Nouvelle Librairie Nationale (p. 163-186).

LE ROMANTISME FÉMININ

ALLÉGORIE DU SENTIMENT DÉSORDONNÉ



L’émeute des femmes.
Auguste Comte.

Petites âmes, esclaves
frémissantes de la sensation.
Maurice Barrès.

RENÉE VIVIEN


Vers la fin de 1900 ou le commencement de 1901, quelques critiques trouvèrent dans leur courrier un volume de vers, Études et Préludes signé R. Vivien. La carte de « René Vivien » y était jointe.

Cendres et Poussières, qui parut un an plus tard, en même temps qu’un recueil de poèmes en prose, Brumes de Fjord, portait la même signature ; mais la carte, légèrement modifiée, disait « Renée Vivien ». Enfin, des deux volumes qui suivirent, Évocation et Sapho[1], le dernier arbora sur sa feuille bleuâtre le prénom entier de l’aède, e féminin compris.

Les scoliastes futurs risquent d’échafauder beaucoup d’erreurs sur ce prénom lentement dévoilé. Il faut les avertir que Renée Vivien n’est qu’un pseudonyme, qui n’a d’ailleurs rien de très secret, paraît-il. De nombreux Parisiens ont vu le jeune auteur de Cendres et Poussières et, remarquant sa taille souple, sa démarche ondoyante, les indiscrets assurent qu’elle a composé les plus beaux vers devant son miroir. Ce Narcisse en cornette n’aurait adressé qu’à lui-même l’Invocation :

               … Ton visage est pareil
À des roses d’hiver recouvertes de cendres…

On lui rapporte également la Dédicace :

                  … Ondoiement incertain,
Plus souple que la vague et plus frais que l’écume…

Erreur d’optique ou confusion, je ne dis que ce que l’on dit. On ajoute que Renée Vivien est une étrangère, pétrie de races différentes, née de climats aussi divers que le Sud et le Nord. La moitié de ses Brumes est « traduite du norvégien ». Elle cite Swinburne, mais ne paraît pas moins familière avec le latin de Catulle et le grec de Sapho, qu’elle traduit et paraphrase à tout instant. Le français dont elle use est, prose ou vers, d’une fluidité remarquable. Ni impropriété dans les mots ni méprises dans l’euphonie. Elle connaît que l’e muet fait le charme de notre langue. Elle joue avec ce vers de onze syllabes, que Verlaine tenait pour le plus savant de tous ;

Douceur de mes chants, allons vers Mitylène…

Voilà tout ce qu’il est permis de recueillir ou de redire sur la personne de cette muse étrangère. Ouvrons ses livres ; ils nous enseignent qu’elle a appris à lire dans nos poètes du xixe siècle. On lui prête cette devise : Émotion moderne, pureté parnassienne. Mais elle a du Parnasse beaucoup plus que la correction. Elle place les mots essentiels à la rime, comme tout lecteur bien appris de M. de Banville, et telle petite chanson révèle son affinité avec tous les maîtres de cette école :

Comment oublier le pli lourd
De tes belles hanches sereines.
L’ivoire de ta chair où court
Un frémissement bleu de veines ?

Cependant, deux poètes régnèrent bientôt sur l’art de Renée Vivien. Elle les imita, mais d’une imitation trop ardente, trop passionnée, trop proche du modèle pour n’être pas trouvée aussi originale que lui. Qui fera le départ de l’acquis et du naturel dans l’âge heureux où toute idée devient sentiment ; tout sentiment, action, accélération de la vie ?

Ces deux poètes favoris évoquant des figures qu’elle revoyait dans des songes plus réels que toute réalité, Renée Vivien en est venue à écrire le plus naturellement du monde des œuvres qu’ils se seraient peut-être honorés de signer. L’un, Paul Verlaine, qui intitula lui-même une suite de petites pièces : À la manière de plusieurs, avouait qu’un certain degré de souplesse et d’imitation féminine entrait dans la formule de son talent. De plus, il se savait très facilement imitable. Mais quelques vers de Renée Vivien font mieux que de répéter Verlaine, ils le renouvellent. M. Gaston Deschamps, qui prit du Gregh pour du Verlaine, serait excusable de faire la même confusion ici : n’est-ce pas l’auteur de Jadis et Naguère qui murmure de cette voix éteinte où brûle un feu couvert :

Sa chair de volupté, de langueur, de faiblesse…

J’ai trouvé ce vers dans Cendres et Poussières. Le vieux faune sentimental des Fêtes galantes et de Parallèlement reconnaîtrait chez Renée Vivien beaucoup plus qu’une élève, certainement une des Sœurs, une de ces Amies terribles qu’il a chantées.

