L’Avare
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 111-131).
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V



Comme si Cécile eût été l’ange dont la présence dispensait à la ferme de la Chapelle bonheur et contentement, toute joie avait disparu avec elle.

Barthélemy, le vaillant et gai jeune homme, n’était plus reconnaissable. Pendant des journées entières, il demeurait muet et pensif ; il penchait en avant sa tête affaissée par une tristesse continuelle ; sur son visage pâle et abattu on lisait le martyre de son âme et les angoisses du désespoir.

Toutes ses chansons étaient oubliées, et s’il travaillait encore comme autrefois, ses mouvements étaient lents et incertains, comme chez celui dont la pensée absente ne surveille pas l’œuvre des mains. À peine lui restait-il assez d’attention pour faire de temps en temps une réponse brève et peu encourageante aux consolations de sa mère.

Ainsi, en moins de deux mois, la gentille petite ferme devint aussi silencieuse, aussi solitaire, aussi triste que la morne demeure de l’avare.

Ce qui brisait le cœur du jeune homme, ce n’était pas tant l’absence de Cécile que l’ignorance dans laquelle il se trouvait sur son sort. Son imagination évoquait sous ses yeux mille scènes terribles ; il voyait ses souffrances et ses larmes ; il entendait ses plaintes et ses gémissements. Le sommeil était pour lui comme la veille, plein de soudaines émotions, plein d’alarmes sans cause définie qui le livraient en proie à d’incessantes douleurs, à de continuelles inquiétudes. On s’en apercevait assez, quand, occupé de quelque travail, il se mettait souvent à trembler tout à coup, à grincer des dents avec colère, à lever vers le ciel un regard suppliant.

Le sentiment de son impuissance rongeait son cœur comme un ver dévorant. Cécile l’avait prié, avec tant d’insistance, de s’abstenir de toute intervention ; il avait lu dans son regard qu’un mystérieux et terrible pouvoir la forçait de se soumettre. Peut-être eût-il fait son malheur à elle, en cherchant à tirer vengeance de celui qui paraissait la cause de ses douleurs.

Cette dernière pensée l’empêcha de faire aucune démonstration contre Mathias, quelle que fût la violence avec laquelle il sentait parfois son sang bouillonner de colère et ses ressentiments comprimés lui monter à la tête.

Pendant la semaine, Cécile ne quittait pas le vieux couvent ; elle ne paraissait même pas sur le seuil de la sombre habitation ; mais le dimanche elle allait à l’église avec son vieil oncle et Mathias.

Déjà, pendant trois semaines consécutives, Barthélemy s’était placé, sur le chemin que devait suivre Cécile. Chaque fois, d’aussi loin que la jeune fille avait pu l’apercevoir, elle avait baissé les yeux et passé devant lui sans même prendre garde à son salut. S’il ne pouvait obtenir de Cécile un seul signe, l’oncle Jean, en revanche, lui lançait des regards irrités, et semblait lui adresser de terribles reproches. Mathias dardait sur le jeune homme des regards obliques et railleurs, tout en prenant avec un sourire significatif le bras de Cécile, en penchant la tête vers elle d’un air d’adulation, en un mot, en se comportant vis-à-vis de la jeune fille comme si un autre sentiment que l’amitié autorisait entre eux cette familiarité.

Dire combien ce spectacle blessait profondément le cœur du jeune homme, ce serait impossible. La pâleur de Cécile, les larmes qu’il croyait apercevoir sur ses joues suffisaient bien déjà pour lui faire souffrir d’inexprimables douleurs ; cependant l’odieuse ironie de Mathias lui infligeait un supplice plus cruel encore.

Trois fois il s’était placé ainsi sur le chemin de l’église, et trois fois il s’était enfui pour aller cacher les torrents de larmes qui s’échappaient de ses yeux dans les silencieuses profondeurs de la sapinière.

Depuis lors, la rencontre des habitants du vieux couvent lui inspirait un tel effroi, qu’il n’osait plus épier le retour de la jeune fille que de très-loin et sans être aperçu.

