Éditions de la « Mode nationale » (p. 34-44).

CHAPITRE IV

Décrire la stupéfaction des hôtes de la villa, réunis dans la salle à manger devant le cône de plomb et son étrange étiquette, c’est un effort qui dépasse les mots. Tour à tour, chacun prenait en main l’espèce de projectile, le soupesait, puis examinait la façon dont le message était retenu à l’anneau. Jusqu’aux domestiques, attirés par l’incident

qui formulaient leur opinion, après avoir, eux aussi, palpé l’envoyé du ciel. Mais, de tous, Elvire était la plus intri­guée, la plus violemment surprise, et même, à son étonne­ment, se mêlait une vague irritation.

— Enfin, il n’y a pas à tortiller, prononça Félix Bergemont, nous sommes en présence d’un fait positivement extraordinaire. Nul doute que ce morceau de métal ait été lancé, la nuit dernière, de l’avion que nous avons entendu. Je m’explique, à présent, son insistance à rôder dans ces parages ! Il repérait, sinon la maison, du moins la plage, pour déposer sa lettre le plus près possible de chez nous, le plus près possible de toi, fillette. Ah ! ces aviateurs !

En le voyant tout animé de naïve allégresse, sa fille ne put se contenir davantage ; elle s’écria :

— Mon pauvre papa, mais c’est fou, voyons ! Tu commences par déclarer que le fait est extraordinaire et, tout aussitôt, tu l’acceptes, tu l’enregistres comme la chose la plus naturelle du monde ! Réfléchis un peu, je t’en conjure.

— À quoi veux-tu que je réfléchisse ? fit-il, un peu saisi.

— Quoi ! tu admets qu’un aviateur absolument inconnu — puisque nous n’avons aucune relation dans le monde de l’air — ait pris la peine d’organiser toute cette mise en scène pour un autre dessein que de nous mystifier, et toi avant quiconque ?

— Comment ça, me mystifier !

— Mais ça saute aux yeux ! Tu as certainement confié à un indiscret ton bizarre désir d’avoir un gendre, la confidence n’a pas tardé à courir les champs et le résultat ne s’est pas fait attendre ! Quelque pilote désœu­vré s’est fait une joie de monter cette farce, dont le ridicule rejaillit sur moi !

— Le ridicule ?… Je ne vois pas…

— Oui, le ridicule ! Ne comprends-tu pas qu’à cette heure c’est moi qui défraye les plaisanteries de ces mes­sieurs ?

Bergemont aîné prit la parole.

— Il est certain, dit-il, que l’explication d’Elvire est la plus plausible. Tu auras bavardé, Félix, tu auras confié trop légèrement tes projets à un mauvais plaisant !

Bergemont cadet fit un pas en arrière : — Sur la tête de mon enfant, prononça-t-il d’une voix émue, je jure que je n’ai soufflé mot à personne de ma prédilection touchant le choix d’un gendre ! Ce que j’ai pu dire, je l’ai dit ici, entre nous, dans le cercle familial… Le seul étranger qui l’ait entendu, c’est M. Vernal ! Donc, si une indiscrétion a eu lieu, c’est de ce côté qu’il faut orien­ter notre enquête !

— Je réponds de M. Vernal ! affirma Elvire avec viva­cité.

— D’ailleurs, je ne vois pas très bien, ajouta l’oncle Tristan, quel intérêt aurait eu M. Vernal à ébruiter cette fantaisie regrettable !…

— Regrettable !… oh ! mais, pardon… coupa Félix Ber­gemont.

Mais son frère reprit, sans s’attarder à un débat inopportun :

— Comploter un tel subterfuge non seulement serait indigne du galant homme qu’il est, mais encore pourrait tourner à sa confusion en lui suscitant un rival ! Moi, je persiste à croire qu’une indiscrétion a été commise ; puisque Félix est sûr d’avoir tenu sa langue, nous devons nous en prendre à un autre que lui. Pour ma part, je suis d’ores et déjà hors de cause ; j’ai trop blâmé mon frère de sa lubie pour n’avoir pas gardé secrète une turlutaine aussi peu flat­teuse pour son bon sens !

— Je remarque, dit Félix, que tu ne rates jamais l’occasion de me montrer sous un aspect grotesque !

— Arrivons à toi, ma petite Elvire, continua Bergemont aîné, as-tu la certitude de n’avoir révélé à personne cette malheureuse histoire d’aviateur ?