Quant à Baudelaire, il lui dirait : « Ma fille », aux premiers regards échangés. Baudelairisme profond, central, générateur. Il serait inutile de nous en tenir à des remarques de détail et de noter par exemple que

L’art délicat du vice occupe tes loisirs

est un vers qui semble tiré d’une édition infernale des Fleurs du Mal, revue et augmentée sur la berge du Styx, si les poètes continuent d’y faire leurs toiles. Même appareil verbal. Même tour. Mêmes tics. Mais le pastiche peut y atteindre. Ce que l’on ne pastiche pas, c’est la manière de penser.

Un poème en prose, que l’on trouvera à la fin de Brumes de Fjord et qui n’a rien qui soit brumeux, résume en perfection de quel esprit général est animée la poésie de Renée Vivien. Quand on a parcouru ce petit poème, on sait ce que l’auteur pense en religion, en morale, en histoire, en littérature ; on sait d’où vient cette pensée ; on peut même assez exactement calculer où elle ira, quels sentiments et, par conséquent, quelles œuvres une pensée ainsi orientée lui inspirera. « Au Commencement », « en principe »,Baudelaire l’a pénétrée, et tout dérive de cette impression première. On verra, par quelques versets de son poème, la Genèse profane, que personne, depuis M. Jean Richepin, n’a baudelairisé aussi exactement. L’auteur de Blasphèmes y mettait-il lui-même autant de conviction ? Oubliait-il aussi parfaitement ce qu’il devait au souffle de son Père et Seigneur ?

i. Avant la naissance de l’Univers existaient deux principes éternels, Jéhovah et Satan.
ii. Jéhovah incarnait la force, Satan la ruse.
iii. Or, les deux grands principes e haïssaient d’une haine profonde.
iv. En ce temps-là régnait le chaos.
v. Jéhovah dit : Que la lumière soit, et la lumière fut.
vi. Et Satan créa le mystère de la nuit.
vii. Jéhovah souffla sur l’immensité, et son haleine fît éclore le ciel.
viii. Satan couvrit l’implacable azur de la grâce fuyante des nuages . . . . . . . . . . . . . . .

On voit bien la donnée : dans un style précis et froid, qui par degrés s’anime, les oppositions se déroulent. Jéhovah crée le printemps ; Satan, « la mélancolie de l’automne ». Jéhovah crée les animaux, « formes robustes ou sveltes » ; « sous le furtif sourire de Satan jaillirent les fleurs ». Jéhovah tira l’homme de l’argile ; de la quintessence de l’homme, la femme fleurit, « œuvre de Satan ». Jéhovah leur envoya l’étreinte ; Satan, la caresse. Jéhovah inspire un poète héroïque, qui est Homère ; Satan lui répond en favorisant l’éclosion de la merveilleuse « Psapphâ ». (Les longueurs de voyelles, les répétitions de consonnes, qui traînent par deux fois sur les lèvres voluptueuses, font ici préférer la forme dorienne de « Psapphâ » au nom coutumier de Sapho.) Pendant que le fils de Jéhovah, Homère, dit la vie et la mort des braves, voici ce que chante Psapphâ :

… Les formes fugitives de l’amour, les pâleurs et les extases, le déroulement magnifique des chevelures, le troublant parfum des roses, l’arc-en-ciel de l’Aphroditâ, l’amertume et la douceur de l’Erôs, les danses sacrées des femmes de la Crète autour de l’autel illuminé d’étoiles, le sommeil solitaire tandis que sombrent dans la nuit la lune et les Pléiades, l’immortel orgueil qui méprise la douleur et sourit dans la mort, et le charme des baisers féminins rythmés par le flux assourdi de la mer expirant sous les murs voluptueux de Mitylène.

