L’Avenir de l’intelligence/III/IV

Nouvelle Librairie Nationale (p. 144-147).

iii

VALEUR DE L’ORDRE POSITIF


M. Pierre Laffitte, qui a dirigé le positivisme depuis la mort de son maître jusqu’à ces derniers temps[1], eut coutume de dire que Comte s’est trompé sur la vitesse des transformations prévues par son génie. Une critique exacte des méprises de Comte n’a pas été faite encore et les proportions de son encyclopédie la rendent difficile. On peut douter de certains points très importants. La sociologie est-elle aussi avancée que le soutient Comte[2] ? La loi de dynamique sociale, sa chère loi d’après laquelle l’humanité passe nécessairement par les trois états d’affirmation théologique, de critique métaphysique et de science ou de religion positive, doit-elle être tenue pour démontrée[3] ? Enfin, la division des instincts en altruistes et en égoïstes a-t-elle l’évidence que l’on souhaiterait ?

Quelque graves que soient ces doutes, ils n’atteignent pas la doctrine, dont les grands traits subsistent.

— L’histoire de l’Europe contemporaine, celle qui va des environs de 1854 à 1904, donne également un démenti aux rêveries pacifiques de la religion de l’Humanité ; mais ce démenti de détail communique au système total une vigueur, un intérêt que l’on peut nommer actuels : le positivisme paraît d’autant plus vrai et d’autant plus utile que ses meilleures espérances sont déjouées[4]. C’est qu’il est, par-dessus tout, une discipline.

Pas plus qu’il ne diminuait la famille au profit de la patrie, Comte n’affaiblissait la patrie au profit de l’humanité : la constitution de l’unité italienne et de l’unité allemande, l’extension de l’empire britannique et de l’empire américain, nos défaites de 1870 auraient probablement inspiré à Comte, s’il eût atteint, suivant son rêve, à la longévité de Fontenelle, des retouches très sérieuses, mais très faciles, et que plusieurs de ses disciples n’ont pas craint d’accomplir, sur l’article de la Défense française et du renforcement de notre nationalité[5]. Jusqu’à nouvel ordre, pour fort longtemps peut-être, la patrie représentera le genre humain pour chaque groupe d’hommes donné, et cet « égoïsme national ne laissera pas de les disposer à l’amour universel[6] », Auguste Comte l’a observé de lui-même.

Sous ces réserves et moyennant ces compléments, les uns et les autres bien secondaires en un sujet qui tient à l’ensemble même des choses, la critique doit avouer qu’Auguste Comte a résolu, quant à l’essentiel, le problème de la réorganisation positive. S’il n’a pas réglé le présent « d’après l’avenir déduit du passé[7] », on peut dire qu’il a, comme il s’en vante, convenablement et « pleinement systématisé le bon sens[8] ».

Il l’a fait avec un bon sens incomparable. Les utopies que l’on rencontre dans son œuvre y sont appelées en toutes lettres des utopies, les fictions des fictions, les théories des théories ; encore se défie-t-il des théories pures, jeux d’esprit qu’il renvoie aux académiciens. « La dégénération académique », dit-il[9]. Ce qu’il théorise, c’est la pratique[10] Et, chose admirable, chose unique peut-être dans la succession des grands hommes de sa famille, ce théoricien de l’altruisme et qui a désiré le bien si passionnément, n’a pas été un optimiste, il n’a pas cru que ce qu’il proposait ou conseillait se trouvât dès lors accompli : il a sans cesse, comme il dit, appelé « les impulsions personnelles au secours des affections sociales[11] », se gardant ainsi de dénaturer le mécanisme de l’homme pour l’améliorer en imagination.

Trait non moins rare et sur lequel il est aussi sans rival, Maistre et Bonald ne lui ayant que montré la voie, il a senti profondément ce qu’il y avait d’anarchique et de « subversif » à concentrer « la sociabilité sur les existences simultanées », c’est-à-dire à croire que nous ne formons de société qu’avec nos contemporains, à méconnaître « l’empire nécessaire des générations antérieures[12] », et enfin à faire prévaloir la solidarité dans l’espace sur la continuité, qui est la solidarité dans le temps : en renversant un rapport si défectueux, en rendant aux hommes morts et aux hommes à naître la première place dans la réflexion des meilleurs, il a fondé vraiment sa philosophie et sa gloire.

  1. Il est mort en janvier 1903. M. Charles Jeannolle lui a succédé.
  2. « La biologie n’est pas faite », lui objecte très justement M. Anatole France, dans le Jardin d’Épicure.
  3. Il faudrait un livre entier pour l’examiner convenablement. M. Michel Salomon va trop loin, quand il déclare cette grande loi « arbitrairement affirmée ». Les efforts des métaphysiciens, MM. Boutroux, Liard, Ravaisson, pour la rattacher à la métaphysique ne sont pas décisifs non plus.
  4. Notons bien que c’étaient des espérances conditionnelles.
  5. Il serait aisé de trouver dans la Revue occidentale de M. Pierre Laffitte des traces expresses de ces retouches nécessaires. De son côté, M. Antoine Baumann, qui n’appartient pas à l’obédience de M. Laffitte, a (plus profondément) accusé les mêmes tendances.
  6. Système de politique positive, t. ii.
  7. Système de politique positive, t. iii.
  8. Cours de philosophie positive, t. vi.
  9. Système de politique positive, t. iii.
  10. Il a le sens du détail et de l’exception, lui qui ne cesse de soumettre le détail à l’ensemble. Par exemple, adversaire acharné du divorce, il n’hésite pas à l’admettre en certains cas. Il l’admet pour le cas de Clotilde de Vaux. Il ne l’admet pas pour lui-même.
  11. Système de politique positive, t. ii.
  12. Système de politique positive, t. ii.