L’Aventure de Jacqueline/1/1

L’Aventure de Jacqueline (ré-édition d’Amitié allemande) (1914)
M. Vermot (p. 3-9).



PREMIÈRE PARTIE


I


— Monsieur Bertin !… Je parie que mon chapeau n’est pas prêt ?

— Mais si, Madame… Mademoiselle Anaïs ! Descendez à la manutention et voyez si le béguin de Mme la comtesse de Luxeuil est terminé…

— Monsieur Bertin : cette forme ne me va pas du tout !

— C’est la garniture qui vous fait cet effet-là, Madame… À la place du chou de velours, il faudrait un petit nœud de tulle. Mademoiselle Héloïse ! Passez-moi donc la pièce de tulle amarante…

M. Bertin, le célèbre modiste de la rue de la Paix — Aimé Bertin, modes et fourrures — s’empresse autour de ses clientes. C’est la rentrée d’octobre. Les maisons de modes s’apprêtent à lancer les nouveautés de la saison 1912-1913. Les élégantes, de retour à Paris, veulent exhiber les premières ce qu’il sera chic de porter pendant l’automne ; et, par cette fin d’après-midi, les salons illuminés du coquet magasin sont bondés de femmes en toilettes pimpantes, qui jacassent toutes à la fois, sur tous les tons, dans toutes les langues ; ayant l’air — avec leurs robes de toutes les couleurs et leurs jargons discordants — de perruches de tous les pays, réunies en quelque Babel de frivolités.

Voltigeant d’une cliente à l’autre ; décidant les hésitantes ; apaisant les nerveuses ; flattant les grincheuses ; encourageant les enthousiastes qui achèteraient la totalité des marchandises, M. Bertin assiste ses vendeuses, surveille son comptable ; rectifie la courbe d’un fil de laiton ; chiffonne de ses doigts habiles un papillon de mousseline de soie, sous les yeux de l’ouvrière attentive qu’il a fait appeler au magasin ; puis, bondit soudain au comptoir afin d’acquitter une facture ; se prodiguant à droite et à gauche, vif, souple, infatigable, le regard perçant et le geste preste.

Aimé Bertin est un homme entre deux âges : on lui donnerait environ trente-neuf ans ; il en a quarante-huit, en réalité. Svelte, soigné, les traits fins et les cheveux encore blonds, il conserve la jeunesse des hommes actifs dont les affaires sont florissantes. Depuis quinze ans, cet artiste bizarre, que la nature se plut à douer d’un talent essentiellement féminin, dirige avec succès l’une des maisons les mieux achalandées de Paris. C’est lui qui dessine tous ses modèles, qui combine les mélanges de coloris, l’originalité des formes ; sa façon est renommée et copiée : il possède le génie de la fanfreluche ; bref, Aimé Bertin tient le sceptre dans le royaume des futilités.

Ce soir, il constate avec satisfaction l’affluence des clientes.

Près de la vitrine, miss Maud, la vendeuse anglaise, baragouine ses pépiements d’oiseau pour faire l’article à deux ladies hautaines qui tripotent des étoles de renard ; tandis que Mlle Laura, qui parle l’italien et l’espagnol, a parqué devant une glace à trois faces une demi-douzaine de jeunes Argentines, qui ont d’identiques frimousses brunes où scintillent les prunelles noires. Des Parisiennes circulent rapidement, alertes, fébriles ; choisissant elles-mêmes les chapeaux, avant qu’une vendeuse ait eu le temps d’accourir.

Au fond du magasin, assise derrière une petite table, une jeune fille de vingt ans — tête nue, mais vêtue plus élégamment que les employées — lit avec intérêt un volume de format copieux. De temps en temps, elle s’interrompt, regarde devant elle, puis revient à son bouquin. M. Bertin considère tendrement cette blondine au teint rosé : sa fille Jacqueline. Par un contraste assez piquant, cette gamine élevée au milieu des chiffons s’est toujours montrée réfractaire au commerce des modes. Son esprit avide de penser s’est porté vers la lecture, s’alimentant au hasard ; abordant, tour à tour, les études sérieuses et les œuvres légères. Néanmoins, Jacqueline, intelligente et instruite, s’efforce d’aider son père : elle connaît suffisamment l’allemand pour servir d’interprète, le cas échéant ; et elle guette les clientes teutonnes, tout en dévorant des romans.

