L’Avenir de l’intelligence/IV/II

Nouvelle Librairie Nationale (p. 187-201).

ii

MADAME DE RÉGNIER


« La mère de Gillette était créole… Gillette, bercée sur les genoux de la vieille négresse Cœlina qui avait suivi sa mère en France, gardait un souvenir brumeux des choses qu’elle lui avait contées… Ces récits abrégés ou augmentés par la fantaisie de la négresse influencèrent son jeune esprit. Elle s’habitua toute petite à considérer l’invraisemblable comme possible, les dénouements les plus funestes comme des conséquences quelconques… Les contes de Cœlina tinrent éveillés en elle l’atavisme de sa race aventureuse, romanesque et sensuelle. »

L’auteur de l’Inconstante, un sieur Gérard d’Houville, n’avait pas encore fourni ces curieuses notes d’allure autobiographique, qui ne sont pas sans rapport à notre sujet, lorsque les premiers vers de Mme de Régnier firent leur apparition dans la Revue des Deux Mondes. Elle n’eut pas à les signer de son nom de jeune fille. Trois étoiles ont servi jusqu’à ces derniers temps. Je ne sais ce qu’il en sera quand le Souhait, l’Automne, le Sommeil et l’Ombre seront réunis en volume. Cependant, la dernière « table » de la Revue porte en toutes lettres un état civil très complet. Il serait dès lors impardonnable d’écrire un seul mot de Mme de Régnier sans parler de son père et de son mari.

Tout le monde salue en M. de Heredia le chef de chœur de la poésie parnassienne ; on n’a pas besoin de définir le solide éclat de sa poésie, elle-même se définit couleur et son. M. Henri de Régnier n’est guère connu que pour ses romans qui sont spirituels, et sa qualité de poète, de noble poète, ainsi qu’on écrit volontiers.

Ce noble poète fut un des jeunes gens que groupaient, il y a vingt ans, Mallarmé et Verlaine, et qui s’efforçaient de continuer le romantisme par un système de poésie auquel le nom immérité de symbolisme restera. Ils s’efforçaient de jouer des airs moins monotones, moins bruyants que ceux des Trophées et dissolvaient l’alexandrin au lieu de le glacer. Quant au rythme, de peur de le marquer, ils l’oubliaient. Verlaine et Raimbaud avaient fait des vers « délicieusement faux exprès ». M. de Régnier et son groupe firent peut-être exprès de faire des vers faux, mais abominables, résultat qu’ils ne cherchaient point. Cherchant l’abandon et la grâce, ils négligèrent la syntaxe, lâchèrent le style et s’exprimèrent par allusions à peine indiquées.

Ainsi, originaire des Antilles espagnoles, née dans l’un des centres de la déformation imposée au langage, au style et à la poésie, la jeune fille ne changea point de milieu quand elle changea de foyer. Ce qu’elle trouvait chez son mari pouvait être appelé le contraire de ce qu’on lui avait enseigné chez son père, et ce contraire, au fond, c’était la même chose. Son exotisme de naissance s’unissait à un exotisme qu’on pourrait nommer d’élection ; car M. Henri de Régnier, alors même qu’il sembla se mettre, comme en ces derniers temps, à l’école d’André Chénier, de Ronsard et des autres maîtres français, n’a jamais quitté cette pente des imitations germaniques sur laquelle notre xixe siècle a glissé. Un mauvais petit élément latin, renouvelé de Victor Hugo, l’antithèse et la symétrie dans le discours, n’en accuse que mieux son vrai fonds, tiré des rêveries shakespeariennes.

Donc, l’action romantique et l’action parnassienne s’accordaient et se confirmaient. Le romantisme de 1830 ne cesse pas en 1868 ; il se transforme et se renforce, comme au Consulat la Révolution. Comme le Consulat a été la Révolution « dessouillée », le Parnasse est un art romantique ébranché, nettoyé et mis dans une espèce d’ordre qui fait illusion au vulgaire… On dit : C’est du classique ! — C’est du classique faux. C’est le contraire du classique. Un peu plus tard, les habitudes du romantisme furent troublées lorsque symbolistes et décadents vinrent liquéfier la fragile reconstruction de Victor Hugo et de Banville. On cria à la barbarie. Il y avait soixante ans que la barbarie sévissait. Avec leurs airs dévastateurs, les nouveaux venus obéissaient à tous les principes de leurs aînés ; ils n’y ajoutaient qu’un peu de brutalité. Ils ne représentaient, en définitive, que le troisième état d’un seul et même mal, le mal romantique, comme les Parnassiens en montraient le deuxième état.