Ces lignes ne sont peut-être pas le meilleur exemple du style de Renée Vivien. Contre l’habitude, ce centon formé d’un grand nombre de fragments de Sapho est un peu surchargé, parce que le poète a voulu tout nous dire et fournir l’argument complet de sa poésie ; il aurait pu se contenter de transcrire en épigraphe de ses plus beaux vers les Bienfaits de la lune de son père spirituel : « Tu subiras éternellement l’influence de mon baiser… Tu aimeras ce que j’aime et ce qui m’aime ; l’eau, les nuages, le silence, la nuit, la mer immense et verte, l’eau informe et multiforme, le lieu où tu ne seras pas,… les fleurs monstrueuses, les parfums qui troublent la volonté, les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme des femmes d’une voix rauque et douce… » À part les chats et les pianos, c’est l’univers de Baudelaire qu’on retrouvera au complet dans ces poèmes nouveau-nés.


Quant à Sapho, ce n’est ici qu’une matière. La poétesse grecque du viie siècle avant notre ère n’est étudiée, aperçue et traduite qu’à travers une opaque vapeur baudelairienne. La Lesbos de Renée Vivien est la « terre des nuits chaudes et langoureuses » battue par le flot romantique, sur lequel s’en alla « le cadavre adoré ». Elle a conçu la porteuse de lyre selon l’esprit de 1857. Cette déformation de l’Antique vaut la peine d’être observée : elle est très personnelle, car elle est faite de bon cœur ; elle n’était pas nouvelle chez Baudelaire.

La Sapho de Renée Vivien diffère d’un recueil de simples traductions comme en ont tenté, de nos jours, M. André Lebey et M. Pierre Louys ; et ce n’est pas non plus une adaptation libre comme s’en est permis la poésie de tous les temps. Sapho avait dit : « Telle une douce pomme rougit à l’extrémité de la branche, à l’extrémité lointaine ; les cueilleurs des fruits l’ont oubliée, ou plutôt ils ne l’ont pas oubliée, mais ils n’ont pu l’atteindre ». Que l’auteur de Miréio ait rencontré ce fragment perdu, le souci de le transporter textuellement dans sa langue ne lui vient certes pas, mais, comme une pousse de vigne engendre un autre cep, comme l’ébranlement donné par un poète ébranle une autre imagination poétique, de nouvelles images naissent, et Frédéric Mistral écrit les admirables strophes de la branco dis aucèu :

« Toi, Seigneur, Dieu de ma patrie, qui naquis au milieu des pâtres, enflamme mes paroles et donne-moi du souffle. Tu le sais, parmi la verdure, au soleil et aux rosées, quand les figues mûrissent, vient l’homme avide comme un loup, dépouiller entièrement l’arbre de ses fruits.

Mais sur l’arbre dont il brise les rameaux, toi, toujours tu élèves quelque branche où l’homme insatiable ne puisse porter la main : belle pousse hâtive, et odorante, et virginale, beau fruit mûr à la Madeleine, où vient l’oiseau de l’air apaiser sa faim.

Moi, je la vois, cette petite branche, et sa fraîcheur provoque mes désirs ! Moi, je vois, au souffle des brises, s’agiter dans le ciel son feuillage et ses fruits immortels. Dieu beau, Dieu ami, sur les ailes de notre langue provençale, fais que je puisse aveindre la branche des oiseaux ! »


Voilà qui nous emporte loin de la pensée de Sapho. Appuyés sur Sapho ou, si l’on veut, nés de Sapho, ces vers nous la font oublier. Ils ne respirent plus que le cœur et que le génie de Mistral. Ce n’est point là du tout ce qu’a voulu faire Renée Vivien. Son dessein est mixte. Elle ne s’oublie pas devant son auteur. Mais non plus elle ne veut pas l’oublier.

Sa piété voudrait évoquer la personne historique, l’âme mystérieuse de Sapho, mais à condition de l’interpréter à son goût. Elle restitue donc le fragment qu’elle nous traduit, elle se l’interprète, elle en supplée pour elle-même les lacunes. Imaginez un beau marbre antique restauré avec passion par un artiste qui se croirait fils d’Hellas. Renée Vivien soutient qu’elle réincarne la grande lesbienne : ses chants ne sauraient donc être sans concordance avec les vrais chants de Sapho. Le fragment de la « douce pomme » est restitué suivant ce principe, dans un rythme fort souple, avec une inévitable surabondance d’inventions destinées à compléter l’original :

Ainsi qu’une pomme aux chairs d’or se balance
Parmi la verdure et les eaux du verger
À l’extrémité de l’arbre où se cadence
           Un frisson léger,


Ainsi qu’une pomme, au gré changeant des brises
Se balance et rit dans les soirs frémissants,
Tu t’épanouis, raillant les convoitises
           Vaines des passants.