Au dehors, les passants — silhouettes noires dans la nuit tombante — se profilent sur la glace de la devanture avec une apparence falote d’ombres chinoises. L’un d’eux s’arrête en face de la porte, médite un moment devant l’enseigne aux lettres d’or : Aimé Bertin, modes et fourrures, et pénètre à l’intérieur du magasin, comme attiré par cette perspective de pièces lumineuses où des guirlandes de fleurs électriques, reflétées par une enfilade de miroirs, projettent leur clarté joyeuse sur la grâce des choses.

Le nouveau venu s’avance lentement, au milieu du premier salon. C’est un homme grand et fort, d’une belle prestance, d’aspect militaire ; redressant sa haute taille raide, qui se cambre un peu dans la jaquette cérémonieuse du vêtement soigné. Il retire machinalement son chapeau haut de forme et considère d’un air grave le spectacle qu’il a sous les yeux.

Des femmes tout ébouriffées, décoiffées par les essayages successifs, tendent leur figure anxieuse vers la vendeuse apportant de nouvelles merveilles qu’elle présente sur son poing en ayant l’air d’offrir des trophées de guerre : dépouilles de plumes, turbans de chef oriental. Une belle brune imposante, immobile, accapare l’attention d’Aimé Bertin, qui drape une longue écharpe de loutre sur les épaules de la dame, après l’avoir coiffée d’une toque ornée d’un paradisier au panache somptueux.

L’atmosphère est saturée d’émanations violentes à faire défaillir ; le parfum entêtant des chairs féminines, imprégnées de Chypre ou d’œillet musqué, se mêle à l’odeur fauve des fourrures étalées çà et là. Et partout, le désir de plaire se décèle : depuis la lueur ardente qui allume les prunelles des coquettes, le mouvement joli des mains caressant le pli d’une dentelle, le battement d’un pied impatient ; jusqu’à la recherche ingénieuse de l’ameublement, l’agencement des étoffes claires ; et l’allure crâne des petits chapeaux aux aigrettes frémissantes, qui semblent se réjouir d’être des parures précieuses.

L’inconnu contemple tout cela ; puis, ses regards se portent plus loin, découvrent Jacqueline assise à sa table ; et il examine la jeune fille à l’instant même où celle-ci, relevant les yeux, l’aperçoit.

La petite Bertin détaille l’étranger des pieds à la tête, rapidement, d’une œillade aiguë.

Elle pense : « Ce n’est pas un fournisseur, ça… c’est un client… un monsieur chic. » Devant l’élégance empesée, la mine rogue de l’inconnu, elle décrète : « Il n’est pas Français… D’abord, il est seul. » Elle en voit tellement, de ces étrangers, Anglais ou Américains, qui entrent majestueusement, marchandent un chapeau et le font livrer — ou même l’emportent quelquefois à la main — sans que la femme à qui l’objet est destiné soit venue le choisir.

Jacqueline observe plus attentivement ce grand gaillard arrogant : ses yeux bleu clair s’embusquent derrière un lorgnon, ses cheveux blonds et gris, taillés en brosse, un peu parsemés sur le haut du front, laissent voir la peau du crâne, rose et satinée, d’une couleur comestible de saumon cuit. Les joues grasses sont de ce même rose frais et uni, comme peintes à la gouache. Les moustaches épaisses, d’un or un peu roux, redressent leurs pointes agressives au-dessus d’une bouche sensuelle, colorée d’un sang pur. Un air de jeunesse, de santé extraordinaire, empêche d’évaluer l’âge exact du personnage ; seules, la charpente puissante, les tempes argentées, la maturité des traits annoncent la quarantaine chez ce colosse admirablement bâti :

Alors, présumant sa nationalité, Jacqueline murmure entre ses dents :

— Bon !… Un Allemand… Il faut que je me dérange.

Elle se lève à regret, avec un regard pour le roman qu’elle abandonne ; coïncidence : c’est justement un ouvrage allemand qu’elle était en train de lire : La Gloire, l’œuvre de Hans Schwartzmann, l’écrivain berlinois dont la jeune célébrité a déjà traversé le Rhin et se répand parmi nos lettrés.

L’inconnu examine avec complaisance cette petite blonde mince : son costume bien coupé souligne agréablement ses rondeurs de fausse maigre ; elle se dirige vers lui, à pas légers et glissants qui déplacent à peine la jupe.

Jacqueline lui adresse la parole en allemand ; mais c’est dans un français très pur où se sent à peine la prononciation tudesque, que lui réplique son interlocuteur ; — avec l’amour-propre des étrangers cultivés qui aiment à montrer leur connaissance parfaite de notre langue. Il déclare :

— Je désire parler à M. Aimé Bertin lui-même.

