poète a dit :

L’inutile, ici-bas, c’est le plus nécessaire.

« Vous, monsieur Bergemont, en choisissant votre compagne, vous avez accordé autant d’importance et peut-être davantage, à sa beauté qu’à ses mérites… Eh bien, l’art, c’est la beauté de la vie !

Le père d’Elvire haussa les épaules et s’efforça de trouver une repartie foudroyante, mais l’inspiration lui manqua. Il grommela le mot de « fadaises ! » et sortit en claquant la porte. Les jeunes gens et l’oncle Tristan restèrent seuls.

— Vous l’avez désarçonné, dit Bergemont aîné, mais votre cause n’en est pas devenue meilleure, au contraire. Pour le moment, il est préférable de ne pas insister. Si mon frère est opposé à vos desseins, mes enfants, j’y suis, moi, favorable et je vous promets de travailler à leur réalisation. À propos, continua-t-il en s’adressant au peintre, de qui donc est ce vers que vous avez si heureu­sement cité tout à l’heure ?

— De François Coppée, répondit Jean-Louis.

— Parfait… vous savez que je suis amateur de ces sortes de choses… Allons, ne nous désespérons pas, nous finirons bien par avoir raison… Nous trouverons bien un moyen de tourner l’obstacle !

— Sans reproche, mon oncle, vous n’en avez pas pris le chemin ! déclara Elvire.

— J’en conviens, je me suis laissé aller au plaisir de la critique… Bah ! tout s’arrangera, vous verrez… Partez-vous, monsieur Vernal ? Je vous ferai un bout de conduite, si vous le permettez !

— Très volontiers, acquiesça le peintre. Encore un mot, avant de vous quitter, mademoiselle : croyez-vous qu’il me sera permis, malgré mon échec, de reparaître dans cette maison ?

L’oncle Tristan se chargea de répondre :

— Certainement ! mon frère vous accueillera sans enthousiasme, c’est probable, tout au moins au début, mais puisque j’ai de la sympathie pour vous et que ma nièce vous voit avec une certaine satisfaction, si je ne m’abuse…

— Mon oncle, vous êtes un taquin ! dit Elvire.

— Revenez donc, mon ami, acheva Bergemont aîné, déployez une obstination égale à celle de votre futur beau-père, en évitant toutefois de parler mariage. Il s’agit de guerroyer en douceur et d’opposer la ruse à la force. Sous ces réserves, il est permis de vous dire, comme au Cid :

Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix !

Sur cette belle citation, Bergemont aîné entraîna le jeune artiste, ce qui ne fut pas sans étonner Elvire, car c’était la première fois que son oncle manifestait l’intention d’accompagner Jean-Louis. Elle eut l’impression qu’il voulait lui faire des confidences, lui parler en secret… Puis, elle n’y pensa plus.

Et la vie reprit dans la villa de Pourville, les jours se succédèrent sans apporter, de faits bien significatifs. De la part de M. Félix Bergemont, Elvire devait en convenir, aucune hostilité ne se manifestait à l’égard de Jean-Louis Vernal et, pas davantage, au sujet de la demande qu’il avait formulée. Tout au plus la jeune fille pouvait-elle s’apercevoir que son père apportait un soin un peu trop assidu à écarter de la conversation tout ce qui pouvait être relatif à l’idée de mariage. Il en était arrivé à bannir du vocabulaire courant tous les termes dont la consonance pût rappeler, voire de loin, l’hyménée… et c’est ainsi qu’un jour, peu de temps après la fâcheuse soirée où il avait, d’une façon si péremptoire, affirmé sa résolution, M. Tristan Bergemont, ayant eu l’imprudence d’employer l’expression familière : « C’est le mariage de la carpe et du lapin », Bergemont cadet prit une mine si renfrognée qu’un terrible silence s’ensuivit.