Seule la veuve du maçon savait parfois faire pénétrer dans son cœur oppressé un rayon de consolation. Elle ne se trompait nullement sur la secrète passion qui torturait le jeune homme, et elle savait, avec un tact parfait, toucher en lui les fibres capables de faire vibrer un sentiment d’espoir. Elle prononça hardiment le mot d’amour et le força d’avouer le mal dont souffrait son âme. Cela lui donna le droit de lui prodiguer franchement des consolations en lui parlant sans cesse de Cécile, et en lui faisant espérer que l’amie dont il était séparé éprouvait pour lui les mêmes sentiments.

Depuis les tristes adieux de Cécile, la mendiante avait déployé une activité dont on pouvait s’étonner à bon droit. Dès le matin de bonne heure, jusque bien tard dans la soirée, elle était sur pied avec son enfant. Barthélemy travaillait-il aux champs, à l’instant elle était auprès de lui, le réconfortant et lui faisant entrevoir de riantes perspectives, puis elle le quittait pour revenir le visiter encore une heure après. Si le jeune homme venait à passer devant le couvent, il trouvait la veuve assise avec son enfant au bord du chemin, comme si elle espionnait la demeure de l’avare. Traversait-il le village, il y voyait la mère et l’enfant trottant et courant, qu’il fit beau ou mauvais temps ; se postait-il le dimanche pour attendre de loin le passage de Cécile, il voyait la veuve se poser au milieu du chemin et demander hardiment une aumône à la jeune fille, bien que l’avare lui fît signe de s’éloigner par des gestes irrités.

Un sentiment de reconnaissance pour Barthélemy et Cécile excitait vraisemblablement la pauvre veuve à déployer ces efforts extraordinaires ; peut-être aussi la haine qu’elle portait au perfide Mathias était-elle un puissant stimulant de son activité.

Et en effet, en quelque occasion qu’elle rencontrât le persécuteur de Cécile, l’ennemi de Barthélemy, elle attachait sur ses yeux un regard si fixe et si perçant, elle semblait le menacer et le provoquer si hardiment, que, sous l’influence réitérée de cette attitude, Mathias en était venu peu à peu à craindre la mendiante, et s’était persuadé que celle qu’il avait si souvent repoussée rudement se doutait de ses projets sur l’héritage de l’oncle Jean. Qu’avait-il à redouter d’elle ? il l’ignorait ; mais cela lui inspirait d’autant plus d’inquiétude. Il savait de plus que, du chef de son mari, la veuve avait droit à une petite partie de la succession : c’était même là la raison de la brutalité avec laquelle il s’était toujours conduit envers elle.

Cette inquiétude et l’affaiblissement à vue d’œil de l’oncle Jean le faisaient insister impatiemment et par tous les moyens auprès de Cécile pour la faire consentir à devenir sa femme. Tantôt il se montrait flatteur, prévenant, et lui promettait tous les bonheurs ; tantôt il redevenait méchant et cruel, il maltraitait la pauvre fille et s’efforçait de la convertir à son projet par la terreur, et même par la crainte de la mort. Mais quelque moyen qu’il employât, si vivement qu’il excitât par les plus viles calomnies l’esprit de son oncle contre elle, la jeune fille persistait dans son refus, et se renfermait la plupart du temps dans un silence résigné que son oncle lui reprochait comme un coupable entêtement.

Un matin, Cécile était assise auprès de la cheminée ; elle tenait sur son tablier un morceau de toile qu’elle avait commencé de coudre. Cependant elle ne travaillait pas ; ses mains inactives reposaient sur ses genoux ; son œil était arrêté fixement sur le feu éteint, et elle se parlait à voix basse à elle-même. Le nom de Barthélemy et celui de son oncle tombaient parfois de ses lèvres avec un profond soupir ! Mais son visage demeurait impassible et semblait inanimé comme celui d’une statue.

Soudain un bruit de pas vint frapper son oreille ; la pâleur de la mort se répandit sur ses traits, et elle se prit à trembler comme si elle eût redouté une terrible apparition.

