L’Aventure de Jacqueline/1/3

L’Aventure de Jacqueline (ré-édition d’Amitié allemande) (1914)
M. Vermot (p. 14-19).



III


Ce matin-là, en rentrant pour déjeuner, Aimé Bertin eut l’intuition que le baromètre familial était à l’orage. Rien qu’à la façon maussade dont Jacqueline l’embrassa ; au geste rageur avec lequel René froissa son journal ; à l’attitude renfrognée de grand-père Michel qui détournait ostensiblement sa tête vénérable et barbue, M. Bertin sentit qu’il allait subir l’inévitable scène ; et il se lamenta in petto : « Bon ! Il y a encore quelque chose qui ne va pas ! »

Dans tout intérieur normalement organisé, l’heure du repas est l’instant que l’on choisit pour se disputer. Profitant du moment qui réunit les membres de sa famille à la table commune, chacun garde en réserve un stock de reproches, d’injures et de dénonciations, afin de s’en servir à cette minute propice — en même temps que des hors-d’œuvre.

M. Bertin déplorait cette détestable habitude, si funeste à la trêve de midi qui coupait sa journée de travail par deux heures de repos. Repos ?… Ces discussions insupportables où l’on triture furieusement entre ses dents les insultes et les aliments, où l’on roule des yeux féroces, pour crier : « Passe-moi la salière ! » avec des intonations menaçantes…

Aujourd’hui qu’il prévoyait la discorde, Aimé Bertin commença par employer des ruses d’apache afin de prolonger le plus longtemps possible ce silence de mauvais augure où se renfermaient les siens. Il pensait : « Si ça pouvait n’éclater qu’après mon départ, Seigneur ! »

Il déplia sa serviette avec des précautions extrêmes, évita de heurter son verre contre son assiette. Il lançait des regards furtifs et suppliants dans la direction de son père et de ses enfants, en ayant l’air de leur dire : « Vous voyez : je suis bien sage, moi. Je mérite qu’on me laisse tranquille ! »

Hélas ! Peines perdues… Dès que le poulet fut sur la table, grand-père Michel — dépiautant les membres de la volaille avec des tremblements fébriles — ouvrit le feu en demandant agressivement à son fils :

— Sais-tu qui nous avons à dîner, ce soir ?

Aimé Bertin pâlit d’inquiétude ; la contrariété qu’il éprouva lui donna des crampes d’estomac. Il répondit, d’une voix conciliante :

— Qui nous avons à dîner ?… Ah ! oui, au fait… René m’a prévenu : il a invité un ami…

— Et les amis de son ami ; continua le grand-père d’un ton sec.

— Qu’est-ce que ça fait ? objecta bénévolement le modiste. René les trouve très sympathiques.

— Tu vois, grand-père ! appuya Jacqueline, triomphante.

Aimé Bertin comprit que ses enfants étaient d’accord contre l’aïeul. Il ne s’en étonna guère : Jacqueline et René s’adoraient, ils se soutenaient toujours d’un élan réciproque.

Michel Bertin reprit d’un air sévère :

— De mon temps, un jeune homme n’invitait point les gens sous le toit familial sans avoir consulté ses parents au préalable… Si René s’était montré plus déférent envers moi, il ne nous aurait pas imposé ce soir la compagnie de ces… Allemands !

— Oh ! C’est pour ça, fit Aimé Bertin avec un geste excédé.

Michel considéra son fils d’un œil grave. Il déclara :

— Mon ami, tu es un travailleur probe et courageux ; tu continues vaillamment d’accroître la fortune que j’ai commencée… Je te rends justice. Néanmoins, tu possèdes le grand défaut des hommes de ta sorte : ayant passé ta vie à faire vivre les tiens, tu n’as pas pu vivre pour ton propre compte. Ton esprit est enfermé dans une tour de cristal : il croit voir à travers ; et, cependant, nulle impression extérieure n’arrive à percer la prison transparente. Ton univers, c’est la rue de la Paix ; ta patrie, c’est ton magasin. La morale apparaît à tes yeux sous les traits des mille poupées qui défilent dans tes salons, exhibant ou dissimulant, suivant la saison, telle ou telle portion de leur individu. La politique a, pour toi, l’unique importance d’un changement de mode : lorsque tu as ouï dire qu’on se cognait dans les Balkans, tu as cousu des galons bulgares à tes petits chapeaux ; quand les Turcs ont repris Andrinople, tu as lancé le genre des voilettes orientales ; à présent, tu essayes de remettre le boléro au goût du jour, parce qu’on nous annonce la visite d’Alphonse XIII ; demain, en prévision de la crise ministérielle, tu dessineras les formes Louis XIII, des beaux feutres de frondeuses que les élégantes agiteront aux tribunes du Palais-Bourbon ou dans les salons du nouveau Président… Quant aux étrangers, tu les considère comme des clients qu’on doit faire payer plus cher : et c’est là ton nationalisme pacifique.

