L’Aventure de Jacqueline/1/2

L’Aventure de Jacqueline (ré-édition d’Amitié allemande) (1914)
M. Vermot (p. 9-14).



II


Les trois Allemands s’engagèrent sous la voûte d’une belle maison neuve dont la façade blanche se dressait devant le jardin du Luxembourg. Hans Schwartzmann avait emmené ses amis Fischer : Hermann, un gros jeune homme d’une trentaine d’années, large de tronc, les membres équarris, comme taillé grossièrement à même un bloc de pierre ; et qui exagérait encore son épaisseur en portant, par-dessus son complet de lainage gris perle, un monumental carrick de gros tissu beige clair. Cet être à la silhouette massive possédait la plus joyeuse figure qu’on pût imaginer : au-dessus d’une luxuriante barbe de chanvre pâle, s’épanouissait un visage fleuri et sensuel de gros mangeur ; les yeux de porcelaine souriaient béatement, avec une expression de douceur et de bonté optimiste ; le nez rouge, et imposant, était troué de grandes narines qui aspiraient puissamment l’air bienfaisant avec une indicible joie de vivre. Les cheveux blonds, très fournis, se partageaient sagement au milieu du front en deux bandeaux réguliers.

Sa sœur Caroline, de haute taille — grande à sembler disgracieuse — avait une carrure robuste, les hanches débordantes, le buste opulent ; arborant les bras ronds et la poitrine saillante d’une statue de Bartholdi. Cette solide personne offrait l’antithèse d’une molle figure de brebis, aux traits fondus, noyés dans l’ovale lunaire d’une chair onctueuse et blanche, sans un pli, sans une tache, sans une ride. Caroline souriait avec la même bienveillance que son frère dont elle avait les tendres yeux de faïence claire. Elle eût été belle et désirable si la moindre coquetterie avait paré ses charmes importants ; mais sa simplicité négligée, mitigée d’un goût maladroit, la désavantageait. Ses cheveux mêmes — admirablement beaux, blonds, et fins, d’une longueur et d’une épaisseur rares — tordus lourdement en forme de huit sur sa nuque, évoquaient le chignon pesant que les charretiers font avec la queue de leurs percherons.

Caroline avait vingt-trois ans ; elle paraissait bien deux ans de plus.

Suivi de ses compagnons, Hans s’avança vers la loge du concierge :

— M. René Bertin ?

— Au fond de la cour.

Les visiteurs traversèrent une large cour fleurie comme un jardin, avec ses plates-bandes de gazon et les guirlandes de lierre qui grimpaient aux murailles. Ils s’arrêtèrent en face d’une espèce de hangar vitré à l’intérieur duquel s’apercevaient des blancheurs confuses de marbre.

Après avoir cherché une sonnette absente, Hans toqua contre la porte entre-bâillée qui s’ouvrit tout à fait sous le choc de sa main pesante.

L’atelier était vaste et lumineux ; le jour — tombant de la haute toiture — répandait par la pièce ses rayons brouillés qui entouraient chaque chose d’une buée de clarté ; ça et là, se dressaient des plâtres, des glaises gonflant leurs linges humides ; et toutes ces ébauches, ces figures inachevées avaient des silhouettes informes et figées de bonshommes de neige.

Sur la table à modèle, une jolie fille d’une beauté fine et svelte, vêtue en ouvrière, un carton à la main, posait la petite apprentie en courses : le geste de son bras rejeté de côté, l’angle formé par sa jambe ployée — le genou pointant — la posture de son corps était si vraie, si naturelle que l’immobilité absolue de cette créature donnait l’illusion du mouvement intense.

À quelques pas d’elle, le jeune sculpteur pétrissait une masse de glaise placée sur la selle, tandis que deux amis assis derrière lui bavardaient en fumant des cigarettes.

À l’entrée des visiteurs, René s’interrompit d’un air ennuyé ; et le modèle quitta la pose, tournant vers les intrus sa figure mutine et pâlotte, encadrée de boucles brunes, — sa figure de Pierrette enfarinée où ressortaient les deux traits foncés des sourcils, les disques noirs des yeux sombres et le bec menu frotté de carmin.

