L’Avenir de l’intelligence/III/V

Nouvelle Librairie Nationale (p. 148-159).

iv

LE FONDATEUR DU POSITIVISME


Ce bon sens était donc la faculté maîtresse de Comte. Elle a réglé souverainement ses autres puissances, si l’on excepte une période d’un an (1826-1827). La crise d’aliénation qui alla jusqu’à la folie furieuse pourrait témoigner elle-même de l’extraordinaire violence de l’imagination et de la sensibilité auxquelles cet esprit eut la charge de présider. La persistance des images était chez lui si forte, sa mémoire était si parfaite qu’il avait coutume de composer de tête, phrase par phrase, les sept ou huit cents pages de ses traités. La méditation ainsi conduite jusqu’au dernier mot du dernier feuillet, il la rédigeait tout d’un trait, presque sans rature ; ses imprimeurs ne pouvaient le suivre dans la rapidité de sa rédaction.

Claire et forte dans ses opuscules de jeunesse, on trouvera l’expression diffuse et longue dans les livres de sa maturité ; mais les derniers, principalement le Système de politique positive, accusent un progrès immense. La phrase, raccourcie et grave, chante les saintes lois. Il s’était imposé, dans la composition pour la rédiger, une sorte de rythme ; il aggrava ce rythme de nouveaux artifices mathématiques, dont l’explication tiendrait trop de place, quand il écrivit la Synthèse subjective. Ce régime austère qu’il eût voulu imposer à la poésie de son temps, comme à son art particulier, tendait, dit-il, « à concentrer la composition, esthétique ou théorique, chez les âmes capables d’en apprécier l’efficacité sans en redouter la rigueur ». Les cadres immuables de ce régime « ne conviennent d’ailleurs qu’aux grandes intelligences fortement préparées où ces formes secondent la convergence et la concision ».

Il se rendait justice en se classant parmi les grandes intelligences : ainsi Dante se met entre les grands poètes. Si la mémoire lui fournissait un nombre infini de matériaux de tout ordre, puisés dans la science, l’histoire, la poésie, les langues ou même dans l’expérience de chaque jour, ce trésor était employé par une raison critique et une puissance de systématisation qui n’y étaient pas inégales. Mais le travail se fit d’autant plus énergiquement qu’il était activé par une âme plus véhémente. Peu de sensibilités seraient dignes d’être comparées à celle de Comte. Elle ne cessa de sentir l’aiguillon des médiocrités de la vie.

Mais les forts ne souffrent pas inutilement. Auguste Comte débuta comme la plupart des jeunes gens. Il se complut longtemps dans les erreurs de la jeunesse. Pareil au grand poète qu’il préférait à tous les autres et que j’aime à citer à propos de lui, Comte aurait pu avouer que, « presque au commencement de la montée de sa vie », la panthère au corps souple bondissait devant lui :

Temp’era dal principio del mattino
E’l sol montava

« C’était l’heure du commencement du matin, et le soleil montait. » La fougue ardente de son sang méridional l’attachait au bel animal bigarré qui symbolise la luxure de la jeunesse. Les lettres adressées plus tard à Clotilde de Vaux nous renseignent sur l’aventureuse existence qui se juxtaposait à tant de labeurs[1]. Cherchant l’amour, trouvant la débauche, le mariage lui parut concilier l’un et l’autre de ces deux biens avec le soin de sa tranquillité. C’est ainsi que sa jeune maîtresse, Caroline Massin, devint Mme Comte.

Il en a trop gémi, il l’a trop flétrie par la suite, la voix de ses disciples a trop accompagné la sienne pour qu’il soit indiscret de dire aujourd’hui la vérité. Ce mariage, contracté en des circonstances affreuses, l’unit à son mauvais démon. Sans manquer d’esprit, Caroline fut une sotte. Aussi longtemps que l’âge le permit, elle eut, au su de son mari, la tenue d’une fille publique : Bovary parisienne qui, lorsqu’elle n’était pas dominée par d’autres ardeurs, ne pouvait songer qu’à transformer son époux en « machine académique, lui gagnant de l’argent, des titres et des places[2] ». Ignorante d’ailleurs de la valeur intellectuelle de Comte, au point de lui déclarer un jour devant témoins qu’elle plaçait Armand Marrast bien au-dessus de lui[3], ses sottises et ses folies durent contribuer à la crise mentale de 1826. Quatre fois, pour des périodes fort longues, elle quitta le toit domestique[4]. Comte jugeait « que l’homme doit nourrir la femme » : il ne fut jamais complètement délivré de sa compagne, lors même qu’il se sépara d’elle, après dix-sept ans de mariage, en 1842. En 1870, la mégère, secondée par Littré ou le secondant, s’attachait encore à poursuivre la cendre de cet infortuné philosophe et mari.