— Où veux-tu en venir, père ? interrogea M. Bertin d’une voix résignée.

— À ceci : tu es un indifférent occupé ; depuis vingt ans, le souci des affaires absorbe ton existence ; lorsque tu te reposes, tu vas au théâtre, aux expositions. Tu t’amuses ou tu travailles… mais tu n’as jamais réfléchi. Et c’est pourquoi je te crie : « Casse-cou ! » au moment où, par insouciance, tu t’associes à une sottise de tes enfants.

— Une sottise… Oh ! grand-père !…

Jacqueline et René protestaient à l’unisson. Le vieillard poursuivit :

— Il est inutile d’amener chez soi un homme que l’on a oublié depuis sept ans et deux inconnus qu’on ne connaissait point la veille. Tu pouvais les conduire au restaurant, mon enfant. Il faut respecter l’intimité du foyer ; cela m’indigne que le premier venu soit reçu dans ma maison. Et puis… tu sais que je n’aime pas les Allemands, là !

— Voilà le grand mot lâché, s’écria Aimé Bertin avec lassitude.

Il regardait son père d’un air agacé : trop léger et trop pondéré pour comprendre les convictions violentes, le modiste s’énervait à la pensée que c’était encore l’éternel dada qui allait troubler le calme de ce déjeuner. Michel gronda :

— Ah ! Tu es bien de ta génération, toi… On dirait que nos enfants sont restés appauvris du sang que nous avons versé… Vous avez un esprit anémique de petit bourgeois sage, mesquin, égoïste et rassis.

Aimé riposta en souriant :

— Ne t’en plains pas, papa… C’est cette génération peu glorieuse qui a refait la richesse du pays, grâce à ses vertus pratiques… A-t-on besoin de s’exalter pour être un homme utile ? Nous avons appris le patriotisme sans provocation ; et les fils de M. Chauvin ont découvert que l’amour de la patrie n’entraîne point nécessairement la haine de l’étranger. Aujourd’hui, il y a des Français toujours braves, il n’y a plus de Français bravaches.

Il conclut finement :

— Et puis, faut-il se jeter des déclamations véhémentes à la tête à propos d’une inoffensive invitation à dîner ? Ne tombons pas dans le ridicule. Il me semble que je ne manque point à mes devoirs, parce que j’accueille un ami de mon fils à ma table. D’ailleurs, rassure-toi, papa… Nous aurons beau avoir reçu trois Allemands ce soir, j’ai comme un vague pressentiment que, demain, la France sera toujours debout.

Le vieillard, irrité, se tourna vers ses petits-enfants et reprocha :

— Vous n’avez pourtant pas les opinions de votre père, vous deux… vous êtes d’une jeune race ardente… Eh bien, alors ?

René appuya son regard profond sur Michel, et répondit respectueusement :

— Tu sais, grand-père, que j’ai toujours partagé ta manière de voir… Me crois-tu un penchant pour nos voisins, par hasard ?… Moi aussi, je la déteste, cette « Allemagne de Bismarck et de Moltke, cette Allemagne qui bombe le thorax, qui ne cesse de rouler des yeux terribles et d’agiter sa grande épée », suivant l’expression d’un humoriste. Mais, ce que je me permets de critiquer, c’est la manie de tout généraliser… Pour toi, un Allemand : c’est l’Allemagne. De ce qu’ils n’appartiennent pas à ta race, les Teutons te font l’effet des Chinois qui, à première vue, nous semblent taillés sur un même modèle ; façon plutôt enfantine de juger les gens. Je t’assure que, si le peuple germain m’a paru épais et grossier, si l’officier de là-bas est une baudruche gonflée de morgue, et le voyou des rues injurieux envers l’étranger, j’ai rencontré des êtres exquis, tels que Schwartzmann, parmi la classe intellectuelle.