Mme de Régnier avait ouï recommander autour de son berceau les bonnes et loyales compositions qui détachent le vers et gonflent la rime. Sous le toit conjugal, elle apprit comment, à son tour, le mot peut être libéré. Elle lut les poèmes de M. Mallarmé où c’est l’harmonie propre des premiers mots venus qui détermine le choix ou plutôt la venue des autres. L’imagination du poète, tentée par un vocable, remet à ce vocable la souveraineté absolue, l’autorité illimitée ; le sens lui-même perd son droit de direction et de composition : il ne subsiste qu’une orientation indécise, fondée sur des ressemblances de syllabes et des analogies de son, qui permet d’entrevoir sous l’apparat des matériaux plus ou moins agréables, les fumées d’une insaisissable rêverie. Sorte de tachisme littéraire, tantôt visant à des effets de pure euphonie et tantôt animé d’une obscure philosophie. Si M. Henri de Régnier s’est toujours gardé de donner toute sa confiance à cet art, il lui a témoigné de l’inclination et de la sympathie. Un de ses confrères, M. Retté l’appela un opportuniste du symbolisme. C’était bien définir l’ambiguïté de cette attitude repoussée et charmée tour à tour. De quelque façon qu’il s’y prît, qu’il inclinât vers le Parnasse ou qu’il se tournât vers M. Mallarmé, son art conspirait également à la destruction de l’art français par le maintien du désordre intellectuel.

Si donc Mme de Régnier eût été douée d’une intelligence docile, la nature et l’histoire la vouaient à quelqu’un des trois états du romantisme, sauf à en découvrir, pour son compte, un quatrième. Mais le monde et la vie ont plus de fantaisie imprévue ou plus d’ironique sagesse que ne leur en prêta l’esprit de système. On subit quelquefois son milieu et ses ascendants : il arrive aussi de les contredire. Rien ne dut être plus amusant à considérer que la rébellion secrète de cet esprit contre les deux autorités les plus dignes de sa tendresse et de son respect.

La conséquence en fut piquante ; car ses premiers vers enthousiasmèrent précisément les esprits auxquels une strophe des Poèmes anciens et romanesques, un seul vers des Trophées ou des Conquistadors causaient depuis longtemps une espèce d’horreur nerveuse. Des ennemis intimes de Régnier et d’Heredia passèrent leur hiver à se répéter le distique qu’ils avaient lu :

Le rameur qui m’a pris l’obole du passage
Et qui jamais ne parle aux ombres qu’il conduit,

Quand ils l’avaient bien répété, ils ajoutaient l’expression inlassable de leur surprise :

— Quoi ! dans la maison du vieux peintre coloriste des lignes d’un dessin si fier ! Quoi ! chez le détestable tourneur de petits vers libres et mous, un rythme, un ton si vigoureux ! Chez des hommes qui n’eurent jamais que des mots, sonores ou coloriés, dans l’esprit, on sait donc inscrire une idée ! Cette idée du Caron pourrait être admirée dans un carton de Michel-Ange ! Ils ont cultivé l’épithète : il n’y en a pas une ici. Ils ont fait la chasse au vocable rare ; nul mot voyant dans ce distique ; sauf obole (et encore !) on pourrait tous les entendre chez la fruitière. Mais quelle noblesse d’agencement ! Quelle simplicité ! D’où nous vient ce génie-enfant qui a su concevoir l’abstrait au milieu d’écrivains qui se noyaient dans le flot du particulier ? Engendrée par un romantique, épousée par un romantique, quel est ce classique naissant ? Ah ! petit philosophe, petit sculpteur, ah ! grand poète, que d’espérances au creux des repos de ces deux grands vers !

… On trouverait dans les revues et les journaux du temps des témoignages plus précis de cette admiration d’un très petit nombre de têtes attentives.