Elvire s’exclama presque indignée :

— Pouvez-vous me poser une pareille question, mon oncle ? Est-il supposable un instant que je me sois offerte de gaîté de cœur aux brocards des rieurs ? Oublier les paroles de papa, voilà ce que j’ai souhaité aussitôt, après les avoir entendues !

— À la bonne heure, fit Félix Bergemont d’un air pincé, c’est à qui me jugera le plus sévèrement ! J’ai l’impression, en vous écoutant, d’être un individu stupide, un incons­cient qui parle pour ne rien dire !

— Je te prie de reconnaître, mon bon ami, observa son frère, que si tu n’avais pas chanté la louange des aviateurs ainsi que tu l’as fait, si tu n’avais pas exprimé avec tant de lyrisme le vœu de donner ta fille à l’un d’eux, nous ne serions pas dans la nécessité, à cette heure, de chercher une solution à un problème infiniment désagréable !

— Mais je ne vois pas en quoi c’est si désagréable…

— Alors tu trouves bon que la dignité de ta fille serve de jouet à des jeunes gens qui, d’ordinaire, ne passent pas pour des modèles de convenance ? Va-t’en leur rendre visite à leur camp de Buchy, prête l’oreille aux propos de ces jeunes militaires audacieux par état, et tu m’en diras des nouvelles !

Elvire, gênée, changea la conversation.

— Étant donné que l’indiscrétion n’est imputable à aucun de nous, l’énigme reste insoluble, prononça-t-elle.

— À moins… commença l’oncle Tristan.

Il jeta un coup d’œil autour de lui, s’assura que la cuisinière et le valet de chambre-jardinier avaient regagné l’office.

— … À moins que les domestiques !

— Bah ! ce sont de bonnes gens, dit Félix Bergemont, pourquoi auraient-ils essayé de nous desservir ?

— Oh ! sans intention mauvaise, objecta son frère, sans même songer à mal ! Un mot est vite lâché et c’est assez, pour éveiller la malice d’un farceur ! Quoi qu’il en soit, nous sommes obligés de nous en tenir à une simple suppo­sition. Il va de soi que si nous interrogions nos domestiques, nous n’obtiendrions rien que des serments de fidélité. Donc, je suis d’avis de classer l’affaire et de n’y plus penser !

— Que va-t-on faire de ça ? demanda Bergemont cadet en montrant le cône de plomb et sa pancarte.

— Il faut le jeter, l’enterrer ! s’écria Elvire, je ne veux plus le voir !

— Je m’en charge, déclara son oncle, je rangerai là-haut, chez moi, ce vestige d’une plaisanterie de mauvais goût ! Maintenant, plus que jamais, bouche close !

Point n’était besoin de recommander le silence à la famille Bergemont ; Elvire elle-même se promettait bien de ne rien dire à Jean-Louis, mais elle comptait sans le malicieux hasard. La première parole que lui adressa l’artiste lorsqu’il la rejoignit, le soir, à la grille de la villa, fut pour l’interroger sur l’aviateur mystérieux et sur son message.

— Mon Dieu, qui vous a dit ?… comment avez-vous su ?… balbutia Elvire troublée.

Il répondit tranquillement.

— C’est très simple : le gamin qui vous a remis le car­ton et le poids auquel il était fixé, me porte souvent mon attirail de peintre quand je fais du « plein air ». Il sait les liens d’amitié qui m’unissent à vous et aux vôtres : tout fier de sa trouvaille, il s’est empressé de m’en infor­mer !

— C’est une aventure abominable, dit-elle, je ne puis vous exprimer l’embarras dans lequel je me trouve ! Quel est votre sentiment, à vous, Jean-Louis ?

— D’abord, qu’en pense votre père ? demanda le peintre, de quelle manière interprète-t-il cet envoi extravagant ?

— Lui ? oh ! il n’hésite pas ! il est sûr que l’objet a été lancé la nuit dernière, par l’avion que nous avons entendu !

— Ah ! vous avez entendu un avion ?

— Oui, avec persistance, un avion qui semblait tourner autour de la villa. Mais, d’autre part, mon père affirme qu’il n’a communiqué à personne ses intentions paradoxales touchant mon mariage avec un aviateur… Nous en sommes réduits à penser que quelqu’un de notre entourage a fait le jeu d’un mystificateur et que l’aviateur a prêté son con­cours à cette supercherie ! Et vous, Jean-Louis, votre idée ?

