L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 17

Laffont (p. 451-459).


XVII

Le guet-apens


Le matin de ce jour, vers huit heures, mademoiselle Saphir, mise très simplement et même très modestement, selon son habitude, était agenouillée dans la chapelle de la Vierge à l’église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou. Ses beaux cheveux blonds, coiffés en bandeaux, dissimulaient leur prodigue abondance sous un petit chapeau de taffetas noir, sans fleurs ; elle avait une robe de mousseline de laine noire et un mantelet de la même étoffe.

Ceux qui parcourent aux heures matinales les rues du faubourg Saint-Germain y rencontrent beaucoup de jeunes filles et même de jeunes femmes vêtues avec cette simplicité, surtout autour des églises. C’est en quelque sorte l’uniforme de la messe.

Le soir, le tableau change, et vous rencontreriez ces mêmes charmantes chrysalides, débarrassées de leurs coques, pourvues de leurs ailes de papillons, dans ces corbeilles fleuries et doucement balancées que les nobles attelages emportent au bois.

Seulement, à défaut d’une mère, chaque jeune dévote du faubourg a sa duègne pour la conduire, tandis que mademoiselle Saphir n’avait personne.

Depuis un peu plus d’une semaine qu’elle venait ainsi tous les jours, accomplir ses devoirs religieux à Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, les habitués de la paroisse la connaissaient déjà. On avait admiré la parfaite distinction de sa tenue, sa beauté incomparable et la convenance si digne de sa mise.

On s’étonnait de la voir mariée si jeune, car, là-bas, il n’y a pas d’autre explication à la solitude d’une jeune personne.

Et certes nul n’avait pensé, malgré la charité qui s’égare parfois dans le hardi pays des hypothèses, que cette jeune inconnue à l’air si admirablement décent pût avoir conquis son émancipation par des moyens excentriques.

On s’occupait d’elle beaucoup, et tout le monde confessait, ce qui est une note excellente, qu’elle ne semblait point s’occuper des autres.

Elle écoutait la messe pieusement, sans grimaces dévotes, mais sans distraction, et, la messe finie, elle se retirait à pied comme elle était venue.

On est curieux à la paroisse. Quelques bonnes âmes avaient peut-être essayé de savoir où demeurait cette charmante étrangère. Je crois bien qu’on l’avait suivie, mais ceux ou celles qui la suivaient, arrivés à la place de l’esplanade, l’avaient toujours perdue au milieu des baraques rassemblées là pour la fête.

Impossible de deviner où elle allait, à moins qu’elle n’eût son domicile dans une de ces maisons roulantes affectées aux saltimbanques, ce qui était, en vérité, complètement inadmissible.

Ce matin, ceux qui avaient la bonté de faire attention à elle la trouvèrent plus pâle. Sur son joli visage il y avait quelque chose de languissant.

Après la messe finie, elle resta un instant absorbée dans sa prière d’action de grâces, puis elle rabattit son voile et gagna le bénitier.

Auprès du bénitier, un jeune homme très beau et très élégamment vêtu se tenait debout. Il n’y avait presque plus personne à l’église, mais, parmi les rares fidèles qui restaient, ceux qui étaient coutumiers du mignon péché de curiosité purent voir la jeune étrangère rougir, sous son voile, à l’aspect du brillant cavalier.

Rougir — et sourire.

Le cavalier trempa le bout de ses doigts dans la conque et offrit de l’eau bénite, en rougissant plus fort que l’inconnue elle-même, mais en souriant aussi. Leurs mains se touchèrent et ils firent ensemble le signe de la croix.

Ensemble ils sortirent.

Comme toujours, mademoiselle Saphir prit le chemin de l’esplanade et le cavalier marcha à ses côtés.

Les curieux, s’il y en avait aujourd’hui, durent s’étonner de ce fait : ils ne se parlaient point.

La jeune fille avait gardé son beau sourire, le jeune homme semblait souffrir d’un insurmontable embarras.