En durant, en se motivant, cet enthousiasme a perdu de la surprise première. Le curieux accident arrivé à Mme de Régnier ne s’expliquait point mal par le poids réuni de l’influence, de l’éducation et de la tradition qu’on reçoit dans ce pays-ci. L’histoire universelle ne cite pas de trésor intellectuel et moral qui puisse être égalé à l’ensemble des faits acquis et des forces tendues représenté par la civilisation de la France. La masse énorme des souvenirs, le nombre infini des leçons de raison et de goût, l’essence de la politesse incorporée au langage, le sentiment diffus des perfections les plus délicates, cela nous est presque insensible, à peu près comme l’air dans lequel respire et va notre corps. Nous ne saurions nous en rendre compte.

Cependant nul être vivant, nulle réalité précise ne vaut l’activité et le pouvoir latent de la volonté collective de nos ancêtres. La puissance plastique en fut sans doute autrement vive du temps où, s’exerçant presque seule en Europe, elle francisait un Hamilton, un prince de Ligne. Mais on ne peut pas dire qu’elle est éteinte, car elle conserve ses grands moyens assimilateurs, elle agit, avec lenteur et sûreté, par un invisible ferment. Si la négresse Cœlina, si l’auteur des Trophées, si l’auteur d’Aréthuse appuyaient en un même sens sur la pensée de Mme de Régnier, dans le sens opposé s’exerçait une multitude mystérieuse d’esprits, de corps partout présents. La forme d’un palais, le dessin d’un beau meuble, le son d’un mot furtif, ce jardin solitaire où la verdure, l’eau, la disposition des balustres parlent au cœur, en faut-il davantage pour insinuer, à travers tout ce qui la voile, l’idée supérieure de l’art et du style français ?

Idées rapides, vues sommaires qui se formulent en éclairs. Mais, pour former un style ou le régénérer, ces impressions soudaines, nouvelles, fulgurantes, veulent être organisées avec soin et conservées en quelque centre bien défendu qui commande la vie de l’âme et qui la soumette à une règle constante. Point de style sans fidélité. Point de fidélité sans discipline héréditaire ou volontaire. Il la fallait volontaire ici. Le distique de l’Ombre dut être écrit en 1896. Je doute que les années suivantes aient fourni à Mme de Régnier des occasions fréquentes ou propices d’aiguiser ce sens du classique, qui lui était venu comme un paradoxe très naturel. La nature sans culture, comme un élan sans ordre, ne saurait persévérer dans ce chef-d’œuvre et ce miracle : dans le bien. Un goût natif est peu de chose sans les habitudes qui l’entretiennent et l’affinent. Or, il n’existe plus de compagnie littéraire où soient cultivées des habitudes de cette qualité. Les applaudissements que reçut le distique de Mme de Régnier avaient été très vifs, mais perdus dans quelque périodique obscur ou dans l’arrière-salle d’un café du pays latin. Il leur manqua l’autorité, celle qui vient d’une haute influence personnelle, ou celle qui découle de l’assentiment collectif. Ni le murmure du public ni la voix d’un maître ne vinrent dire à cette enfant ce que chantent les Muses dans la strophe de Théognis : « Ce qui est beau, nous l’aimons, et ce qui n’est pas beau, nous ne l’aimons pas[1] » Le public était corrompu. Le maître était absent, méconnu ou distrait. Il n’y a pas un seul de nos critiques littéraires qui mérite d’être appelé un juge. Celui qui tenterait de faire voir le beau et le laid dans les vers serait montré au doigt. Quant aux poètes à la mode, avant de rien juger, ils devraient commencer par aller cacher leurs volumes.

Les vers magnifiques de l’Ombre :

Le rameur qui m’a pris l’obole du passage
Et qui jamais ne parle aux ombres qu’il conduit,

n’étaient pas les seules promesses de ce poème. Des beautés presque aussi fermes et plus touchantes y faisaient figure d’agréables faiblesses. On lisait par exemple :

Mon front encor fleuri par ma mort printanière
Sur l’immobile flot se pencha triste et doux,
Mais nulle forme pâle, image coutumière,
Ne troubla l’eau sans plis…

Et sans doute tout n’était pas de cette qualité. Des lectures mêlées, une facilité redoutable s’annonçaient en même temps qu’un don supérieur. Ceux qui admiraient, qui louaient, qui savaient pourquoi, demandaient avec inquiétude quel était l’élément destiné à prédominer.