— Ma foi, je me range à votre avis, ma chérie. Mais, dites-moi, votre père a-t-il été froissé en recevant ce message ?

— Froissé ? Non pas… c’est tout juste s’il n’était pas enchanté !

— Par conséquent, son zèle en faveur des aviateurs n’est pas seulement théorique, il serait prêt, si l’occasion se présentait, à en témoigner dans la réalité ?

Elvire ne put s’empêcher de trouver à cette question quelque chose d’ambigu ; elle leva la tête et, cherchant le regard de Jean-Louis dans l’ombre, elle prononça :

— Je n’aperçois pas la raison d’une telle demande, mon ami. Que voulez-vous dire ? Quelle importance peut avoir pour vous le fait que mon père… Le peintre se hâta de la rassurer :

— Dame ! J’espérais que M. Bergemont avait tenu des propos purement fantaisistes, sans rapport avec ses inten­tions réelles. Mais si je me suis trompé, s’il est foncière­ment décidé à vous marier à un aviateur, le message de cette nuit prend, à mes yeux, le caractère d’un danger sérieux…

— En d’autres termes…

— En d’autres termes, Elvire aimée, je verrais ma propre candidature fort compromise si un aviateur surgis­sait pour de bon !

— Rassurez-vous, Jean-Louis, cette éventualité ne se présentera pas !

— Hé ! hé ! voici déjà un inquiétant prélude. Aujourd’hui un message, la carte de visite… Demain, peut-être…

— Mais aucun aviateur ne s’occupe de moi, excepté pour se moquer !

— Ni vous ni moi ne pouvons l’affirmer, ma chérie ! Le hasard est grand, Pourville est fréquenté, les lieutenants du centre d’aviation voisin y viennent chaque semaine. L’un d’eux a pu vous exprimer un peu cavalièrement sa sympathie, dans le moment même où votre père se jurait d’avoir un aviateur pour gendre. On a vu de ces coïnci­dences, vous savez…

— Mais on n’a jamais vu, en revanche, fit Elvire d’une voix altérée, un fiancé douter de celle qui lui a voué sa vie. Quand bien même un de ces lieutenants dont vous parlez viendrait combler les vœux de mon père, oubliez-vous que ma volonté, à moi, est la seule qui compte ?

Le pauvre Vernal, épouvanté d’avoir méconnu, ne fût-ce qu’un instant, la tendresse et la fierté de la jeune fille, éprouva un serrement de cœur indicible ! Il dit, et une poi­gnante sincérité vibrait dans ses paroles.

— Mon amour, ma bien-aimée, pouvez-vous croire que j’aie attenté à notre mutuelle confiance !… Mais non, mais je le sais que nous sommes unis, quoi qu’il advienne !… nos sentiments confondus nous arment contre toutes les vicis­situdes ! Ce que j’ai voulu indiquer, ma chère chérie, c’est que l’intervention d’un rival agréé d’avance par votre père serait de nature à nous causer beaucoup de tourment et de désordre !

— Oh ! nous ne sommes plus sous l’ancien régime, un père ne peut exiger que sa fille se marie contre son gré… Au reste, je serais étonné que le rival imaginé par vous s’obstinât à briguer ma main, sachant ma volonté formelle de la lui refuser !

— Hum ! il suffirait d’un ambitieux sans scrupule…

— Jean-Louis, vous battez la campagne ! J’aurais cent fois préféré que ce fâcheux événement ne vous eût pas été révélé. Vous en êtes à présent à vous forger des chimères, à construire tout un roman sur une farce de mauvais goût. Vous en arrivez même à me dire des choses pénibles…

— Moi, grands dieux !

— Vous, parfaitement, prononça Elvire avec un courroux simulé. Vous m’avez clairement laissé entendre que, dans le cas où un compétiteur apparaîtrait, vous jugeriez vos chances compromises, façon aimable de me déclarer qu’avec moi, le dernier qui parle à raison !

— Écoutez, chérie…

— Non, je n’écoute rien… vous êtes un méchant !

— Ce n’est pas vrai… Et puis, après tout, je suis très content que vous soyez en colère !

— Ah ! c’est le comble !

— J’ai ainsi l’assurance que les pires surprises du destin seront impuissantes à nous désunir !

— Alors, vous aviez besoin de cette expérience pour en acquérir la certitude ? Vous voyez bien que vous vous méfiez, vilain !