La savante ardeur de l’automne recèle
Dans ta nudité les ambres et les ors ;
Tu gardes, ô vierge inaccessible et belle,
           Le fruit de ton corps.

Et le sens proposé pourra nous paraître plausible. Ce genre de traduction personnelle se renouvelle ainsi pour de nombreuses pièces. Nous sommes en présence d’un travail audacieux qui ne mutile d’ailleurs rien, l’œuvre authentique restant intacte, les vers grecs n’étant point anéantis, mais traduits et développés, et le style de cette transposition française ne manque pas de finesse, ni même de pureté.

Que manque-t-il donc ? La patrie. On aura défini ce défaut, en disant que ce sont des bords de Méditerranés vus et rendus par une fille de l’Océan. Dans une lettre datée de Rome, un philosophe féminin aussi adroit, aussi pénétrant dans son art que Renée Vivien dans le sien, a outré cette différence des deux climats et des deux sensibilités, mais les formules excessives sont quelquefois utiles : « Ici la lucidité de l’atmosphère ne laisse aucun moyen à l’illusion. On voit ce qui est comme cela est. La pensée ne se déséquilibre pas aux contrastes chaotiques ; un goût irrésistible et absolu a dirigé la nature et mené l’homme. La forêt du nord enchevêtrée, obscure, ou ses villes entassées, sont propres à nourrir l’angoisse du vieux Faust, à dilater la turbulence verbale de Manfred, — Rome et ses paysages sont faits pour l’épopée qui surhausse l’être humain, mais le laissent dans l’humanité : on a devant eux des cœurs passionnés et sages[2] » Je crois bien que Rome et Mitylène connaissent aussi l’illusion et l’incertitude. La lumière a des mystères qui transfigurent. Mais il n’est pas moins vrai que les cœurs passionnés y demeurent sages ; lucides, les yeux enflammés. Les émotions senties y sont connues, classées, et, sans doute grâce à la maturité du langage et de la pensée, le trouble intérieur n’est pas incompatible avec la clairvoyance. Cette clarté exclut une multitude de monstres, dont je ne veux nier ni la douceur ni l’agrément ; j’en nie la beauté, la beauté vraie, celle qu’on nomme grecque. Non, l’impression démesurée, le sens indéfini, le rêve trop flottant, la parole trop vague ne sont pas choses grecques, ni belles. Renée Vivien resserre en un français incisif et déterminé le corps de ses nuées immenses ; mais, ce corps indécis, le poète lesbien ne l’aurait point conçu, et la Sapho moderne l’introduit de sa seule grâce.

Par exemple, un fragment de Sapho conservé par Libanius demande, en une énergique prière, que « la nuit soit doublée pour elle ». Ces six mots deviennent le thème de quatre strophes éloquentes, où l’on peut lire :

Et le vin des fleurs, et le vin des étoiles
            M’accablent d’amour,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je vois la clarté sous mes paupières closes
Étreignant en vain la douceur qui me fuit,
Déesse à qui plaît la ruine des roses,
            Prolonge la nuit !

La vraie Sapho aurait peut-être aimé à la folie cette petite fille dont la paupière laisse passer le jour à travers son tendre tissu ; la douceur qui la fuit, la vaine étreinte de ce bien lui paraîtraient aussi des locutions pleines de charme ; mais elle ferait des objections à la « ruine des roses », eu égard au génie de notre idiome : une rose ne fait pas figure de vieille tour ; et, quant au vin des fleurs, c’est une chose, et le vin des étoiles en est une autre, fort éloignée.