Ce qui devait être a été. Pendant que M. de Régnier faisait dans Aréthuse et dans les Médailles d’argile une régression parnassienne du plus médiocre intérêt, le poète de l’Ombre arrêtait, mais sans tremblement, ni hésitation, ni reprise, le premier mouvement qui nous avait émerveillés. On pourra relire par exemple les vers qu’elle a donnés à la Revue du 15 janvier 1903. Le don paraît le même. L’imagination mythologique n’a point faibli, ni la faculté de tracer de hautes images. Comme en témoigne la fin de la pièce dite l’Automne, le désir du sublime, de l’absolu du pur, la tient éveillée. Mais c’est le monde qui s’est trouvé le plus fort. Je dis le monde au sens des prédicateurs : l’air ambiant, le goût du dehors, le courant trivial du commun des petits lettrés. N’oublions toujours pas que cet esprit classique était logé dans une femme.

L’héroïne de l’Inconstante, le petit conte impertinent que l’on attribue à Mme de Régnier, nous est proposée pour le portrait de l’Ève éternelle. Nous voyons Gillette sourire « sans attention » à un passant par cette raison qu’elle n’a rien de mieux à faire. Du tempérament par bouffées, de la tendresse par surprise, « un cœur triste et changeant », un esprit de « voyou candide ». Prendre de son moi féminin une idée si modeste établit clairement qu’on y est très supérieure. Dès lors, chez les femmes d’élite, que l’on sent de rudes combats !

Une femme capable d’atteindre à certain style héroïque, au langage même des dieux, sera toujours exposée à redescendre vers le romantisme natal. Heureuse si elle réussit à le tempérer par quelques éléments qui lui sont personnels : de l’esprit, et féroce, l’observation, le goût, et le bon sens.

À la différence de son père, elle préférera la vie des choses à la sonorité des mots. À la différence de son mari, elle cherchera dans la vie des points d’appui solides, dessinés, définis, des idées plutôt que des songes, des mots et des phrases plutôt que des airs de musique. Son imagination pourra bien élever les réalités à la hauteur d’une allégorie, d’un petit symbole : on verra, au travers, le jeu, la ruse, la fiction. Des Stances agréables en peuvent témoigner, et d’autant plus posées de ton que leur coupe rappelle inévitablement une modulation de Mme Desbordes-Valmore. L’ardente Marceline s’étonnerait d’une tendresse si correcte et qui ne s’applique guère à autrui :

Qu’êtes-vous devenue, enfant songeuse et triste
                        Aux sombres yeux ?
Vous dont plus rien en moi maintenant ne persiste.
                        Rêves ou jeux ?

Qu’êtes-vous devenue, enfant paisible et tendre,
                        Au cœur pensif ?
Dans quel étroit tombeau repose votre cendre,
                        Corps grêle et vif ?


Vous êtes morte au fond de moi, vous êtes morte,
                        Petite enfant !
C’est moi qui vous abrite et moi qui vous emporte
                        Tout en vivant.

Ah ! vous aviez si peur de cette ombre lointaine
                        Que fait la mort
Et l’écartiez déjà d’une main incertaine
                        Tremblant très fort.

Vous étiez douce et caressante, et souvent sage,
                        Je vous revois,
Mais les yeux clos, car je n’ai plus votre visage,
                        Ni votre voix.

Ainsi je vais mourir tout le long de ma vie
                        Jusqu’à ce jour
Où, de l’espoir qu’on rêve au regret qu’on oublie,
                        Tristesse, amour,

Je ne serai plus rien, dans la nuit sûre et noire
                        Qu’un poids léger
Et pourrai sans reflet, sans ombre et sans mémoire.
                        Ne plus changer.