Ce dernier mot, articulé d’une certaine manière et par des lèvres adorées est tout l’opposé d’un affront. Proba­blement Jean-Louis Vernal y trouva-t-il un stimulant incomparable, car, se hissant au faîte de la grille et se penchant vers l’intérieur du jardin, il murmura, rieur et tragique :

— Pour effacer cette injure, Elvire, vous n’avez plus que la ressource de vous agenouiller sur le soubassement afin de rapprocher votre visage du mien. Gardez-vous de refuser… déjà les pointes de la grille m’entrent dans l’es­tomac ! Le temps presse !

— Jean-Louis, voulez-vous bien descendre !

— Sans avoir obtenu le prix de mon escalade ?… Plutôt mourir transpercé !

— Mais c’est du chantage !

— On fait ce qu’on peut… Allons, sacrifiez-vous, mal­heureuse enfant !

Le sacrifice ne devait pas inspirer à la jeune fille une bien grande horreur, car elle ne discuta pas davantage. Posant son genou sur l’appui de pierre, elle alla au-devant du suppliant. Un long baiser les réunit que Jean-Louis, malgré sa position hasardeuse, eût voulu éterniser.

En dépit des apparences réellement fantaisistes qui, à première vue, ôtait à l’envoi de l’hommage aérien tout caractère sérieux, M. Bergemont cadet n’y pensait pas sans une satisfaction secrète. Le propre des maniaques est, en effet, de croire sans difficulté que les circonstances sont volontiers avec eux, d’accord avec leur idée fixe. Bien que, selon toute vraisemblance, le témoignage laissé par le raid nocturne fût l’œuvre d’un railleur, le père d’Elvire, sans oser le dire tout haut, inclinait assez à le considérer comme sérieux et sincère. Dans son enthousiasme per­manent pour les exploits de l’aviation, pour les grandes randonnées par-dessus les océans, dont les journaux rela­taient les moindres détails, le brave homme, réellement aveuglé, se trouvait dans les meilleures conditions pour adopter d’emblée les pires calembredaines.

C’est pourquoi, dans les jours qui suivirent et lorsque la conversation, entre Elvire, son père et son oncle, revenait au message, la jeune fille avait beau montrer à quel point ce sujet lui était désagréable, son père, lui, s’y attardait malgré ses protestations, malgré l’opposition systématique de l’incorrigible Bergemont aîné.

— Avec ton aviation et tes aviateurs, mon ami, lui disait Tristan, tu finis par extravaguer ! S’il t’arrivait le même accident qu’à Eschyle, tu rendrais l’âme avec joie !

— Qu’est-ce que ça signifie ? gronda Bergemont cadet, moins familiarisé que son frère avec les récits de l’anti­quité.

Occasion magnifique, pour l’oncle Tristan, de s’aban­donner au plaisir d’une petite conférence.

— L’illustre poète tragique était chauve. Un jour qu’il se reposait dans une vallée, un aigle qui venait de captu­rer une tortue et qui, du haut des cieux, cherchait du regard quelque roche afin d’y précipiter sa proie pour en briser la carapace, prit pour une pierre le crâne poli d’Eschyle qui reçut la tortue sur la tête et fut tué net.

— Quel rapport y a-t-il entre moi et ce ridicule fait-divers ? demanda, froissé, Bergemont cadet. Je ne suis pas si chauve que ça, je n’ai pas de caillou !

Ce disant, il passait les doigts dans ses cheveux gris, encore abondants, mais qui, tout de même, s’éclaircissaient au centre.

— Le rapport ? fit Bergemont aîné ; mais, mon pauvre Félix, s’il t’était arrivé de recevoir en plein occiput le morceau de plomb lancé par l’aviateur nocturne, je gage que tu aurais péri en bénissant ton bourreau !

— Je me bornerai à répondre que l’aviateur nocturne, mon cher, a été suffisamment adroit pour ne blesser per­sonne. Ton aigle à la tortue était un idiot, comparé à lui !

Elvire interrompit la controverse.

— Je croyais qu’on devait parler le moins possible de cette insolente parodie !

Bergemont cadet se regimba :

— Insolente parodie, c’est bientôt dit ! fit-il ; jusqu’à plus ample informé nous sommes en droit d’accorder au visiteur un minimum de confiance ! Nous sommes aussi bien fondés à croire à sa galanterie qu’à son imperti­nence !