Nous sommes contraints de supposer que Sapho eut l’œil juste. Elle décrit avec trop de vérité stricte pour s’embarquer dans les images de sept lieues. Écoutez ; bien mieux, regardez. Je cite encore la version en prose de Renée Vivien, document qui montre que le poète romantique se double heureusement d’un traducteur exact : « Les femmes de la Crète dansent en rythme, de leurs pieds délicats, autour du glorieux autel, foulant la fine et tendre fleur de l’herbe. » Voilà ce que disait Sapho. Telle est la verge droite, et pure à laquelle l’enfant de Baudelaire enlace les bandelettes, le feuillage et les fleurs maléficieuses :

De leurs tendres pieds les femmes de la Crète
Ont pressé la fleur de l’herbe du printemps.
Je les vis livrer à la brise inquiète
             Leurs cheveux flottants,


Leur robes avaient l’ondoiement des marées ;
Elles ont mêlé leurs chants de clairs appels
En rythmant le rire et les danses sacrées
             Autour des autels.

Chapelain, qui faisait remarquer au jeune Racine que l’on ne pêche point de tritons dans la Seine, observerait ici que les bords de la Crète et les bords lesbiens ne connurent pas les marées. Cependant la peinture est vivante. Elle a couleur et âme. Mais combien l’on regrette « la fine et tendre fleur de l’herbe » !

Sapho dit : « Au-dessus (de la tombe) du pêcheur Pélagon, son père Méniskos plaça la nasse et la rame, en souvenir d’une vie infortunée. » Renée Vivien a écrit là-dessus quelques strophes élégiaques où la vie du marin, tout d’abord déplorée, se trouve ensuite exaltée et magnifiée : en effet, Pélagon aura gonflé sa poitrine du « vent du large » ; il aura « bu l’odeur et la couleur des vagues » et vu flotter, « ondoyantes et vagues », « les brumes du Nord » ! Toute cette Scandinavie peut encore se défendre ; mais pourquoi appeler l’infortuné pêcheur

                         … fils errant des étoiles
         Et fils du Destin ?

Ce Pélagon ressemble comme un frère au voyageur du dernier poème des Fleurs du Mal. Je connais bien au Louvre une figurine de Tanagra dont les vêtements et la pose ne rappellent point mal le vicomte de Chateaubriand et pourraient servir à illustrer ses Martyrs ; mais il subsiste des différences entre les deux arts. Un dernier exemple les fera saisir.

On a conservé ce distique mélancolique et charmant : « Ô soir, tu ramènes tout ce que le lumineux matin a dispersé, tu ramènes la brebis, tu ramènes la chèvre, tu ramènes l’enfant à sa mère… » Le morceau est arrêté là, et tout indique dans l’intention du poète un retour sur lui-même, triste plus que joyeux. Mais quelle pouvait être la tonalité de cette tristesse ? Métaphysique ! répond, d’instinct, Renée Vivien : métaphysique et surnaturelle ! À peine a-t-elle écrit que le repos, l’oubli divin redescendent avec le soir sur les corps fatigués, son imagination retourne aux Enfers : aucun jour ne finit ni ne recommence, dit-elle, pour les âmes des morts, prisonnières d’un crépuscule invariable. Ce voyage aux Enfers se double même et se surcharge d’un symbole psychologique. Le poète nous insinue que notre âme est dans un enfer, que cet enfer partout la suit, qu’elle ne repose jamais et qu’elle s’agite sans cesse. Nulle étoile du soir ne vient lui dispenser la consolation de la paix.

Chose curieuse : dans cette rêverie aussi anti-grecque qu’il est possible, notre baudelairienne passe tout à côté de ce que j’appellerai la vérité saphique. Elle écrit une strophe entière pour évoquer la voix d’Éranna, les yeux de Gurinnô, les lèvres d’Atthis, le sein de Gorgô, ses délices ! Mais le sujet vrai à peine effleuré, un démon la ravit en pleine Asie mystique, dans la religion de Psyché :

Autour du foyer et de l’essor des flammes,
Le soir a versé le repos comme un vin.
Ah ! que ne peut-il, apaisant et divin,
              Réunir les âmes.
Que de souvenirs à la chute du jour !
Songeant aux sanglots assoupis vers l’aurore,
Comment ai-je su garder vivant encore
              L’amour de l’amour !