Oui, l’auteur de ces vers ingénieux semble un peu trop lucide pour faire une bonne romantique. S’en croira-t-il et pourra-t-il être dupe quand il faudra ? Son petit roman témoigne çà et là d’un cynisme tendre et de ce vrai poétique et brutal qu’approuverait M. Anatole France. La jeune Gillette Vernoy, qui arrive en retard pour dîner, répond « véridiquement à monsieur son mari : « — Mon amant ne voulait pas me laisser partir… » Et son mari considéra toujours cette excuse comme une plaisanterie de mauvais goût. » Comme elle a trompé cet amant et comme elle confie à son amie Marion le vertueux projet de faire l’aveu de sa faute, la même Gillette prononce ces mots, qui lui valent une bonne réponse : « Quant à l’aveu que je veux faire à Valentin, ne supposes-tu pas que je souffrirai autant à le faire que lui à l’entendre ? — Non, dit Marion nettement : je te connais. »

À la bonne heure ! Cette connaissance parfaite, dont on aime la saveur et la drôlerie, n’exclurait ni la passion sincère ni les sincères folies qui en dérivent. Ce qu’elle exclut, c’est la bonne foi dans l’absurdité et dans l’enfantillage ; c’est le degré de niaiserie dont la poésie romantique ne peut plus se passer. Qui persifle dans la manière d’Anatole France, qui est celle de Jean Racine et de Voltaire, est profondément incapable de recommencer des complaintes à la mode des continuateurs de Victor Hugo. Un effort décisif aurait dû affranchir Mme de Régnier de la mécanique hugolienne. Cet effort n’a pas été fait, et sa personne littéraire en gardera quelque chose de composite.

Ses idées de la vie et son entente même de l’amour-passion dérivent sans contredit de cette source romantique, colorée et vivifiée par les contes de sa négresse. Mais elle a puisé dans l’air de France d’autres instincts. Le charme du livre de prose tient à ce qu’elle y narre sans déclamer. L’auteur y a ressuscité et rajeuni cet amour-goût, qui a été le délice de l’avant-dernier siècle. Et le faible du livre, le défaut de cette œuvre de gaminerie et de gentillesse, tient à la conclusion sérieuse que l’on y a cousue.

Je sens bien que ce dénouement plein de sensibilité, ce ton exalté et jureur, ces airs penchés, ces mensonges de la tendresse sont prescrits par nos modes sentimentales. Mais je ne traite pas de l’exactitude historique de la peinture ou de sa ressemblance avec les mœurs du temps. Il s’agit de savoir le mérite d’une œuvre d’art. Le Daphnis et la Chloé de Mme Henri de Régnier n’en sont certes pas à ce point où le caprice et le jeu d’amour se transforment subitement en passion ardente et profonde ; mais ils ont lu Tolstoï, qui leur a enseigné qu’il fallait être bon. Les pauvrets s’y appliquent : faute de mots justes pour exprimer avec simplicité une minute d’attendrissement fugitif, ils en arrivent à pervertir un sentiment vrai et les deux beaux enfants en restent déformés et estropiés ! À la dernière page, leur petite paire de larmes inutiles nous est plus désagréable que la tache de sang. Jamais les nobles larmes n’ont souffert l’affectation, l’artifice, la volonté. L’hypocrisie contemporaine ayant obligé notre auteur au métier de pleureuse, il s’en est mal tiré. Telle est son étoile, bonne ou cruelle. Et voilà les fadaises que Mme de Régnier n’écrira jamais de bon cœur. Elle fera habilement la version ou le thème imposé par les convenances, elle n’y mettra ni conviction ni amour ; trop clairvoyante pour divaguer dans le ton des contemporaines, trop incertaine pour les quitter et se retrouver.

La critique devrait élever des poteaux revêtus d’inscription dans l’épaisse forêt où courent ces âmes obscures.

La critique n’existe plus[2].

  1. M. Jean Moréas a placé cette strophe en épigraphe de son beau poème à la mémoire de Paul Verlaine.
  2. Le dernier livre de Gérard d’Houville, Esclave, nous donnerait à regretter plus vivement encore ce malheur des temps et des circonstances. Une pensée vraie, forte et triste, établit un fond magnifique ; l’aventure presque tragique détermine un beau drame ; le style, souple, s’anime parfois jusqu’à l’éloquence. Mais l’action est trop lente, le tableau trop fourni, les détails pittoresques abondants jusqu’à l’inutile. Il aurait fallu dessiner, abstraire, condenser. Grand art, le plus noble de tous, et dont Mme de Régnier eut la révélation, tout au moins une fois, le jour du distique.