René Bertin se dirigea mollement vers les nouveaux venus en essuyant ses pouces où grisonnaient des plaques de glaise. Mais soudain, après avoir considéré plus attentivement le visage de Hans, il pressa le pas, — s’exclamant :

— Schwartzmann !… C’est vrai, au fait : ma sœur m’a annoncé votre visite.

Il ajouta, détaillant l’écrivain :

— Vous n’avez pas changé… On dirait même, que vous êtes rajeuni, grâce à votre physionomie moins sévère.

— Vous, vous avez beaucoup changé, au contraire, riposta Schwartzmann.

L’adolescent joufflu connu à Heidelberg était devenu un long et frêle jeune homme, un de ces nerveux musclés dont la débilité apparente cache un organisme excellent ; en examinant ses cheveux blonds, ses yeux gris, ses joues rosées, Hans lui trouva une grande ressemblance avec Jacqueline.

Schwartzmann prononça quelques phrases pleines d’effusion, pour se réjouir de revoir René ; puis, il lui nomma Hermann et Caroline Fischer qui gardaient le silence, — adressant leur inaltérable sourire à Bertin, à ses amis, au modèle, aux esquisses, voire au plancher nu sur lequel glissaient traîtreusement de minces filets d’eau, dégouttant des linges mouillés qui recouvraient les statues de glaise.

À son tour, René Bertin présenta ses amis : Maurice Simon, artiste peintre : un grand garçon brun, barbu, au teint olivâtre, dont les yeux noisette avaient la fixité professionnelle ; — et Paul Dupuis, un jeune architecte ambitieux, fils de statuaire, qui délaissait l’ébauchoir paternel pour tracer des épures, espérant parvenir plus vite dans un art plus commercial.

Ensuite, désignant très naturellement le jeune modèle. René Bertin dit :

— Mademoiselle Luce Février.

Et comme Hans semblait étonné — offusqué dans ses instincts d’ordre et de discipline, par cette formalité insolite — René compléta :

— Une amie qui a bien voulu me poser mon Arpète.

Hermann Fischer semblait fort intéressé, à la vue de cette jolie personne ; il lançait des œillades concupiscentes dans la direction de Luce ; sa physionomie reflétait une sorte de mansuétude attendrie ; et ses lèvres chuchotaient des mots vagues où se distinguait l’exclamation : schön ! murmurée à mi-voix.

René Bertin présenta l’écrivain à ses amis : Je n’ai pas à vous dire qui est Hans Schwartzmann, n’est-ce pas ?… Son nom suffit.

Les mines subitement angoissées de Paul Dupuis et de Maurice Simon exprimèrent éloquemment que « ça ne suffisait pas du tout », hélas ! Peu érudit, lisant à peine, l’architecte ignorait totalement la célébrité de Schwartzmann ; il pensa : « Qu’est-ce donc au juste que cet Olibrius ?… Un grand peintre ? Un sculpteur ?… Gare à la gaffe ! » Quant au peintre — étudiant par métier les littératures anciennes, les œuvres classiques dont l’action mythologique ou historique lui fournissait des sujets de tableaux — il n’avait guère le loisir de se tenir au courant de la littérature étrangère contemporaine.

René Bertin, très gêné par le mutisme de ses camarades, ne savait comment arranger les choses ; lorsque soudain, à la grande stupéfaction de Hans Schwartzmann, la petite Luce Février, s’approchant de l’écrivain, lui demanda tout simplement :

— Est-ce vrai, Monsieur, que l’on va jouer, la saison prochaine, à l’Odéon, une adaptation française de votre drame : La Raison d’État ?

— C’est exact, répondit Schwartzmann, — beaucoup plus surpris d’être connu de Luce que de n’être point connu des deux jeunes gens. Décidément, quelle était cette petite femme énigmatique ?

René soupçonna la curiosité de l’écrivain ; et il fournit l’explication demandée :

— Mlle Luce Février est actrice, mon cher ; elle appartient au Théâtre-Royal où elle joue les ingénues… C’est même grâce à cela, au concours de hasards heureux dont Luce a profité, que je vais peut-être décrocher la grosse commande, la publicité qui fera parler de moi… Mon Arpète !