Jacqueline s’empresse : elle croit flairer la grosse commande, sous les manières du client d’outre-Rhin ; désignant M. Bertin qui essaye un manteau de chinchilla à la comtesse de Luxeuil, la jeune fille répond aimablement :

— Voici mon père… Il est occupé en ce moment, mais je peux…

— Ah ! vous êtes la fille de M. Bertin ?

L’Allemand la dévisage curieusement. Jacqueline sourit, amusée : elle est habituée aux bizarreries des clients cosmopolites qui défilent, chaque jour, sous ses yeux. L’étranger reprend :

— Monsieur votre père a aussi un fils… qui doit avoir vingt-cinq ans, n’est-ce pas ?

Surprise, Jacqueline riposte vivement :

— Oui, mon frère René… Vous le connaissez ?

— René Bertin a fait un voyage en Allemagne, il y a sept ans… en 1905.

— Mon frère a passé, en effet, huit mois à Heidelberg, afin d’apprendre l’allemand.

— Je m’y trouvais moi-même à cette époque, et j’ai eu le plaisir d’entrer en relations avec lui. Je suis très heureux que mon séjour à Paris me donne l’occasion de renouer une liaison agréable…

Jacqueline détourne les yeux ; son sourire de commande s’efface. La froideur perce, sous sa politesse ; c’est une nuance assez sensible qui n’échappe point à son interlocuteur attentif : la jeune fille se montrait courtoise envers le client éventuel ; elle se dérobe devant l’ami étranger. Cette Parisienne de vingt ans appartient à la génération nouvelle dont les sentiments de race semblent s’affirmer encore plus vivaces que ceux de son aînée.

L’inconnu fixe sur la jeune fille le regard pénétrant de ses yeux d’ardoise pâle ; puis, retirant son lorgnon et prenant son mouchoir, il essuie méthodiquement les verres du binocle en ayant l’air de réfléchir profondément. Enfin, affectant de n’avoir rien remarqué, il questionne avec un sourire affable :

— Votre frère a dû vous parler de moi… de son ami Hans Schwartzmann ?

— L’écrivain !

Jacqueline lance cette exclamation d’une voix changée ; l’expression de sa physionomie est toute différente. Si elle se souvient de l’ami de son frère !…

Il y a sept ans, René Bertin, alors âgé de dix-huit ans, faisait la connaissance de Hans Schwartzmann dans une brasserie d’Heidelberg. Schwartzmann, dont les trente-trois ans fougueux étaient aigris par l’attente du succès tardif, dépensait en une éloquence farouche les rancœurs de son âme ulcérée. Contraint à une besogne fastidieuse de journaliste pour vivre, — alors que les beaux romans qu’il publiait passaient inaperçus et que les manuscrits de ses pièces jaunissaient dans les placards de quelque théâtre — Hans haïssait son époque et se désintéressait de tout ce qui passionnait ses contemporains, dominé par le superbe égoïsme des talents méconnus. René avait été fortement impressionné, au contact de Schwartzmann : l’indifférence et le pessimisme de l’écrivain l’éloignaient du caractère de ses compatriotes. Dans la compagnie de Hans, René n’éprouvait point ces froissements d’amour-propre que font généralement subir aux Français les Allemands hospitaliers et gaffeurs qui vous offrent, avec la même cordialité inconsciente, leur nourriture et leurs offenses.

René, séduit par la verve et l’âpreté de son aîné, s’était imaginé découvrir un moderne Henri Heine. De retour en France, le petit Bertin vantait son ami allemand à sa famille, — avec l’enthousiasme d’un cœur juvénile. Puis, des années s’écoulaient ; la correspondance de René et de Hans s’espaçait peu à peu. Néanmoins, René suivait de loin l’existence de Schwartzmann : la puissance de travail, la volonté et la persévérance de l’écrivain portaient enfin leurs fruits ; la notoriété de Hans s’affirmait, imposée au grand public, grâce au succès d’un livre. Désormais, tout ce qui était signé du nom glorieux de Schwartzmann prenait une importance littéraire et commerciale. Hans, grisé de joie, oubliait les jours difficiles : une minute de triomphe suffisait à effacer le souvenir des années de lutte. Le bonheur est un breuvage puisé au sein du Léthé : son ivresse fait perdre la mémoire des heures pénibles.