C’était en effet Mathias, qui ouvrit une porte et entra dans la chambre.

Cécile pencha davantage encore la tête, comme si elle eût voulu cacher son visage ; elle ne fit pas d’autre mouvement.

La physionomie de Mathias était contractée par un sourire si cruellement méchant, que l’effroi de la jeune fille n’était vraiment pas exagéré.

Il s’approcha de Cécile sans parler, sous le prétexte apparent de chercher quelque chose dans le foyer avec les pincettes, et marcha si pesamment sur le pied de la jeune fille, qu’un frémissement douloureux courut dans tout son corps. Elle ne dit cependant pas un mot. Lui haussa les coudes à la hauteur de la tête de Cécile, et les lui poussa violemment en plein visage, sans qu’aucune plainte s’échappât de la bouche de la victime. Au contraire, elle se blottit sur sa chaise et se fit petite comme quelqu’un qui s’attend à souffrir et accepte le supplice avec la résignation de l’impuissance.

Après avoir maltraité de mille manières la jeune fille, dont le corps sans résistance semblait un être inanimé, Mathias s’écria d’un ton rude :

— Tu es là comme un morceau de bois ! Ôte-toi de mon chemin !

En disant ces mots, il la poussa si violemment par les épaules ; que sa tête alla heurter la cheminée.

Elle reprit toujours silencieuse sa précédente attitude, mais se mit cette fois à verser un torrent de larmes.

Le bourreau s’éloigna de deux ou trois pas, se croisa les bras, et lui dit en la contemplant d’un air ricaneur :

— Je t’ai dit hier que c’est aujourd’hui le dernier jour. Songes-y bien ! Il n’y a pas de choses affreuses auxquelles tu ne doives t’attendre si le soleil se couche avant que j’aie ton consentement !

Et comme la jeune fille demeurait immobile et muette, sa rage en devint plus vive :

— Ah ! s’écria-t-il, tu te tais ? C’est la dernière apparence de force qui te reste. Tout en toi doit être annihilé ! Je sais le moyen de délier ta langue. Allons, parle ! Il s’élança vers Cécile, étreignit ses épaules de ses poings musculeux, et la secoua si violemment, que la tête de la jeune fille en tourna en même temps ; il fixait sur ses yeux un regard empreint d’une telle férocité, que la pauvre enfant, craignant de mourir, se prit à trembler de tous ses membres.


— Parle ! dit-il d’une voix tonnante, parle, ou je te brise les épaules entre mes mains !

Une plainte étouffée s’échappa de la poitrine de la victime ; elle s’affaissa sur ses genoux, et dit d’un ton suppliant, en tendant les mains vers son bourreau :

— Ô Mathias, quel mal vous ai-je fait ? Si je dois mourir, ne me faites pas mourir à petit feu !

Le barbare contempla avec une sorte de volupté la jeune fille, qui tremblait agenouillée à ses pieds.

— Je te l’avais bien dit, répliqua-t-il avec un rire sardonique, que tu t’agenouillerais un jour devant moi. Tu croyais la chose impossible, et te voilà !

— Pardon ! grâce ! je ferai tout ce que vous voulez ; je deviendrai l’esclave de vos moindres vœux, j’obéirai à un signe de vous, je serai votre servante…

— Ce n’est pas là ce que je veux.

— Je renoncerai en votre faveur à ma part de succession, je prierai mon oncle de vous la donner aussi ; et, si c’est nécessaire, je signerai, en présence de témoins, les écrits qui peuvent vous mettre en possession de tout. Mais, pour l’amour de Dieu, donnez-moi un peu de répit, laissez-moi un instant en paix… Ma tête s’en va… je sens… j’ai peur… je deviens folle…

Sa tête s’inclina profondément sur sa poitrine, mais elle resta agenouillée.