Pour lui, bien avant de mourir, il avait trouvé une paix sur laquelle Littré ni Mme Comte ne pouvaient rien. C’est en 1845, au mois d’avril, comme dans les sonnets des poètes de la Renaissance, qu’Auguste Comte rencontra celle qu’il devait « appeler sa véritable épouse », « sa sainte compagne », « la mère de sa seconde vie », « la vierge positiviste », « sa patronne », « son ange », et enfin « la médiatrice » entre l’Humanité et lui. Ce langage de mythe ne nous abuse pas. Le pauvre Comte commença par être épris le plus terrestrement du monde. Clotilde de Vaux surexcita une nature dont il ne laissait pas d’avouer la faiblesse et les vivacités. Mélancolique et pauvre amour d’un homme de quarante-sept ans pour une jeune femme de trente ! Celle-ci, brisée par une aventure extraordinaire[5], avait aimé, était peut-être disposée à aimer encore ; mais enfin elle n’aimait point et n’était pas femme à se donner sans amour.

Son intelligence était digne du philosophe. Comte s’exagérait la valeur des compositions littéraires, prose ou vers, qu’elle lui avait communiquées, mais nous pouvons citer des maximes touchantes tombées des lèvres ou de la plume de Clotilde, celle-ci notamment fort belle : « Il est indigne des grands cœurs de répandre le trouble qu’ils ressentent. » Elle avait éprouvé l’influence comtiste et le montrait, en écrivant, par exemple, de la société : « Ses institutions sont respectables, comme le labeur des temps. » Mais une influence aussi pure ne contentait pas le philosophe, dévoré, brûlé d’autres feux. Sa disgrâce, qui serait plaisante au théâtre, fait songer dans le livre aux gémissements les plus pathétiques. On oublie le lai d’Aristote ; l’on ose même rêver de la Vie nouvelle. Le P. Gruber, dans son excellente biographie de Comte, plaisante le pauvre docteur : « Il est malheureux lorsqu’une lettre éprouve un léger retard à la poste. Il numérote toutes les lettres ; il les conserve comme des reliques ; il les relit sans cesse pour mieux goûter ce qu’elles renferment. » Le R. P. Gruber en parle à son aise. Comte n’est pas si ridicule ! La rigueur même des formules qu’il emploie pour se définir à lui-même ses épreuves ne peut éveiller qu’un sourire compatissant, lorsque, par exemple, il rassure Mme de Vaux sur les sentiments qu’il lui a voués : « À vingt ans, dit-il, je vous eusse respectée comme une sœur… Pourquoi serais-je aujourd’hui moins délicat, puisque je suis au fond plus pur qu’alors, et même plus tendre, sans être moins ardent[6] ? » La pauvre femme se défendit, puis finit par céder l’ombre d’une promesse. Elle était mourante. Dans son agonie elle regretta, nous dit Comte[7] de « n’avoir pas accordé » à l’amour « un gage ineffable ». « Ce regret spontané », ajoute le philosophe que l’amour avait transformé en prêtre et en poète, « me laissera toujours un souvenir plus précieux que n’aurait pu l’être désormais la mémoire trop fugitive d’une pleine réalisation[8]. »

Le 5 avril 1846, après un an d’intimité, Clotilde de Vaux s’éteignit. Elle ne mourut pas. Elle entra dans « l’immortalité subjective ». Vivant toujours et vivant mieux dans la mémoire d’Auguste Comte, elle s’incorpora par lui au Grand-Être, qui ne doit jamais l’oublier.

Un tel oubli n’est pas possible. L’Humanité ne saurait oublier que, par cette femme, le philosophe qui formula le positivisme prit une conscience entière de ses aspirations et des aspirations du genre humain. Quelque exagéré que paraisse un tel langage, qui résume celui de Comte, il est de fait que l’amour de Clotilde alluma chez le philosophe de nouvelles lumières et qui grandirent chaque jour. Le système gagna en étendue, en cohérence, en profondeur. Le sentiment y aviva le discernement, et cette dernière faculté devint ainsi plus prompte à saisir dans toutes les choses les étincelles d’un foyer universel : l’adoration quotidienne de Clotilde inspira ce progrès constant. Je ne pense pas que, sans elle, Comte eût écrit tant de remarques où la délicate pénétration le dispute à la magnifique netteté, celle-ci par exemple, dont on ferait honneur à Pascal ou à Vauvenargues :