Bref, de menus symptômes suffisaient à révéler que Félix Bergemont n’avait nullement désarmé, mais, au contraire, qu’il couchait sur ses positions, tout prêt à une offensive acharnée dans le cas où on aurait la témérité de lui chercher noise. Il va de soi qu’Elvire, bien que fille extrêmement déférente et qui avait pour son père et son oncle une tendresse pleine de respect, ne songeait pas à abdiquer son amour pour Jean-Louis Vernal. Celui-ci avait le ferme propos de reparaître chez les Bergemont ainsi qu’il s’en était ouvert à M. Tristan, mais entre cette intention et sa réalisation effective, il y avait un abîme. À vrai dire, une bonne semaine s’était écoulée sans que le jeune homme eût trouvé le courage d’affronter derechef Bergemont cadet. Il préférait se glisser aux abords de la villa dès que la nuit lui permettait de passer inaperçu et, au demeurant, il attachait plus de prix à ces entretiens secrets avec Elvire qu’aux soirées familiales toujours un peu contraintes et languissantes.

— Je vous atteste, Jean-Louis, lui disait Elvire, que rien ne s’oppose à ce que vous nous rendiez visite comme auparavant ! J’en ai acquis la certitude en causant avec papa.

— Vraiment ? et en quels termes s’est-il exprimé sur mon compte ?

— Oh ! je n’irai pas jusqu’à prétendre, avoua Elvire qu’il se montre extrêmement chaleureux à votre endroit… mais quand je me fus expliquée avec lui, après m’avoir entendu dire que le fait d’avoir demandé ma main sans succès n’imposait pas nécessairement une réserve mutuelle, que vous n’en étiez pas moins agréable à fréquenter, etc., mon père se borna à déclarer que, « généralement, il n’en allait pas ainsi… Néanmoins, ajouta-t-il, j’ai les idées assez larges pour partager ton sentiment là-dessus, et je crois que nous donnerons, M. Vernal et moi, une preuve d’esprit en maintenant nos bons rapports. » Vous voyez donc, Jean-Louis, que vous pouvez parfaitement reprendre vos habitudes.

— Je n’y manquerai pas, répliqua le peintre. Mais je suis plus friand, croyez-le, de nos rencontres cachées, malgré la grille qui nous sépare.

En effet, cet échange de paroles avait pour décor ce coin du jardin protégé par les taillis de troènes, limité par la grille de la villa, à travers laquelle les jeunes gens se parlaient de très près, quoique de la manière la plus chaste. Mais, si Elvire se sentait ainsi efficacement protégée, l’entreprenant Jean-Louis maudissait souvent cette barrière inopportune.

— Maudit soit l’architecte, maugréait-il, qui a eu la stupide idée d’enclore de la sorte votre maison !… Cette grille fait mon désespoir ! Songez-y, Elvire, nous n’avons que ces instants dérobés pour nous parler cœur à cœur, puisque le reste du temps il faut que je m’asservisse au protocole, et une grille massive m’empêche de vous expri­mer…

— En êtes-vous bien sûr ? fit malicieusement la jeune fille. Pour ma part, je ne vois pas en quoi ces barreaux méritent votre rancune.

Avec une hypocrisie qui ne le cédait en rien à celle de sa fiancée clandestine, Jean-Louis Vernal murmura :

— C’est moins le contact de cette grille qui me glace, que l’idée de sa présence entre nous. Je discerne là, mienne chérie, je ne sais quel symbole de séparation et, dans les circonstances où nous sommes, cette seule pensée me remplit d’angoisse. Ne consentiriez-vous pas, Elvire, à venir auprès de moi ?

— Mais non, répondit nettement la jeune fille, je ne tiens nullement à être aperçue avec vous à pareille heure… vous savez qu’il ne faut pas donner prise à la médisance.

— Alors, c’est moi qui vais escalader la grille.

— Non, encore ! vous risqueriez vous-même d’être vu dans une attitude plus digne d’un cambrioleur que d’un amoureux.

— Oui, oui, vous vous retranchez derrière toutes sortes de bonnes raisons… À la vérité, vous ne tenez pas du tout à ce rapprochement.

— Désirez-vous que je vous parle avec franchise ?

— Certes !

— Eh bien ! moi, je suis très contente que cette grille existe… L’architecte que vous maudissez, Jean-Louis, je le bénis au contraire, car j’ai, grâce à lui, le bonheur de vous voir, et aussi la sécurité !

Le peintre ne put se défendre de penser tout haut :

— Lorsque l’amour est en jeu, il me semble que l’idée de sécurité, de prévoyance, ne devrait pas avoir beaucoup d’empire.