La route se fit ainsi jusqu’au bout de la rue Saint-Dominique. Là, mademoiselle Saphir s’arrêta et se tourna vers Hector de Sabran qui murmura, plus confus, plus timide que le jour où il l’avait vue pour la première fois, au théâtre, en compagnie de ses camarades du collège ecclésiastique du Mans :

— Allons-nous donc nous séparer déjà ?

Au lieu de répondre, mademoiselle Saphir lui dit en lui tendant la main :

— Il y avait bien longtemps que je vous attendais.

Une expression de ravissement se répandit sur les traits d’Hector.

Il cherchait encore des paroles et n’en trouvait point ; il avait dans le cœur un vrai, un grand amour.

— Nous allons nous quitter, reprit Saphir sans lui retirer sa main, n’avez-vous rien à me dire ?

— Vous êtes pâle, balbutia Hector, je vous trouve changée.

— C’est que je suis un peu malade, répondit-elle, depuis deux jours je ne danse pas.

Hector détourna les yeux.

— Je n’aurais pas dû vous parler de cela, fit-elle avec son charmant sourire, je pense bien que vous avez honte…

Mais Hector l’interrompit ; la passion rompait la digue qui avait arrêté sa parole :

— Vous savez que je vous aime, prononça-t-il à voix basse. Les instants trop courts que j’ai passés près de vous à Fontainebleau sont toute ma vie. Je vous aime telle que vous êtes, et je ne respecte rien au monde autant que vous.

Saphir retira sa main. Il y eut dans son sourire une nuance de sarcasme.

— Pas même…, commença-t-elle.

Mais elle n’acheva pas sa phrase et dit doucement :

— C’est que je suis jalouse.

Hector aurait voulu s’agenouiller. Ce n’était pas le lieu. Saphir lui adressa un petit signe de tête comme pour prendre congé.

— Vous reverrai-je ? demanda-t-il en tremblant.

— Je viens à la paroisse tous les matins à la même heure.

— Je voudrais causer avec vous, dit-il.

— Tous deux tout seuls, interrompit Saphir, comme là-bas, sous les grands arbres ?

Il resta muet ; elle ajouta en souriant :

— Moi aussi, je le voudrais.

Puis après une seconde de réflexion :

— Ce soir, dit-elle, à dix heures, derrière le théâtre, ma fenêtre s’ouvre à droite ; venez, je vous attendrai.

Elle s’éloigna d’un pas gracieux.

Hector resta comme étourdi de son bonheur.

Ce fut leur seconde entrevue. Hector s’était senti moins timide, lors de la première, et il s’en étonnait.

Leur troisième entrevue, je vais la raconter.

Dix heures du soir venaient de sonner à l’horloge des Invalides. Sur l’esplanade presque déserte, quelques baraques s’obstinaient à faire tapage, appelant en vain les curieux clairsemés.

Le théâtre Canada, au contraire, était clos et muet. Une large bande, collée à la devanture, annonçait relâche par indisposition de mademoiselle Saphir.

Derrière le théâtre, il y avait un espace solitaire, encombré par les équipages de l’établissement Canada, et à droite duquel stationnait l’immense voiture qui servait de maison à la famille. Au centre de la voiture s’ouvrait une petite fenêtre carrée, au-delà de laquelle on voyait la lumière.

Hector parut au bout du passage étroit qui contournait la baraque et communiquait avec l’esplanade. Au moment où il se montrait, deux ombres qui étaient restées jusqu’alors immobiles, collées, pour ainsi dire, à l’une des roues de la maison Canada, se baissèrent et glissèrent sous la voiture, de l’autre côté de laquelle un homme attendait.

— Nous ne sommes pas seuls, ce soir, en chasse, dit une des ombres.

Une autre répondit :

— Pas d’imprudence ! attendons et profitons.

Hector de Sabran avait traversé l’espace désert. Il n’eut pas besoin d’appeler. Au bruit léger de ses pas, une gracieuse figure de jeune fille se détacha en silhouette sur le fond clair de la fenêtre.

— Est-ce vous ? demanda la jeune fille d’une voix contenue, mais qui ne tremblait pas.