— Ce n’est pas bien ainsi, répondit Mathias. Il y a un autre moyen de faire de moi le meilleur homme du monde. Tu connais ce moyen. Tu es libre encore aujourd’hui de le choisir ; demain il sera trop tard. Si tu ne l’acceptes pas, tu peux dire adieu à la lumière du soleil ; ma haine te consumera à petit feu, le chagrin t’épuisera lentement, tu disparaîtras comme la neige, sous le feu de ma vengeance. Ah ! ah ! tu vois bien que tu ne me connais pas encore. Réponds à ma question ; veux-tu être ma femme, oui ou non ?

La jeune fille se leva sans prononcer un mot, alla se rasseoir sur sa chaise et mit les mains devant ses yeux.

— Cécile, dit Mathias d’un ton calme en s’asseyant pareillement, avant de me résoudre à pire, je veux une fois encore vous engager à la prudence. En vérité, je ne vous comprends pas. Il est dans la destinée de toute fille de se marier tôt ou tard. Qu’importe le nom du mari, pourvu qu’il soit en état de bien pourvoir à l’entretien de sa femme et de lui rendre la vie agréable ? Et que je puisse faire cela, assurément vous n’en doutez pas. Il est bien vrai que dans la jeunesse on s’imagine que l’amour, la beauté, l’affection, sont des choses qui ont leur valeur dans la vie. Rêves que tout cela ! rêves qui s’en vont avec la folie des jeunes années ! Il n’y a qu’une chose qui demeure toujours, une chose qui tient la place de tout, ou plutôt qui est l’inépuisable source de toutes les autres. Cette chose s’appelle l’argent. Eh bien, nous aurons de l’argent à foison. Pourquoi donc s’attrister ? Parce que l’amour, la sympathie, l’affection, manqueront à notre mariage ? Quel prix peut avoir un seau d’eau pour celui qui est maître de la source d’où elle coule sans cesse… Tu ne réponds pas ? Je comprends, ce n’est pas le défaut d’amour qui t’arrête, c’est la haine que tu me portes. Mais qu’est-ce que la haine ? une illusion, un sentiment qui, comme l’amour, naît et s’éteint avec sa cause. Tu me hais parce que je te fais du mal. Épouse-moi, je te montrerai de l’amitié ; ta haine disparaîtra avec la raison qui l’a fait grandir dans ton cœur. Que dis-tu à cela ? Faut-il me fâcher encore, et arracher par la force les paroles de ta bouche ?

À cette question faite avec le sombre accent de la menace, la jeune fille se mit à trembler de nouveau.

— Oh ! pardonnez-moi, répondit-elle d’une voix pleine de prière ; je ne sais pas mentir. Cela vient, voyez-vous, de ce que je passe ici les jours entiers dans la solitude, songeant, rêvant et souffrant… L’âme voit alors plus avant et découvre des choses que dans d’autres circonstances elle n’eût pas approfondies. Savez-vous ce que c’est que le mariage ?

— C’est l’union de deux personnes qui mettent leur vie en commun pour en tirer plus grand avantage, dit Mathias. Ni plus ni moins que deux négociants qui mettent ensemble leur argent pour pouvoir faire un plus grand commerce.

— Plût à Dieu qu’il en fût ainsi ! dit Cécile en soupirant. Peut-être alors pourrais-je me rendre à votre désir,

— Ce n’est pas autre chose, croyez-moi ! dit Mathias en l’interrompant.

— Non, non, c’est l’annihilation de la femme, reprit la jeune fille avec une singulière énergie, annihilation commandée par Dieu, dictée par le sentiment du devoir, exigée par une inexorable nécessité. Maintenant que je ne suis pas mariée, je jouis malgré tout d’une certaine liberté ; j’ai ma volonté à moi, je puis vous résister sans pécher contre Dieu et contre ma conscience. Si vos persécutions me font mourir de chagrin, peut-être trouverai-je ma récompense dans le ciel. Mariée avec vous, devenue votre femme, je devrais satisfaire à vos moindres désirs, me soumettre à vos moindres volontés, vous obéir comme une esclave… C’est là ce qui m’épouvante à la seule pensée de ce que vous demandez de moi.