Que de souvenirs à la chute du jour ! Aucun lecteur n’aura la folie de bouder à ce grand soupir. Mais il serait plus beau tout seul. Il serait meilleur, exhalé de la maison de Renée Vivien, de l’angle d’un foyer moderne, loin des rythmes impérieux et des graves leçons de la beauté classique. Cette beauté proteste contre le voisinage et le rapprochement. Elle réprouve tant de langueur, de mollesse, de trouble et inquiet mouvement. Non, ce n’est pas ainsi que la lesbienne à chevelure d’hyacinthe avait pu conclure sa plainte du soir. Celle-ci se reconstitue et se complète tout seule : « Ô soir, toi qui ramènes tout ce que le lumineux matin a dispersé, tu ramènes la brebis, tu ramènes la chèvre, tu ramènes l’enfant à sa mère… » Ou bien Sapho n’ajoutait rien, l’élégie suspendue, comme un commencement de reproche réfréné par l’orgueil et par la pudeur, ou bien c’était un trait déterminé et net, ressemblant un peu à ceci : « Tu ne ramènes plus mon Atthis [ou ma Gurinnô]. » Un soupir aussi, certes ! mais pour des misères prochaines et dont le sens général, humain et philosophe n’en était que plus apparent. Soupir plus vrai aussi, peut-être ! Le seul humain et pur. Aimer, ce n’est qu’aimer quelqu’un et toujours un peu malgré soi, mais, de quelque façon qu’on tortille l’analyse du cœur humain, aimer ne fut jamais, d’aucune manière, cultiver « l’amour de l’amour ». L’amour de l’amour tue l’amour. Mais n’en réservons pas le reproche à Renée Vivien. L’amour de l’amour est un des fléaux endémiques du romantisme.

L’amour du péché, en tant que péché, en est un autre, aussi fameux. Il se retrouve dans telle curieuse déformation de l’Antique. Une « faunesse » a « ravagé » et « saccagé » ses victimes, c’est-à-dire ses amants ou ses amantes. Notre peintre-poète la flagelle avec complaisance et délectation. Une « satyresse » est flétrie dans le même sentiment d’horreur et d’amour que Baudelaire avait conçu pour ses Femmes damnées :

   Sa fauve chevelure est semblable aux crinières
   Et son pas est le pas nocturne des lions

(ne faisons pas les insensibles à tant de rudesse et de fougue).

    … Les fronts et les yeux purs
   Qu’elle aime et qu’elle immole à l’excès de sa joie,
   Qu’elle imprègne à jamais de ses désirs obscurs

Voilà le ton secret de certaines églogues. Et c’est l’accent d’une conscience très religieuse méthodiquement pervertie, mais qui garde la notion du mal moral. Cette lectrice de Sapho arrange en pécheresse la prêtresse de Mitylène. Elle est meilleure chrétienne que vous et moi.

Laissons donc s’entr’ouvrir le péplum, tomber la chlamyde ; une femme moderne paraît, toute vêtue, pourvue des notions de la vie et des idées du monde que les vieux romantiques lui ont élaborées. Ses meilleurs vers sont ceux où notre contemporaine, désertant Lesbos et Psapphâ, ne traduit qu’elle-même. Son premier mouvement trahit les grandes lignes de ce christianisme anglo-saxon qui exalte le mal afin d’en ressentir l’agréable pitié. « La ténuité morbide », « le regret », « l’avorté », « l’inachevé », « le vague », voilà les beaux noms qui la charment. Ils la font crier de bonheur. Elle en joint les mains, elle prie. Quel Dieu ? C’est le Dieu douloureux ; pis encore, le Dieu qui a fait la douleur, qui, en l’infligeant, la subit. C’est un Dieu féminin, en l’honneur de qui la fameuse théorie de la décadence est remise à neuf :

Déesse du couchant, des ruines, du soir !

Et la pièce d’où je tire cette invocation célèbre, avec une éloquence dont on est pénétré, la beauté de tous les déclins :

L’odeur des lys fanés et des branches pourries
S’exhale de ta robe aux plis lassés : tes yeux
Suivent avec langueur les pâles rêveries !
Dans ta voix pleure encor le sanglot des adieux.


Tu ressembles à tout ce qui penche et décline.
Passive, et comprimant la douleur sans appel
Dont ton corps a gardé l’attitude divine…


… Au fond de l’angoisse infinie
Tu savoures le goût et l’odeur de la mort.

Mais voici l’admirable : où Baudelaire avait produit l’impression d’un mystificateur éloquent, cette jeune fille nous touche par l’accent de sincérité.