Rasséréné, réconcilié avec son destin, l’écrivain évoluait insensiblement : son amertume s’adoucissait ; son attention s’attachait aux événements publics ; puis, la faculté d’en gagner lui avait appris le goût de l’argent. Sous ces influences diverses, la mentalité de Hans se modifiait ; et, soucieux d’entretenir sa vogue récente, appâté à l’idée du gain facile, Schwartzmann publiait une œuvre bien inattendue : « Pour la Grande Allemagne », où il chatouillait la corde patriotique. Le souci de sa renommée transformait ce sceptique impartial en champion d’un nationalisme agressif. À défaut d’éprouver de l’intérêt pour une conviction, bien des gens ont la conviction de leur intérêt.

Et c’est cet homme célèbre que Jacqueline a sous les yeux !… L’antipathie instinctive de la jeune fille s’atténue instantanément, pour faire place à sa curiosité intimidée. Elle observe en silence l’écrivain dont elle a lu la plupart des livres, avec la sollicitude particulière des gens qui connaissent personnellement un auteur : son frère lui a si souvent nommé Hans et dépeint son caractère, qu’elle s’imagine avoir déjà rencontré Schwartzmann. Elle s’écrie, avec spontanéité :

— Comme René sera content de vous revoir !

— J’en suis charmé.

— Il se tient au courant de tout ce qui vous concerne ; et nous nous sommes réjouis de vos succès.

— Cela me touche réellement.

Jacqueline ajoute, avec une sorte de confusion : Des succès que l’on estime très légitimes lorsqu’on a le plaisir d’admirer les œuvres qui les méritent.

Hans Schwartzmann, flatté, s’incline devant cette lectrice bienveillante ; il objecte un peu lourdement :

— Vous avez trop d’indulgence, car vous n’avez pas pu juger exactement ce que je vaux : les imbéciles qui m’ont traduit en français l’ayant fait jusqu’ici avec une insigne maladresse… Vous savez la maxime des Italiens : « Traduttore, traditore »… Les traducteurs sont des traîtres.

Sans répondre, Jacqueline va prendre sur sa table le livre qu’elle lisait tout à l’heure ; et revenant le présenter à Schwartzmann, lui montre que c’est son dernier roman : La Gloire, et que le texte est imprimé en allemand.

Un flot de sang colore les pommettes de Hans ; ses yeux brillent de joie vaniteuse. Il s’exclame naïvement :

— Oh ! Je vois que nous deviendrons de grands amis.

Et, obéissant à son désir d’affirmer une intimité ancienne, il interroge :

— Est-ce que votre frère est là ?

— René ?… Mais non : il ne vient jamais au magasin… sinon en cas de force majeure.

— Je supposais qu’il travaillait avec Monsieur votre père.

— Quand vous l’avez connu, en effet, René devait entrer dans le commerce… C’est même pour cette raison qu’il a passé huit mois en Allemagne et un an en Angleterre, afin d’apprendre les langues étrangères… Mais il n’a aucune disposition pour les affaires ; tous ses goûts le portent vers les arts, vous l’avez sans doute constaté… Lorsque mon frère est revenu du régiment, papa, touché par ses prières, lui a permis de se livrer entièrement à sa vocation : René est sculpteur. Depuis deux ans, il bûche avec acharnement… et il se heurte à tant de haines, le pauvre garçon ! Le monde des rapins et des ratés ne lui pardonne pas d’avoir un père qui gagne de l’argent. Les vieilles barbes lui refusent le droit d’exposer, parce qu’il n’a pas passé par l’École. Il n’y a que les vrais artistes qui lui reconnaissent du talent.

— Vous m’apprenez une nouvelle, Mademoiselle !… Votre frère ne m’a jamais écrit cela.

— René préférait s’associer à votre réussite au lieu de vous narrer ses déboires… Voilà pourquoi ses lettres questionnaient, au lieu de raconter.

Jacqueline poursuit, avec une légère hésitation :

— Et puis… Il y a un certain temps que vos occupations, de part et d’autre, vous ont empêchés de correspondre.

Une même gêne imperceptible se distingue chez Hans, tandis qu’il réplique :

— Le métier d’auteur nous enseigne la paresse épistolaire… Le porte-plume pèse autant qu’une épée, après une journée de travail.

Jacqueline change brusquement de conversation. Elle demande :

— C’est la première fois que vous venez en France ?

— Oui, Mademoiselle.

— On ne le dirait guère : vous parlez si purement notre langue !

— C’est la première fois que je suis en France, mais ce n’est pas la première fois que je suis à Paris.

— Je ne comprends pas ?

Schwartzmann explique, avec un sourire : Je passe une grande partie de l’hiver à Monte-Carlo. N’est-ce pas une succursale de Paris : on y rencontre presque autant d’étrangers — et plus de Parisiens encore… Les croupiers du casino m’ont appris à dire : « rouge » et « noire ». Et les notes d’hôtel du Régina-Palace m’ont engagé à surveiller ma prononciation : du jour où j’ai pu marchander sans accent, on m’a volé moitié moins.