Cette réplique parut causer à Mathias une profonde surprise ; non pas tant pour le sens même, qu’à cause du ton grave et posé avec lequel Cécile avait parlé. Il ressentit un vif dépit de trouver encore autant de force et de fermeté dans celle qu’il croyait tout à fait épuisée et à bout de courage. Après être resté un instant sous cette impression, il répondit avec son mauvais sourire :

— Je vous comprends ; en effet, vous jugez les choses à fond. Vous seriez capable, si vous acceptiez, de me refuser le baiser conjugal. Quel enfantillage !

— Ah ! s’écria Cécile au désespoir, ce baiser, ce baiser me ferait mourir ! Et si je pouvais survivre un seul jour à cet affreux malheur, je me détesterais plus encore que je ne vous déteste !

Mathias se leva, et jetant à la jeune fille un regard farouche :

— Ainsi, demanda-t-il, tu préfères une autre mort, une mort lente comme celle de l’être qu’on tue à coups d’épingle.

Il ne reçut pas de réponse. Il demeura assez longtemps plongé dans ses réflexions. Enfin, il répondit d’un ton dégagé :

— C’est bien ; je n’ai plus d’espoir de vous faire entendre raison. J’atteindrai mon but d’une autre manière. Il me faudra peut-être te faire sentir encore un peu si mes doigts sont de chair ou de fer ; mais ce n’est plus nécessaire ce matin ; je garderai mes forces pour l’après-dîner. En attendant, réfléchis à ce qu’est le mariage, cela te sera peut-être utile dans l’autre monde !

Ce disant, il alla sur le seuil de la porte extérieure, regarda dans toutes les directions et murmura à part lui :

— L’odieuse veuve n’est pas là, hâtons-nous.

Il rentra dans la chambre, et, la flamme de la menace dans les yeux, il dit à Cécile :

— Je dois sortir pour un instant. Mets le verrou en dedans. Peut-être Frans Dalinckx viendra-t-il pour payer son fermage. Fais-le attendre. Et si tu oses ouvrir à quelqu’un autre…

Il leva la main, contracta ses doigts comme une serre, et, faisant le geste de saisir Cécile par le cou, il ajouta, les lèvres crispées par une haine féroce :

— Tu m’entends !

Après quoi il la laissa toute tremblante, et s’éloigna de la maison par le chemin qui conduisait au village.

À peine était-il sorti que Cécile se leva, poussa le verrou, rentra dans la chambre et alla s’agenouiller dans un coin obscur, les mains jointes et implorant avec ferveur la protection de Dieu.

Un lugubre silence régnait autour d’elle. Dans cette solitude complète, son cœur se dégonfla, elle se mit à pleurer, et sa prière fut entrecoupée de sanglots douloureux.

Parfois le vent s’engouffrait dans la cheminée ou quelque craquement se faisait entendre dans le vieil édifice. Alors Cécile tremblante se tournait vers la porte et son visage pâlissait d’effroi. Chaque fois elle reprenait sa prière interrompue.

Tout à coup elle étendit un coup léger à la porte, si bas et si discret que son oreille le perçut à peine. Elle se leva pourtant et se rapprocha de la porte. Le coup fut répété.

— Qui est là ? demanda Cécile à voix basse aussi, comme si le ton de la voix extérieure l’eût maîtrisée.

— Cécile, êtes-vous seule ? demanda-t-on par le trou de la serrure.

— Ah ! chère Catherine, répondit la jeune fille, qui reconnaissait la voix, pour l’amour de Dieu, allez-vous-en. Éloignez-vous de notre porte.

— Vous êtes seule ? Laissez-moi entrer, laissez-moi entrer ! dit Catherine d’une voix suppliante.

— Je ne puis pas… Oh ! allez-vous-en ; je tremble de vous voir ici.

Il se fit un instant de silence. La voix du dehors reprit bientôt d’un ton plaintif :

— Ô Cécile ! ma pauvre petite Marie est là couchée sur votre seuil, mourante de faim ; un seul petit morceau de pain peut la sauver. Et vous, Cécile, vous ne me donneriez pas ce morceau !