Et comme la jeune fille se taisait, il continua :

— Vous vous méfiez de moi, Elvire, ce n’est pas bien !

— Qui sait ! prononça-t-elle, si je ne me méfie pas moins de vous que de moi-même.

Déjà repentant, Jean-Louis s’écria :

— Ma bien aimée, il n’est pas d’heure où je ne m’aperçoive que votre affection vaut mieux que la mienne. Quels trésors il y a en vous, Elvire, et combien je suis heureux de les découvrir ainsi de jour en jour. J’imagine que toute ma vie, passée auprès de vous, me réserve un émerveillement perpétuel… et que je n’aurai jamais assez de temps pour vous deviner toute et pour vous crier ma gratitude ! Je vous aime, chérie, je n’aimerai jamais que vous, et je saurai vous conquérir en dépit de votre père. S’il se montre tenace, je m’ar­merai de patience et d’acharnement et je finirai par triompher. Au fait, vous a-t-il reparlé d’aviateur ou d’avion ?

— Non pas, repartit Elvire, et cela pour l’excellente raison qu’il affecte de ne pas revenir sur ce fâcheux débat. Mais moi qui le connais bien, je ne suis pas dupe… Il suffirait de bien peu de chose, de la moindre étincelle pour rallumer l’incendie.

— On verra bien ! articula Jean-Louis d’un air de défi, après un court silence.

Ce qui lui attira cette question :

— Que voulez-vous dire ?

— Moi ?

— Oui, naturellement, vous ! insista la jeune fille. Qu’entendez-vous par : « On verra bien ! »

— Mais rien de particulier. J’ai dit cela comme n’importe quoi ! C’est une parole sans importance.

— Il m’avait paru, observa-t-elle, que cette parole, justement, avait l’accent d’une idée arrêtée.

— Vous vous trompez, Elvire, dit Jean-Louis, sans manifester d’embarras. Je vous répète que j’ai parlé sans arrière-pensée.

Et sans insister davantage, il détourna l’attention d’Elvire, tant et si bien que la demie de minuit avait sonné que les jeunes gens, Elvire dans le jardin, Jean-Louis appuyé au soubassement de la grille, devisaient encore. Apparemment, l’objet de leur conversation appartenait-il au domaine des confidences, car un passant, s’il s’en fût trouvé dans Pourville à cette heure tardive, n’eût pas manqué de constater que les deux charmants visages étaient singulièrement près l’un de l’autre.

Et la vie reprit aussi normalement qu’il était possible entre personnes dont l’état d’esprit présentait tant de dissemblances. Félix Bergemont, enfermé dans une dignité quelque peu maussade, s’efforçait de témoigner à sa fille la même affectueuse sollicitude que par le passé, sans toutefois réussir tout à fait à s’affranchir d’un peu de gêne. Elvire, de son côté, se croyait animée d’un naturel parfait, mais ne se rendait pas compte qu’elle manquait d’abandon et de spontanéité. Quant à l’oncle Tristan, c’était plus simple, il ne sortait presque plus de son appartement du deuxième étage, de peur, vraisemblablement, de se heurter au visage renfrogné de Félix ou à la mine soucieuse d’Elvire… Restait le pauvre Jean-Louis Vernal ! Celui-ci, encouragé par la jeune fille, et aussi par Tristan Bergemont avec qui, d’ailleurs, il semblait sympathiser de plus en plus, avait reparu, un soir, et, ma foi, n’avait pas été trop mal accueilli par le tyran de son destin. Bergemont cadet lui avait même tendu deux doigts sans hésitation aucune et c’est tout ce qu’il deman­dait, car il lui suffisait d’être toléré à la villa et d’appro­cher Elvire. Malheureusement, dès qu’il survenait, une gêne indéfinissable planait sur le groupe, gêne que le jeune artiste tâchait à dissiper de son mieux. Il égayait la conversation ou bien contait des histoires d’atelier, dans l’espoir d’arracher un sourire à Bergemont cadet, ce qui arrivait assez rarement, il faut en convenir. Jean-Louis s’était vite aperçu que toute allusion à la peinture devait être sévèrement condamnée, sous peine de mettre au supplice le père de celle qu’il aimait, en lui rappelant un entretien épineux. Toute la diplomatie des jeunes gens consistait donc à entretenir la conversation en évitant d’y prononcer des mots dangereux, tels que peinture, artiste, mariage, aviation, etc. Il en résultait parfois des périodes assez laborieuses, des silences pénibles et, d’une manière générale, la plus désagréable contrainte. Le seul qui conservât tout son laisser aller, c’était encore Bergemont aîné ; mais nous le répétons, il affectait de vivre désormais « en marge » et ne prenait part aux réunions du soir que lorsqu’il ne pouvait absolument s’en dispenser.