Les moindres études mathématiques peuvent ainsi inspirer un véritable attrait moral aux âmes bien nées qui les cultivent dignement. Il résulte de l’intime satisfaction que nous procure la pleine conviction d’une incontestable réalité, qui, surmontant notre personnalité, même mentale, nous subordonne librement à l’ordre extérieur. Ce sentiment est souvent dénaturé, surtout aujourd’hui, par l’orgueil qu’excite la découverte ou la possession de telle vérité. Mais il peut exister avec une entière pureté, même de nos jours. Tous ceux qui, à quelques égards, sont sortis de la fluctuation métaphysique, ont certainement éprouvé combien cette sincère soumission affecte doucement le cœur. Il peut ainsi sortir un véritable amour, peu exalté, mais très stable, pour les lois générales qui dissipent alors l’hésitation naturelle de nos appréciations[9] Car l’homme est tellement disposé à l’affection qu’il l’étend sans effort aux objets inanimés, et même aux simples règles abstraites, pourvu qu’il leur reconnaisse une liaison quelconque avec sa propre existence.

Cette page est tirée d’un volume du Système de politique positive paru en 1852. Il n’en avait point écrit de pareille dans les six in-octavo de la Philosophie positive, et je crois fermement que, sans l’idée de Clotilde, cette page aurait toujours dormi dans son cœur. Cette douce Béatrice, dont un culte trop détaillé ne pourra détruire le charme, éveilla chez Comte la « grande âme », « l’âme d’élite », qui s’ignorait d’abord en lui. La naïveté du philosophe put s’en accroître, avec cet orgueil, fait de confiance naturelle, sans lequel il n’eût jamais tenté ses travaux ; il y gagna ainsi de la véritable noblesse, dirai-je de la sainteté ?… « Il me rappelait une de ces peintures du moyen âge qui représentent saint François uni à la Pauvreté. Il y avait dans ses traits une tendresse qu’on aurait pu appeler idéale plutôt qu’humaine. À travers ses yeux à demi fermés, éclatait une telle bonté d’âme qu’on était tenté de se demander si elle ne surpassait pas encore son intelligence. » Ainsi parle quelqu’un qui le visita sur la fin.

Lorsque, deux ans avant sa mort, il écrivit son Testament, le travail se prolongea pendant trois semaines ; mais, comme il faisait à ses disciples et à ses amis l’abandon et la distribution de ses propriétés matérielles, il nota ce que lui inspirait cet effort de détachement en esprit : c’était le sentiment parfait de la mort à soi-même. « Volontairement dépouillé de tout », son œil, refroidi par la mort intérieure, heurtait sans cesse des objets dont il ne se sentait que le gardien et le dépositaire, car ils avaient « reçu des possesseurs déterminés » par les clauses de son écrit. « Son éternelle amie » lui était purement « subjective » depuis neuf ans entiers : à son tour il fut ou se crut, pendant deux années, « subjectif » à lui-même. — « Habitant une tombe anticipée, je puis désormais tenir aux vivants un langage posthume, qui se sera mieux affranchi des vieux préjugés, surtout théoriques, dont nos descendants se trouveront privés. » C’est en exécution de cette pensée que la Synthèse subjective est supposée écrite en 1927, en pleine « réorganisation occidentale », et coopérer à l’application du système de ce temps-là.

Le 5 septembre 1857 lui retrancha son reste de vie.


… J’ai écrit : sainteté ; j’aurais pu écrire magnanimité. J’entends de douces voix me conseiller plutôt : folie pure, folie raisonnante. Mais non. Presque autant que le manque de cohérence, l’excès de l’ordre dans le rêve, dans le sentiment, dans la vie, joue quelquefois l’aliénation. Un point nous est bien assuré. Le jugement d’Auguste Comte, tel qu’il se montre dans ses lettres, garda toujours la vivacité, la clairvoyance, la nuance même. Rien ne justifie donc les calomnies de Littré. Seulement, tout les autorise.

Peu d’esprits voudront suivre sans un effroi sacré une opération comme celle de Comte, qui réduit en systèmes, en systèmes qui lui commandaient de grands actes, les impulsions les plus spontanées de la vie du cœur… De tels prodiges sont plus faciles à concevoir dans le reculé de l’histoire que près de nous, dans un cerveau contemporain. Les grands fondateurs et réformateurs religieux ont bien vécu ainsi leur foi ; je voudrais oser dire qu’ils ont su mourir ainsi en elle. Dès lors l’étonnement de Comte fut de n’avoir pas inspiré ces dévouements complets qui ne manquèrent point, disait-il, à saint Paul et à Mahomet. Mais la stupeur qu’inspirent quelques-unes de ses paroles résulte au fond de la difficulté qu’il y a toujours à se représenter la fulgurante intersection d’une pensée par un sentiment, d’une pure formule théorique par une action. Auguste Comte n’était pas fou, et plus il étonna, en avançant en âge, les hommes de son temps, plus il se rapprochait de la raison même. Cette approche vertigineuse est peut-être la plus poétique des sensations que donnent ses livres et qu’un livre puisse donner.