La jeune fille, sans songer à ce qu’il pouvait y avoir de vrai ou de feint dans cette lamentation, se mit à trembler et regarda fixement le verrou de la porte, en étendant la main pour l’ouvrir ; mais elle s’arrêta avec terreur, comme si le verrou eût dû la brûler.

— Vite, oh ! vite ! dit la voix du dehors ; elle se meurt, elle se meurt !

Cécile tira le verrou avec une précipitation fébrile, et ouvrit la porte à demi ; la pauvre femme, qui épiait ce mouvement, entra de force dans la maison. En voyant Cécile qui la contemplait d’un air surpris et interrogateur, elle craignit qu’un cri ne lui échappât, et, mettant la main sur la bouche de la jeune fille, elle dit à voix basse :

— Silence ! Mon enfant ? elle est à la ferme de la Chapelle, bien portante et en bonnes mains. Je vous ai trompée, il fallait que je vous parlasse. Où est votre oncle ? en haut ? Parlons bas, il ne faut pas qu’il nous entende.

— Oh ! allez-vous-en, partez ; Mathias va revenir à l’instant ! dit la jeune fille toute frissonnante de peur.

Catherine alla à l’armoire, en tira un pain en femme qui avait la connaissance des lieux, et en coupa un petit morceau. Elle ferma l’armoire, revint à Cécile, et dit :

— Voici l’aumône que vous m’avez donnée. Et ne lui dites pas autre chose. Je l’ai vu ; il est entré chez le notaire… Ne me priez pas de partir. Il y a trois mois que je guette un moment pareil ; pour saisir ce moment, j’ai tous les jours, du matin au soir, espionné le couvent. Je veux savoir ce qui se passe ici. Ce n’est pas sans dessein que Mathias va chez le notaire : ce doit être pour des affaires sérieuses, qui demandent du temps. Il ne reviendra pas de sitôt… Cela aussi je le découvrirai. Vous êtes pâle et maigre comme une morte… Que se passe-t-il ici qui vous fait dépérir ?

— Catherine, ma chère Catherine, je ne puis parler, répondit la jeune fille.

— Vous ne pouvez parler ? répéta la pauvre femme avec amertume. Que craignez-vous donc ? La mort est déjà dans vos yeux. Ah ! il vous a défendu de parler ? Il veut vous faire mourir de langueur ; peu lui importe de quelle manière il parviendra à se rendre maître de votre part d’héritage. Et vous, abattue par de longues souffrances, vous le laisseriez triompher, grâce à vos terreurs ? Pensez-vous que Dieu ne s’irriterait pas de vous voir faire réussir les projets d’un méchant contre vous-même. Vous pourriez me répondre que vous êtes maîtresse de votre vie peut-être ! Mais si votre mort devait tuer une autre personne, une personne qui languit d’amour pour vous…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Cécile d’une voix déchirante, Barthélemy est-il malade ?

— Osez-vous le demander, Cécile ? répliqua Catherine. Ainsi vous n’avez pas pensé à lui ? Vous ne vous êtes pas affligée de ne plus le voir ?

La jeune fille s’affaissa sur une chaise et fondit en larmes.

— Catherine, dit-elle en sanglotant ; je fais peut-être mal de vous laisser lire dans mon cœur. Oh ! j’ai plus souffert que lui : lui du moins voit le soleil, les champs, la lumière ; il entend des voix amies ; il a une mère… et moi, moi je n’entends que blasphèmes, imprécations, et son nom quand il s’échappe de mes lèvres dans la solitude… et moi, moi je ne vois rien que les quatre murs nus de ma prison, — et son image qui flotte devant mes yeux troublés.

Un sourire de joie illumina le visage de Catherine ; elle prit tendrement la main de la jeune fille et demanda :

— Vous l’aimez donc aussi, Cécile ?

La jeune fille pencha la tête pour dissimuler la rougeur qui colorait ses joues.

— Ah ! dites-le-moi, Cécile, dites-moi que vous l’aimez !

— Je ne le puis, Catherine ; vous ne garderiez pas le secret de mon cœur.

— Mais, Cécile, si par là je pouvais sauver la vie à quelqu’un ?