René poursuivit avec feu :

— Car la classe prime la race. Je me sens plus le frère de cet homme qui comprend mon art et dont je comprends l’œuvre, que je ne me sens le frère du maçon de ma nationalité qui, dehors, me bousculera rudement parce que je porte des gants et que je suis un « monsieur ». Le Parisien affiné aura plus de plaisir à s’attabler en face d’un Berlinois de bonne compagnie dont la distinction lui agrée, que vis-à-vis d’un concitoyen de Ménilmontant qui le rebutera en mangeant son fromage au bout d’un couteau ; pis même : j’affirme qu’un homme pauvre éprouvera plus d’animosité criminelle à l’égard d’un parent riche dont il doit hériter, — qu’envers un étranger de pays ennemi dont la mort ne lui rapporterait rien… Et pendant la Révolution, lorsque notre noblesse, contrainte d’émigrer afin d’échapper à une multitude de brutes en folie, traînait les plus grands noms de France dans la poussière des routes, était-ce le peuple français qui lui offrait la protection due aux compatriotes, ou bien les aristocrates fraternels de Coblentz ?… Va !… La classe a tué la race. Désormais, l’internationalisme tacite des hautes sphères répond à l’anarchie des clans ouvriers. Quant à moi, artiste, je préfère cent fois un artiste étranger à ces bourgeois français dont l’imbécilité me crispe… Qu’importe de n’être point de la même nation, lorsqu’on possède la même mentalité ! Des deux pays hostiles, les savants, les poètes, les musiciens se tendent les bras : le génie est une patrie morcelée qui se partage entre tous les peuples.

Michel Bertin toisa ironiquement son petit-fils :

— Voilà de bien beaux sophismes, et tu les débites avec âme !… Le ton fait valoir la chanson. À ton âge, moi aussi j’étais un gamin sans chauvinisme. Je vendais tout tranquillement mes dentelles sur le marché parisien… Et puis, un beau jour, la débâcle est arrivée, on a fermé les magasins. Nous avons dû partir… J’ai eu faim, j’ai souffert ; je me suis battu pour la première fois après des semaines de famine et de fatigue, exténué, abruti, à demi-mort… J’ai été blessé par des gens que je ne voyais pas et j’ai tué des soldats que je n’ai jamais vus. Puis, des escarmouches m’ont mis face à face avec des uhlans que je me suis amusé à faire dégringoler de cheval en visant sans plus d’émotion qu’au jeu de massacre… Car, c’est le souvenir qui m’est resté de la guerre : aucune émotion — j’étais trop fourbu pour que mes nerfs eussent la force de vibrer — mais plutôt une impression de rancune morne contre ceux qui se permettaient d’entrer chez nous, et une indifférence satisfaite à en voir mourir le plus possible sous mes yeux… Ensuite, il s’est passé d’autres choses ; on m’a emmené ailleurs… Encore des marches forcées, des privations… J’étais plus abruti que jamais, la cervelle flottante, vide de pensées. Eh bien ! le jour où j’ai reçu l’ordre de tirer sur un communard, un tel sursaut m’a secoué tout à coup de ma somnolence, une telle horreur a hérissé ma chair tandis que je fermais les yeux en pressant la détente… que je peux te le dire avec certitude, mon petit ami : tu viens de me raconter des bêtises en reniant la parenté de sang qui unit les hommes d’une même race. Si tu as jamais le malheur de connaître des temps semblables, René, tu comprendras à ma façon ce que j’ai si bien senti, quoique je l’exprime si mal… Et cela te fera admettre, qu’à près d’un demi-siècle, j’éprouve encore une répugnance extrême à recevoir ici un Hans Schwartzmann comme hôte.

Jacqueline — qui avait hérité de l’esprit positif et malicieux de son père — objecta :

— Toutes ces histoires-là ne sont pourtant pas de sa faute, à ce pauvre Schwartzmann : il n’était pas né, en 1870 !