René montrait l’ébauche de glaise où s’indiquaient déjà les principaux mouvements du sujet posé par Luce. Schwartzmann dit :

— Racontez-moi… Que signifie ?…

Luce Février intervint gaiement :

— C’est toute une histoire, Monsieur. Vous connaissez certainement Jean Lafaille, l’académicien, l’illustre dramaturge qui est mort récemment. Ses pièces, qui prennent toujours pour décor les milieux ouvriers, la vie des humbles, lui ont valu une renommée mondiale ; et l’Arpète, notamment, cette comédie de mœurs qui étudie le sort des apprenties, a remporté un succès notoire. Mais, vous ignorez ce que fut l’existence intime de Jean Lafaille : un Parisien vous donnerait plus facilement la liste de ses vices que celle de ses ouvrages ; à l’étranger, Dieu merci, vous ne possédez que l’œuvre ; car la Gloire vole et s’envole, alors que le scandale se résigne à baver sur place… Jean Lafaille était marié avec une femme extrêmement riche qui l’entretint tant qu’il fut pauvre, qui fut quittée dès qu’il fut heureux (les associés du malheur sont rarement les compagnons de la victoire) ; et qui revient aujourd’hui, hautaine et désolée, reprendre possession de son mort, du mauvais mari qu’elle n’a pas cessé de chérir… On est en train de monter, au Théâtre-Royal, une pièce posthume de Lafaille dans laquelle j’ai un joli rôle. Mme Lafaille, en grand deuil, assiste à toutes les répétitions ; et c’est émouvant, je vous assure, de contempler ce visage ravagé, ces yeux fiévreux sous les voiles noirs, cette femme qui surveille anxieusement le jeu des interprètes, acharnée à ressusciter l’âme du défunt, à faire vivre la pensée d’un mort… Ce ne sont point les droits d’auteur ni la prime qui la tentent, celle-là !… Son masque est sincère… Or, il y a quelques jours, une camarade m’a dit que Mme Lafaille a l’intention d’élever un mausolée somptueux à la mémoire de son mari… Alors, il m’est venu une idée audacieuse : pendant une répétition, je me suis approchée tout doucement de Mme Lafaille, j’ai toussé pour m’enhardir, et j’ai murmuré timidement : « Madame, vous vous adresserez sans doute à quelque grand statuaire, afin de décorer le monument funéraire de Jean Lafaille : vous choisirez un artiste réputé dont l’œuvre, conçue par un esprit blasé de gloire, sera impeccable, mais peut-être froide… Avant de décider cela, voudriez-vous consentir à examiner la maquette que vous soumettrait un jeune sculpteur de mes amis ? Il serait si fier de cet honneur que son inspiration s’en ressentirait… et il a beaucoup de talent ! »

« Je tremblais d’émotion. Mme Lafaille m’a regardée avec bonté ; elle a réfléchi ; puis, après un temps, elle s’est exclamée, d’un ton désabusé : « Nous sommes toutes les mêmes, avec eux !… Allons, ma petite, réjouissez-vous : je veux bien vous aider à faire un ingrat ».

« Elle m’a suivie ici. René lui a proposé un projet original : le chapeau de travers, la jupe élimée, l’allure dégingandée, l’arpète — l’Arpète qu’illustra le Maître — traverse un cimetière en revenant de courses, son carton au bras. Pressée, elle passe devant une tombe et déchiffre, sans s’arrêter, l’épitaphe qui orne la pierre :

Ci-gît Jean Lafaille, décédé le 30 septembre 1913…

« Mme Lafaille s’est enthousiasmée. Elle a déclaré : « Faites votre maquette : si elle me plaît, je vous aboucherai avec mon architecte… » René s’est mis au travail ; je lui pose son apprentie, et depuis cet événement, nous vivons dans une fièvre perpétuelle. Quelle appréhension et quelle impatience !… Songez donc, si René obtient cette commande : son nom sera sur toutes les lèvres, le jour de l’inauguration. Pour une fois, j’entrerai dans un cimetière avec des idées joyeuses !