— Ah ! qu’il sache donc ce que je n’ai pas encore osé m’avouer à moi-même. Son absence est ma plus grande douleur ; — et, s’il me faut mourir, j’emporterai son souvenir auprès de Dieu…

Catherine se leva, ouvrit la porte à demi, et regarda au loin dans la campagne. Elle rentra et reprit :

— Je ne vois pas encore Mathias. Reprenez courage, Cécile, révoltez-vous contre lui ; c’est un lâche !

— Catherine, est-il donc vrai que Barthélemy soit si malade ?

— Malade, non, répondit la mendiante ; mais pâle, maigre et languissant comme vous, mademoiselle. Il est assez près de la fosse pour mourir si rien ne vient le consoler. Mais j’ai maintenant un baume pour sa blessure… Dites-moi, chère Cécile, dites-moi bien vite ce qui s’est passé ici depuis ces trois malheureux mois ?

— Écoutez, Catherine : vous promettez de ne rien répéter à personne, n’est-ce pas ? Et pourtant, comme vous dites, qu’y a-t-il de pire que la mort ? Mathias veut que je devienne sa femme…

— Je le pensais bien ! murmura Catherine.

— Mon oncle me l’ordonne chaque jour. Je mourrais plutôt mille fois ! Il n’est pas de persécutions que je n’aie à subir. Je suis calomniée, injuriée ; je souffre de la faim ; je succombe d’anxiété et de terreur, et… Mais, pour l’amour de Dieu, Catherine, ne dites pas cela à Barthélemy, je suis maltraitée, frappée, torturée, comme un misérable animal !

— Ciel ! que me dites-vous là ! s’écria Catherine en levant les mains au ciel. Êtes-vous donc dans un coupe-gorge ? Dieu m’en garde ! Moi, en dire un mot à Barthélemy ? Il répandrait du sang, le malheureux… Et votre oncle ? Votre oncle a-t-il donc perdu la tête ?

— Mon oncle ! Pauvre homme, on le trompe, on l’abuse. Tout ce que je dis lui semble mensonge et fausseté : il est ensorcelé, Catherine. Si je pouvais seulement lui parler, à lui seul ; mais il passe les jours entiers en haut, dans le fond de la maison, enfermé et inabordable pour Mathias lui-même. Descend-il pour manger, Mathias est toujours là, et il sait tellement dénaturer mes paroles que tout ce que je dis, tout ce que je fais met mon oncle en colère, comme s’il ne sortait plus de ma bouche que fausseté, tromperie et calomnie ! Souvent j’ai douté moi-même si je ne disais pas de mauvaises choses ou si je n’étais pas folle… Depuis je me suis soumise à mon sort ; je souffre en silence, je courbe la tête, dans la pensée que cette mort lente m’a été réservée par Dieu…

— C’est affreux ! dit Catherine. Pourquoi ne fuyez-vous pas cet enfer et ces démons ?

— Ah ! chère Catherine, plus d’une fois, quand une terreur inouïe me faisait frémir dans l’attente d’un traitement pire encore, plus d’une fois j’ai regardé la porte, mais…

— Faiblesse ! lâcheté ! s’écria Catherine d’un ton net et péremptoire.

— Mais mon oncle ? Dois-je l’abandonner seul, dans le secret de ces murs, à la perfidie, à la cruauté de Mathias ? Et puis la honte ! Une jeune fille qui se sauve de chez elle !

Elle se tut : Catherine s’était levée pour aller voir à la porte.

— Il vient là-bas, dit-elle en regagnant sa place sans s’émouvoir. S’il me voit, parlez-lui du morceau de pain que vous m’avez donné par pitié. Ne perdez pas courage : je viendrai à votre aide ! Et si je ne suis pas là à temps, fuyez cette maison que Dieu a maudite.

L’effroi avait ressaisi la jeune fille ; on eût dit que le retour de Mathias la réveillait d’un rêve. Elle tremblait, elle tendait les mains vers la pauvresse, elle disait d’une voix pleine de prière :

— Oh ! allez-vous-en, allez-vous-en ! Il vous maltraitera !