— Ce qui ne l’a point empêché de publier ce livre méprisable : L’Avenir du Voisin, répliqua Michel.

René protesta, caustique :

— Ou ! grand-père… Si tu savais quel sceptique indifférent aux polémiques était Hans Schwartzmann, lorsque je l’ai connu !… Mais, que veux-tu : il faut vivre… et les pamphlets des pangermanistes se vendent comme des petits pains. Je fais bien du bronze de commerce, moi, quand je suis à court d’argent de poche. Ces sortes d’écrits de Hans sont des attrape-nigauds… ils n’est pas convaincu.

— Est-ce une raison pour le traiter impoliment ? insista Jacqueline.

Aimé Bertin intervint :

— Père, ces enfants parlent avec raison. Ne leur prêche point les passions outrées. Les vieilles rancunes sont plus efficaces lorsqu’elles couvent obscurément au fond du cœur que lorsqu’elles s’épanouissent sur nos lèvres : la parole est une plante stérile qui se fane aussitôt fleurie ; nos sentiments cachés ont des racines profondes. Et soyons modérés dans nos ressentiments…

Aimé termina, en regardant son fils :

— Comme dans nos sympathies.

Il eut son sourire heureux de superficiel bienveillant, croyant avoir trouvé le dénouement qui contenterait tout le monde : on recevrait ce Schwartzmann, mais sans trop d’enthousiasme, — voilà !

Cependant, Michel repartait fougueusement :

— Alors, tu t’imagines que tes enfants ont changé brusquement d’opinion par simple correction, pour observer une attitude noble et diplomatique ?… Tu penses que deux gamins de vingt et de vingt-cinq ans seraient capables de brider leur belle impétuosité de jeunes, sans autre motif ? Mais, si c’était ça, je serais le premier à m’incliner devant une retenue aussi rare… Non !… René et Jacqueline n’ont pas réprimé leur haine héréditaire, simplement afin de rendre à un étranger son hospitalité aimable de jadis : René — surtout — qui avait cessé d’écrire à son ami allemand, depuis quelques années, repris par les sentiments qui règnent parmi nous… Si tes enfants manifestent tant d’entrain à l’idée d’héberger ce monsieur de Berlin, n’impute pas cela à la dignité, ni, même à l’amitié… La vraie raison de leur conduite, ce n’est que le snobisme : ils sont fiers d’afficher une connaissance illustre… Hans Schwartzmann, le célèbre écrivain : on se targue d’une telle relation !… Si leur bonhomme s’appelait obscurément Schmid, Rosenthal, ou Kœnig, ils raisonneraient autrement… Et c’est ce qui m’exaspère !

— Du snobisme ?… Nous ! Oh ! c’est un peu fort !…

René bondissait, Jacqueline était rouge de fureur. Deux paires d’yeux gris foudroyèrent le grand-père d’un regard fulgurant. Et Aimé Bertin, navré, gémit en reprenant d’un entremets délectable : — Ah ! Là… là… là… là… là… là… Voilà que ça recommence !

Après ce déjeûner mouvementé, tandis qu’il descendait l’escalier de sa maison, accompagné de René et de Jacqueline, le modiste s’aperçut — le visage boursouflé et congestionné — dans la glace du vestibule.

Il constata mélancoliquement, cédant au besoin puéril d’être plaint :

— Vous voyez, mes enfants, dans quel état me mettent ces disputes !

— Oh ! papa, je le regrette bien… tu es si gentil, toi, fit René, attendri.

Aimé Bertin profita de ces bonnes dispositions pour proposer à son fils :

— Tu viens avec nous jusqu’au magasin ?

Mais, soudain, René tressaillit : sur le trottoir du boulevard Haussmann, une passante, se dirigeant vers la rue Taitbout, lui coulait une œillade oblique entre ses cils mordorés : il reconnut Luce Février. Il dit vivement :

— Je ne peux pas, père… Il faut que j’aille à l’atelier : j’ai à travailler.

— Cela ne te retardera pas beaucoup, insista M. Bertin.

Jacqueline, dont le regard malicieux n’avait pas perdu un détail de cette scène, adressa à son frère un sourire de connivence, et s’interposa :

— Voyons, papa, laisse-le donc tranquille… puisqu’il a à travailler !