— Allons, tu n’en veux pas démordre ! lança Tris­tan.

— Mais je m’en vante… Je n’hésite nullement à défendre cet inconnu, quitte à m’avouer bafoué si une nouvelle expérience me démontre ma méprise !

— Une nouvelle expérience ! s’écria Elvire ; est-ce que tu te figures, papa, que ton aviateur viendra se rappeler à notre souvenir ?

— S’il est de bonne foi, c’est plausible !

— À ta place, ricana Tristan, je me ferais construire, sur le toit, un petit belvédère où je m’installerais chaque nuit pour scruter le lointain.

— Pauvre père ! gémit comiquement la jeune fille, je me le représente là-haut, en pan de chemise, la longue-vue à l’œil et éternuant toutes les minutes !

Cette vision drolatique fit éclater de rire celui même qui en était le héros et, comme presque toujours, la dispute se termina en gaîté. Le dernier trait fut décoché par Tristan, au moment du coucher, tandis que les habitants de la villa se souhaitaient le bonsoir :

— Dors bien, recommanda-t-il à son frère, et si l’avia­teur entre cette nuit dans ta chambre, appelle-moi pour que j’aie le plaisir de faire sa connaissance !

Or, peu s’en fallut que cette baliverne fût une pro­phétie.

Tout reposait dans Pourville : le clair de lune éblouis­sant promettait un temps radieux pour le lendemain, l’air était calme, la mer palpitait doucement. Vers deux heures du matin, un vrombissement d’énorme insecte vint troubler la paix des êtres et des choses. Très vite s’accrut le tapage qui, en quelques instants, remplit tout l’horizon. L’avion, venant de l’intérieur, filait droit vers le large, le bruit dimi­nua, parut s’éteindre, mais pour renaître avec une intensité plus grande. L’aéroplane, ayant décrit une courbe en mer, s’était rapproché et commençait de tourner autour du village. Çà et là, des fenêtres s’éclairèrent et l’on vit des têtes s’avancer au dehors.

Celle de Félix Bergemont avant toute autre ; ayant pris à peine le temps de passer un pyjama, le maniaque de l’aviation fouillait les espaces sidéraux pour y découvrir l’appareil. Mais le clair de lune rendait malaisée cette opération, en sorte que le père d’Elvire, docile au bruit, tournait la tête en même temps que se déplaçait l’onde sonore. Il se trouva bientôt adossé à la barre d’appui de sa fenêtre, le visage dirigé vers le ciel et c’est ainsi que son frère, en se penchant à son tour à son balcon, l’aperçut au-dessous de lui.

— Qu’est-ce que tu fais, mon bon ami ? lui demanda-t-il, serais-tu tombé en extase ?

Félix négligea de riposter, pour suivre son idée la plus chère.

— Je n’arrive pas à le repérer, fit-il, on l’entend, mais on ne le voit pas. Pourtant, il ne doit pas être très haut !

— Qu’en sais-tu ? Peut-être te figures-tu qu’il t’apporte une nouvelle épître !

— Tiens ! tiens ! cria Bergemont cadet, il approche, il revient !

En effet, le ronronnement du moteur venait de se renforcer. Un moment, le bruit fut extrêmement fort, puis s’éteignit assez vite.

— Il est parti, annonça Bergemont cadet, il a rebroussé chemin ! Je ne m’explique pas sa manœuvre !

— Tu y connais donc quelque chose ?

— Naturellement ! Je ne fais pas partie de ces badauds ignorants qui assistent aux prodiges de la Science sans y comprendre goutte ! Moi, je m’informe, je me documente, je m’intéresse !

Bergemont aîné persifla :

— Continue, tu m’intéresses, moi aussi ! Alors, cet avion qui est parti comme il était venu, en quoi te semble-t-il anormal ?

— En ceci qu’un vol de nuit est toujours justifié par une raison sérieuse, raison qui, je l’avoue, m’échappe dans ce pays paisible. J’aurais compris que le pilote effectuât un vol de reconnaissance en mer… Mais non, il s’est contenté de s’approcher du rivage…

— Pour moi, il te cherchait ! conclut Tristan, de son air figue et raisin, tu aurais dû faire des signaux !

Visiblement blessé de ce ton facétieux, Bergemont cadet rentra dans sa chambre et se remit au lit, cependant que l’oncle Tristan, demeuré à son balcon, riait tout seul d’une manière inexplicable.