— Je ne le crains pas, répondit Catherine ; soyez tranquille, chère Cécile, vous me reverrez.

La pauvre femme quitta la maison à pas lents. Arrivée devant la porte elle remarqua que Mathias l’avait aperçue, et que pour cela même il accourait plus vite vers la maison. Elle s’éloigna de deux ou trois portées d’arbalète, et s’arrêta en se disant :

— Il va maltraiter Cécile, peut-être ; mais j’irai écouter par le trou de la serrure ce qui se passera.

Bientôt elle vit Mathias quitter le sentier et prendre une autre direction pour gagner le lieu où elle se trouvait. Elle l’attendit sans s’émouvoir.

Lorsque Mathias se rapprocha, il se mit à proférer mille menaces contre la veuve ; mais elle le reçut avec un sourire si provoquant et lui lança un regard si méprisant, qu’il s’arrêta tout à coup.

— Qui vous a ouvert la porte ? s’écria-t-il frémissant de colère. Qu’alliez-vous faire au couvent ?

— Toutes sortes de choses épouvantables ! dit Catherine d’un ton moqueur. J’ai prié pendant une demi-heure pour un morceau de pain, et Cécile me l’a donné. Tout le monde n’est pas aussi dur que vous.

— Montrez-moi le pain ? dit Mathias d’un ton impérieux qui prouvait qu’il ne croyait pas à ce qu’on lui disait.

La veuve lui tendit le morceau de pain. Il le tourna et retourna deux ou trois fois, le rendit à Catherine en lui disant :

— C’est égal, n’approchez plus de chez nous, ou vous vous en repentirez.

— Je ris de vos menaces, répondit Catherine d’un ton déterminé. Vous ne pouvez rien me faire. Mais moi, moi pauvre mendiante, je saurai bien vous trouver un jour !

— Toi ! s’écria Mathias hors de lui en levant la main comme s’il voulait la maltraiter. Pas un mot de plus, ou je te brise le cou !

Catherine étendit la main vers un champ où travaillaient trois ou quatre laboureurs.

— Voyez-vous là-bas, dit-elle, tous ces hommes m’aiment et vous détestent. Touchez-moi du bout du doigt seulement, et je crie à l’assassin. Il ne manquera pas de témoins pour dire que vous êtes capable de pire encore. Ainsi, si vous n’aimez pas les gendarmes, veillez sur vos mains.

Mathias frémit de colère et de dépit, mais demeura immobile, et contempla avec stupéfaction et même avec une sorte d’effroi, la pauvre femme dont l’ironique sourire continuait à le narguer.

Elle reprit :

— Ah ! vous croyez être seul malin ! Il est bien possible que vous vous trompiez. Vous vous imaginez qu’on ne sait rien de ce qui se passe au vieux couvent ? Est-ce aujourd’hui ou demain que l’oncle Jean doit signer son testament ?

— Quoi ? que dites-vous ? s’écria Mathias surpris et déconcerté. Ce n’est pas vrai !

— Cela n’est pas vrai ? et vous voila comme un écolier qui va recevoir la férule ! Mais faites bien attention à ce que vous faites ; chacun doit avoir sa part. Si vous fermez les portes du couvent, la loi peut les ouvrir.

— La loi ? la loi ? Quelle raison la loi peut-elle avoir de faire œ que vous dites ?

— Écoutez, Mathias, vous savez aussi bien que moi que là où il n’y a pas de raison on en forge une… Et maintenant adieu, et au revoir !

Elle quitta Mathias tout interdit, et poursuivit son chemin en riant aux éclats.

Lui, profondément ému, la suivît des yeux pendant quelque temps ; puis, tout absorbé par ses pensées, reprit la route du couvent. Chemin faisant il s’arrêta encore plusieurs fois, porta le doigt à son front, frappa du pied, et se trouva tellement préoccupé qu’il traversa la chambre où se trouvait Cécile, sans paraître la remarquer.

Il franchit une seconde porte et disparut dans l’arrière-corps du bâtiment.