Jacqueline retrouve l’ironique Schwartzmann qu’elle s’était représenté à travers les confidences de René. Hans continue : J’ai décidé ce voyage à Paris, pour accompagner deux amis de Berlin : Mlle Caroline Fischer et son frère, le métallurgiste… Hermann Fischer a des affaires qui l’appellent en France, dans le Bourbonnais ; il en profite pour s’amuser ici, pendant une dizaine de jours… Et moi, j’avais le désir de revoir votre frère. Il habite avec vous, n’est-ce pas ?

— René a sa chambre dans notre appartement du boulevard Haussmann et il prend presque tous ses repas à la maison, mais son atelier se trouve rue du Luxembourg.

— Madame votre mère est morte depuis longtemps, je crois ?

— Oh ! oui… depuis douze ans.

— Tant pis.

Remarquant l’air étonné de Jacqueline, Schwartzmann achève :

— J’aurais été enchanté de la connaître. Alors… Il ne vous reste que votre père ?

— Et mon grand-père qui vit auprès de nous.

— Que fait-il, votre grand-père ? Il est aussi dans les affaires ?

— Grand-père !… Il ne fait plus rien : il a soixante-seize ans… Mais, durant trente ans, il fut représentant d’une fabrique de tulles et dentelles de Caudry…

Et Jacqueline ajoute, avec sa fierté intelligente de fille de grands commerçants :

— Le nom de Michel Bertin était connu, dans le Sentier !

— Ah !… Le Sentier, répète Hans, du ton averti de quelqu’un qui veut paraître au courant d’une expression qui lui échappe. Il reprend :

— Ainsi, vous vivez avec votre aïeul, votre père et votre frère…

Jacqueline est légèrement interloquée par cette manière d’interrogatoire et la façon posée, méthodique, dont Schwartzmann mène sa petite enquête. En quoi cela peut-il intéresser Hans de savoir ce que faisait le grand-père de son ami ? Jacqueline réfléchit.

La diversité des esprits la surprend toujours. Les cervelles humaines sont toutes composées de la même substance ; et, cependant, toutes contiennent un produit différent. On a déjà beaucoup de peine à s’assimiler l’âme d’un voisin de palier : qu’est-ce, lorsqu’il s’agit d’un voisin de frontière…

— Oh ! Madame la Comtesse, mais le marabout fait fureur en ce moment ! Vous ne pourrez pas trouver de garnitures plus chic !

Aimé Bertin s’est rapproché de Jacqueline. Il s’évertue à persuader une cliente rétive ; dans son animation papillonnante, il va se jeter contre Schwartzmann, qui reçoit en pleine figure la caresse chatouillante du boa de plumes et de marabout que le modiste tient à bout de bras. M. Bertin s’excuse :

— Mille pardons, Monsieur.

Puis, il dévisage ce client qui dérange sa fille depuis si longtemps. Jacqueline saisit l’occasion propice :

— Papa… une minute, s’il te plaît. Je te présente un ancien ami de René : M. Hans Schwartzmann, le célèbre écrivain qu’il a connu à Heidelberg… Tu te souviens ? — Oui, oui.

Pressé, débordé, Aimé Bertin adresse à Hans un sourire indifférent et questionne très vite :

— Vous êtes à Paris pour quelque temps, Monsieur ?

— Oui… je compte y rester… assez…

— Il faudra venir nous voir : ma maison vous est ouverte et je suis ravi de faire votre connaissance. Vous m’excusez : je suis forcé de vous quitter… On me réclame de tous côtés.

M. Bertin lui donne une poignée de main rapide ; puis, se précipite vers une dame qui trépigne au milieu du magasin. Après l’avoir suivi des yeux, Schwartzmann se retourne vers Jacqueline :

— Voulez-vous avoir l’obligeance de me noter l’adresse de votre frère, Mademoiselle ? Je commencerai par aller visiter René demain, à son atelier… Je suis curieux de son atelier.

Jacqueline griffonne rapidement une ligne sur la carte d’Aimé Bertin. Schwartzmann la remercie ; prend congé, d’un salut cérémonieux : les bras écartés, le corps ployé, les talons joints, et sort avec sa démarche automatique ; tandis que la jeune fille revient lentement au fond du salon où l’on entend M. Bertin crier d’une voix impatiente :

— Mademoiselle Héloïse !… Apportez-moi la toque de velours mauve, voyons !