Elle est pourtant bon virtuose. Mais il est impossible de se borner à dire qu’elle utilisa le calice modelé par son maître en y versant un liquide plus chaleureux. Car elle ajoute encore aux habiletés, aux finesses, aux ruses innombrables de l’art baudelairien. Je ne parle pas seulement des molles inflexions, des promptes transitions qui lui sont familières et dont on sait que Baudelaire fut de beaucoup plus incapable que Despréaux lui même. Je ne parle pas des poèmes pareils à cette Ondine, maligne et douce, où les mots sont si bien jetés, les syllabes si pures ! Comparée à la fameuse pièce du maître : Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères, elle l’emporterait par le tour facile, le ton libre et heureux :

Ton rire est clair, ta caresse est profonde ;
Tes froids baisers aiment le mal qu’ils font


Ta forme fuit, ta démarche est fluide
Et tes cheveux sont de légers réseaux,
Ta voix ruisselle ainsi qu’un flot perfide,
Tes souples bras sont pareils aux roseaux,

Aux longs roseaux du fleuve dont l’étreinte
Enlace, étouffe, étrangle savamment…

Le génie parcimonieux de Baudelaire se reconnaît dans la manière de compter et de distiller le mot propre. Peut-être y aurait-il lieu d’admirer encore l’application nouvelle d’un principe inventé par lui. Gautier qui le félicitait d’avoir annexé au royaume de la poésie le département des parfums et qui citait avec enthousiasme les vers de la Chevelure :

Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour, nage sur ton parfum,

Gautier louerait Renée Vivien d’avoir accompli une annexion nouvelle en rendant poétiques et belles les complexes impressions du sens du toucher.

Les vers d’Ondine ne sont-ils pas liquides, onctueux et charnels jusqu’au point de faire sentir les sinuosités d’un corps tiède et lascif ? Les mots s’impriment à l’épiderme de l’âme, ils semblent y laisser une trace vibrante. La pièce étant du premier recueil du poète, je ne sais s’il se rendit compte, en ce temps-là, de ce caractère matériel de son art. Le deuxième volume témoigne que la conscience formelle lui en est venue. Il fait la théorie de son « frisson nouveau » :

L’art du toucher complexe et curieux égale
Le rêve des parfums, le miracle des sons.

Et, tandis qu’il traduit les suggestions nouvelles d’un sens presque méprisé des poètes, il perfectionne, d’autre part, les recherches habituelles des décadents sur « les couleurs de la nuit », ou sur le symbolisme des nuances qui lui sont chères, et qui vont du « vert au violet ». Ces rêveries renouvelées de M. des Esseintes vont nous rajeunir de vingt ans.

Encore une fois, distinguons. M. des Esseintes, dans le roman de J.-K. Huysmans, comme chez le poète des Chauves-souris et des Hortensias, n’est qu’un plaisant sinistre et froid. Renée Vivien ne badine jamais. Elle n’est jamais froide, elle ne laisse pas le lecteur indifférent, c’est un Floressas convaincu et même furieux. Elle croit. Le vain jouet des artisans de la littérature devient entre ses mains instrument de joie et de peine, d’où s’élancent des élégies sincères, ou des tragédies déchirantes. Le style a pu vieillir ; les cris et les pleurs d’une enfant lui ont restitué l’intérêt pathétique et le charme invaincu du vrai.

Une âme le remplit, l’Aphrodita puissante aux colères divines, celle qui ne souffle point de paroles vaines. Elle inspire le sentiment, compose les idées, choisit les sujets et leur forme. Des « rêves singuliers » que nous communique sans pudeur le poète, pas un qui ne semble éprouvé ! Si donc l’on se souvient inévitablement des romantiques, on vérifie que leurs pires absurdités, trouvant ici leur place, ne sont plus absurdes du tout.

Qu’un Vigny ou qu’un Baudelaire vienne nous assurer que le génie les fait solitaires et que la solitude issue de leur génie les voue mathématiquement au malheur, nous savons que c’est là sophisme de fats.

Mais que Renée Vivien, passant en revue toutes les plus fameuses beautés de l’histoire ancienne et moderne, leur fasse confesser successivement qu’ayant été marquées de « l’astre fatal » qui allume l’amour, aucune d’entre elles ne put se dire « heureuse » ; la conclusion, le rapprochement, la conception même de ce poème, sans cesser d’être déraisonnable, ne choquent point dans l’esprit d’une jeune fille, où l’enfantillage apparaît plus convenable que la raison. Nous n’attendons point de Renée Vivien des idées philosophiquement vraies, mais des émotions justes, quelle qu’en soit la cause, folle ou sage, pourvu qu’elle soit puissante et profonde.