Rappelez-vous ces extraordinaires dessins de Léonard de Vinci, dans lesquels la courbe vivante, chef d’œuvre d’un art souverain, effleure et tente par endroit la courbe régulière, mais tout autrement régulière, qui est propre aux dessins de géométrie. Les formes circonscrites sont déjà des idées, et leur concret touche à l’abstrait, en sorte que nous nous demandons, avec un peu d’angoisse, si la vierge ou la nymphe ne vont pas éclater en un schématisme éternel. Auguste Comte éveille la même impression, mais en sens inverse : c’est la pensée méthodique, sévère et dure, qui tend à la vie ; elle y aspire ; elle en approche, comme approche de l’infini le plus ambitieux et plus agile des nombres ou, du cercle, le plus emporté des myriagones. Quelque chose manque toujours à ces deux efforts héroïques. Mais, pour tonifier la vertu, pour donner au courage l’aile de la Victoire, rien n’égale le spectacle d’un tel effort.

Nous ne serions plus des Français, ni du peuple qui, après Rome, plus que Rome, incorpora la règle à l’instinct, l’art à la nature, la pensée à la vie, si la philosophie, éminemment française, classique[10] et romane, d’Auguste Comte n’était propre qu’à nous inspirer quelques doutes sur la santé de ce grand homme. Il a rouvert pour nous, qui vivons après lui dans le vaste sein du Grand-Être, de hautes sources de sagesse, de fierté et d’enthousiasme. Quelques-uns d’entre nous étaient une anarchie vivante. Il leur a rendu l’ordre ou, ce qui équivaut, l’espérance de l’ordre. Il leur a montré le beau visage de l’Unité, souriant dans un ciel qui ne paraît pas trop lointain.

Ne le laissons pas sans prières. Ne nous abstenons pas du bienfait de sa communion.

  1. Quelques pages de Volupté de Sainte-Beuve pourraient donner une idée juste de cette vie.
  2. Testament.
  3. Testament.
  4. Ibid.
  5. Son mari avait été condamné à la prison perpétuelle peu de temps après leur mariage.
  6. Testament. Lettre du 5 décembre 1845.
  7. Testament. Confession annuelle de 1847.
  8. Ibid.
  9. Jusque dans ses dernières années, Comte paraît avoir été insensible au mauvais effet de ces finales en tion. Elles lui ont gâté de bien belles phrases. D’une manière générale, le style de Comte éloigne par l’étrangeté, la difficulté. « Tu lis Auguste Comte, ce qui n’est pas drôle », dit M. Jules Lemaître à son célèbre ami. Taine, qui lisait Hegel en allemand, ne pouvait pas souffrir le français de Comte. Ce français a souvent la couleur d’un autre idiome : couleur qui n’est point due seulement au ton abstrait, commun à tous les philosophes ; il faut tenir compte d’un recours presque constant au langage spécial des mathématiciens, tant pour les locutions que pour les images. M. Faguet déclare que ce langage n’a de nom dans aucune langue. M. Aulard estime qu’il suffit d’ôter les adverbes pour donner de la légèreté à la phrase. Je propose de couper les jambes à M. Aulard pour inculquer de la gravité à son pas. — La critique attentive observera chez Comte une curieuse particularité. Les mots dont il se sert ont toujours de la propriété, en ce sens qu’ils pourraient fort bien être les mots convenables : mais ce ne sont pas ceux que l’usage a élus. Ainsi dit-il sans cesse le Pont-Nouveau. Or, on dit le Pont-Neuf. Il ne semble pas s’en douter. Ce grand homme, qui a inventé une forte partie de sa langue et qui atteint ainsi à la plus étrange éloquence, ne s’est peut-être donné tant de mal qu’en raison de ce qu’il naquit à Montpellier dans une famille de condition modeste, où le dialecte languedocien devait être le seul d’usage courant.
  10. Il est bien singulier, à moins qu’il ne soit peut-être bien naturel, que de grands évolutionnistes, de fameux historiens de la transformation des genres littéraires et philosophiques aient passé dix ou douze années de leur vie à nous parler d’Auguste Comte sans avoir pris garde que le positivisme, réorganisant toute chose relativement et subjectivement au type de l’homme, représente l’évolution dernière et le dernier perfectionnement de l’« humanisme » de la Renaissance. Il est vrai que d’autres professeurs sont venus confondre la religion de l’Humanité avec l’humanitarisme !