Luce enveloppa René d’un regard de tendresse et d’espoir :

Hans affirma, en contemplant l’ébauche :

— Vous pouvez réussir… Je juge ce morceau très bien, très vivant, surtout…

Le sculpteur dit d’un air pensif :

— Ce qui est terrible, c’est d’arriver à ne point rendre grotesque une bonne femme de marbre étriquée dans une robe moderne. La pureté de cette matière splendide convient si peu à la hideur de nos vêtements… Et cependant, toute laideur a sa beauté, tout ridicule a son pittoresque ; et chaque chose porte en soi une poésie propre dont nous devons savoir trouver l’expression… L’esthétique est une science conventionnelle.

— Révolutionnaire ! plaisanta Schwartzmann, qui manifestait une grande déférence à l’égard des règles.

Luce Février, s’était discrètement éclipsée, derrière un paravent. Elle reparut tout à coup, habillée d’un costume tailleur élégant, ayant abandonné ses fripes d’ouvrière. Elle dit à René :

— Il faut que je me sauve… J’ai répétition, cet après-midi.

Elle prit congé des assistants avec ses manières sobres et correctes qui lui donnaient un charme de bon ton — rare chez les petites comédiennes, s’il est le privilège des grandes artistes.

Sitôt que Luce fut sortie, Hermann Fischer, qui n’avait cessé de la dévorer des yeux, s’approcha de René Bertin et questionna à voix basse :

— C’est votre maîtresse ?

Le sculpteur eut un sursaut et riposta vivement :

— Monsieur, si cette personne était ma maîtresse, croyez-vous que je l’eusse présentée à Mademoiselle votre sœur ?

— Oh, les artistes ont de si mauvaises façons ! répliqua ingénument Hermann avec un sourire idyllique.

René le regarda de travers ; mais la bonhomie évidente de Fischer était désarmante et le sculpteur ne put s’empêcher de rire.

Maurice Simon et Paul Dupuis quittèrent René, à leur tour, ayant le tact de le laisser en tête-à-tête avec ses amis.

Alors, René Bertin considéra longuement Hans Schwartzmann. Il relut sur ce visage qui n’avait point changé tous les souvenirs de l’année passée à Heidelberg : le plaisir du voyage goûté par son adolescence, les causeries passionnées, l’éloquence ardente de Hans ; les heures d’intimité au sein d’une aimable famille allemande chez laquelle il avait pris pension, ainsi que l’écrivain : les sensations généreuses de ses dix-huit ans…

Et René se crut tout ému par le rappel d’une ancienne amitié, alors qu’il s’attendrissait inconsciemment sur sa propre jeunesse. Pris soudain d’un besoin d’expansion, il proposa :

— Schwartzmann, je pense que nous nous verrons souvent pendant votre séjour à Paris… Je tiens à vous rendre votre accueil sympathique de naguère… Voulez-vous accepter de dîner chez mon père, demain ? J’ai tant parlé de vous à tous les miens qu’ils s’imagineront — non pas faire connaissance — mais, refaire connaissance…

— Vous me demandez ce qui me cause le plus de joie : vous voir souvent et fréquenter votre charmante famille, répondit Hans avec chaleur.

René se sentit conquis ; et, trouvant tout à coup une bonne grâce affectueuse aux braves figures d’Hermann et de Caroline, il ajouta spontanément :

— J’espère que Monsieur et Mademoiselle Fischer nous feront le plaisir de vous accompagner ?

Les deux Allemands consentirent sans cérémonie. Puis, Hermann, prenant René à part, murmura :

— J’aimerai aussi sortir avec vous, seul… moi seul et Hans… Pour que vous nous conduisiez dans des endroits de nuit… des endroits chics, n’est-ce pas ?… Je ne passe que quelques jours ici… Je désire profiter de mon temps.

— C’est entendu, conclut gaîment le sculpteur.

Après avoir quitté l’atelier de René, les Allemands, tentés par les verdures du jardin, traversèrent le Luxembourg. Hans s’absorbait en une méditation qui contractait sa mâchoire et fronçait ses sourcils.

Hermann Fischer s’écria subitement :

— Je voudrais bien savoir qui est cette petite Luce Février, par rapport à René Bertin ?

Puis, il prit un air penaud en guettant son austère compagnon. Schwartzmann dit gravement, d’une voix rêveuse :

— Oh !… Moi aussi.

— Oui, mais vous : c’est pour…

Fischer négligea d’achever sa phrase afin de dévisager une jolie femme qui le croisait.