Ces belles femmes n’ont pas été très heureuses. Cette beauté, ce bien que l’on désire par-dessus tout, ne fera donc pas le bonheur ? Elle détermine donc le malheur ?

Ces enchaînements de rêveries ne se jugent point en eux-mêmes. Il ne faut point dire qu’ils sont faux. Ils sont femmes. La nature a voulu que les femmes fussent portées à concevoir à peu près tout ce qui les touche dans une connexion étroite avec les idées vagues du bonheur, de la chance, de la fatalité, du destin. L’avenir est dans leur obsession naturelle. C’est en vain que le sage Horace les prévient que les choses futures ne sont pas aussi régulièrement arrêtées. Elles se sentent les providences de l’être. Toute femme écoute magnifiquement résonner jusqu’au fond des entrailles les moindres conjectures sur le rapport de ce qui est ou fut avec ce qui sera. Un instinct maternel construit leur univers en forme de berceau, tout n’y doit conspirer qu’à recevoir leurs fruits. Superstition, sans doute ! La superstition les complète. Une femme sans superstitions n’est qu’un monstre. On observe, non sans plaisir, que, entre toutes ses diableries, Renée Vivien n’a pas songé à se faire esprit fort. Un saint homme murmure : — Voilà ce qui la sauvera… C’est, du moins, l’élément le plus naturel de cet art si profondément féminin.

De s’être dit : Qui sait ? elle frissonne et nous frissonnons avec elle. Elle a fait son devoir, et nous faisons le nôtre, qui est de recevoir, par les sens de la femme, l’impression de l’inconnu et de l’inexpliqué. Où Vigny et Baudelaire nous condamnaient à rire d’eux, avec tous les respects qui se doivent à de grands noms, nous sommes bien contraints de subir et de reconnaître ici de rudes parfums de nature. Nous découvrons de nouveaux cieux. Sans les pénétrer fort avant, nous ne pouvons plus les nier.

Elargissez un peu le thème ; qu’il devienne plus général, tout en demeurant essentiel au cœur de la femme : l’auteur de Cendres et poussières menacera d’éclipser ses meilleurs modèles, en raison de la nudité de la plainte et de la révolte. Baudelaire avait indiqué en termes abstraits la « peur de vieillir », mais son frémissement apparaît un simple exercice de rhétorique en comparaison de Renée Vivien, quand elle imagine la fin de beautés qui font son bonheur. Rien d’échevelé. Un trait net. Mais c’est le chœur des regrets, des effrois et des désespoirs féminins. Jamais, à mon avis, n’ont été rendues plus sensibles, par la magie du chant, certaines cruautés pénétrantes et définitives du sort, exactement reflétées en certaines âmes. Écoutez cette amante dessécher, flétrir à l’avance, les charmes dont elle est encore enivrée. De femme à femme c’est Tessence du diabolique et de l’exquis !

      Les yeux attachés sur ton fin sourire,
      J’admire son art et sa cruauté,
      Mais la vision des ans me déchire
Et, prophétiquement, je pleure ta beauté.
Puisque telle est la loi lamentable et stupide,
      Tu te flétriras un jour, ah ! mon lys !
      … Tes pas oublieront le rythme de l’onde,
      Ta chair sans désirs, tes membres perclus
      Ne frémiront plus dans l’ardeur profonde,
L’amour désenchanté ne te connaîtra plus.

De pareils vers pourraient suffire à l’honneur d’un poète. L’Anthologie éternelle les sauvera. Je ne sais pas beaucoup d’accents plus directs et plus sûrs.

      Tu te flétriras un jour, ah ! mon lys !

Cette image et ce rythme, pour un tel cri, c’est la passion pure, dans la plus intelligente perversité.

  1. Sapho a été suivie de plusieurs volumes : roman, nouvelles ou poèmes, Du vert au violet, La Vénus des Aveugles, Une femme m’apparut, La dame à la Louve, Les Kitharèdes (Paris, Lemerre).
  2. Fœmina, Lettres romaines (Figaro du 31 mars 1903).