Ainsi la vie familiale se traînait, dans la villa de Pourville, et les intérêts du jeune couple n’avançaient guère, quand, à six semaines de là, se produisit un événement qui défraya soudain tous les propos.

C’était pendant, non pas l’horreur, mais le calme d’une profonde nuit, plus exactement vers les premières lueurs du matin, que le fait arriva. Elvire qui avait l’habitude de dormir, sa fenêtre grande ouverte, fut réveillée par un bruit aérien auquel il était impossible de se méprendre, le bruit puissant et très proche d’un moteur d’avion. Jusque-là, rien de particulier, car Pourville se trouve sur une ligne assez familière aux aéroplanes, étant donné surtout la proximité de l’aéroport de Buchy. Un moment attentive, Elvire avait prêté l’oreille au ronflement décroissant, puis s’était assoupie, mais pour se réveiller très vite : de nouveau, le bruit du moteur emplissait l’espace… La jeune fille sauta hors de son lit, courut à la fenêtre et tenta vainement de distinguer l’appareil dans la clarté confuse du petit jour… Pourtant l’avion était là, volant très bas sans aucun doute, à en juger d’après la sonorité de son bourdonnement. Tout auprès d’Elvire, des contrevents, brusquement repoussés, claquèrent contre la muraille et le visage de Bergemont cadet se montra, tourné vers le ciel.

— Entends-tu ? demanda-t-il à sa fille.

— Je crois bien, répondit Elvire, voilà trois quarts d’heure que ce ronflement m’empêche de dormir ! D’ordinaire, les avions passent, leur bruit décroît à mesure qu’ils s’éloignent… Celui-ci a l’air de tourner autour du pays !

— Peut-être est-il égaré ! fit Bergemont cadet. Qui sait si ce n’est pas quelque aviateur américain arrivant en France comme Lindberg et Byrd !

— Quelle idée !

— Logique, mon enfant ! L’Atlantique est très fréquenté, cette époque… Tiens ! tiens ! ajouta le digne homme en se penchant hors de la fenêtre, il est là… il est juste au-dessus de la maison !

— Tu vas tomber, papa, prends garde ! s’écria Elvire.

— Quel malheur qu’on ne puisse faire des signaux !

— À quoi bon… Tu ne prétends pas, j’imagine, inviter cet aviateur à atterrir chez nous, dans le jardin !

Une voix narquoise tomba, de l’étage supérieur.

— Que se passe-t-il donc ? interrogeait Bergemont aîné.

— Mon oncle, c’est un avion ?

— Belle rareté pour vous tenir debout à quatre heures !

— Oh ! toi… commença Félix.

Mais le bruit s’accrut tout à coup de façon telle qu’il requit toute son attention. À travers la brume matinale, l’avion apparut et bientôt s’effaça, prenant de la hauteur et filant vers l’intérieur des terres.

— Un biplan ! s’écria Bergemont cadet.

Maintenant, le bruit diminuait d’intensité. En peu de secondes, il s’éteignit tout à fait.

Les Bergemont retournèrent à leur lit. Dans la journée, on échangea encore quelques phrases au sujet de l’avion, sans y attacher d’importance, mais, vers midi, un gamin se présenta à la villa, porteur d’un objet singulier ramassé par lui sur la plage de Pourville. C’était une petite masse de plomb, en forme de cône et munie d’un anneau auquel était fixé un rectangle de carton portant ces mots en gros caractères.

Hommage à Mlle Elvire Bergemont

Pourville (Seine-Inférieure).