— C’est moi, répondit Hector.

— Avez-vous bien vu s’il ne venait personne ?

Le regard d’Hector interrogea tout ce qui l’entourait. Pendant qu’il avait le dos tourné, Saphir toucha le sol auprès de lui. Plus leste qu’un oiseau, elle avait sauté par la fenêtre.

— Venez, dit-elle en mettant un doigt sur sa bouche.

Elle se faufila entre les baraques et les voitures jusqu’à ce qu’elle eût trouvé un autre passage. Hector la suivait.

Mais une des ombres s’était détachée de la maison Canada et suivait à son tour Hector.

Sans s’arrêter, Saphir gagna le bosquet latéral qui est à gauche de l’esplanade, en descendant des Invalides. Elle le traversa dans toute sa longueur jusqu’au quai.

Les promeneurs étaient rares. La nuit très noire sentait l’orage et le ciel menaçait.

Saphir avait son costume sombre de ce matin ; c’est à peine si on l’apercevait entre les arbres.

Arrivée à l’extrémité du bosquet, elle prit à gauche pour gagner l’allée tournante qui va de l’esplanade au Champ-de-Mars, en suivant le quai Billy.

Ce fut aux premiers arbres de cette allée qu’elle s’arrêta seulement. Elle jeta un long regard derrière elle et elle ne vit qu’Hector.

— Ordinairement, lui dit-elle, je suis brave, mais aujourd’hui je ne sais pourquoi j’ai peur.

— Même avec moi ? demanda Hector.

— Surtout avec vous, répondit Saphir, et surtout pour vous. Oh ! comprenez-moi bien, s’interrompit-elle, j’ai confiance en votre courage, en votre force, je vous ai choisi entre tous pour vous admirer et pour vous aimer… Mais si je vous perdais…

— Chère, chère enfant ! murmura Hector attendri.

— Je ne suis pas une enfant, dit-elle, j’ai essayé de vous fuir. Au lieu de venir au rendez-vous que je vous avais donné là-bas, j’allai loin, bien loin, mais votre souvenir me suivait ; je vous cherchais, je relisais vos lettres. Et quand je voyais dans les livres, car je ne sais rien que par les livres, la distance qui nous sépare tous deux, moi, pauvre fille d’une caste méprisée… et ridiculisée, ce qui est plus cruel ! — et vous si fier, si beau, noble, riche…

— Oui, dit Hector, je suis riche, et que Dieu en soit loué, puisque ma fortune est à vous !

— Je pensais, poursuivit Saphir comme si elle n’eût point pris garde à l’interruption, que vos paroles étaient celles de tous les jeunes gens, que vos lettres… Ah ! c’est vous qui étiez un enfant quand vous écrivîtes ces lettres !

Hector voulut protester. Saphir poursuivit :

— Les livres n’apprennent pas tout, les livres frivoles que j’ai lus, mais ils enseignent du moins le gros de la vie. Non, non, moi, je ne suis plus une enfant ; j’ai plus médité peut-être que les jeunes filles de mon âge appartenant au monde, je me disais souvent, très souvent : J’ai bien fait de fuir. Tout est contre moi. Ce serait folie à lui de me chercher, et comment me retrouverait-il ? Nous sommes séparés à jamais.

« Et pourtant, je vous attendais tous les jours, s’interrompit-elle.

Elle souriait, appuyée qu’elle était des deux mains au bras d’Hector. Celui-ci contemplait en extase sa délicieuse beauté que l’ombre de la nuit faisait plus suave et presque divine.

Ils allaient lentement, serrés l’un contre l’autre. Les paroles se pressaient sur les lèvres d’Hector, mais il les retenait, écoutant avec ivresse cette voix qui descendait jusqu’au fond de son cœur.

— N’est-ce pas que vous avez toujours pensé à moi un peu ? demanda-t-elle soudain avec une gaieté enfantine.

— Vous avez été le rêve de toute ma vie, répondit Hector.

— Si vous m’aviez oubliée tout à fait, murmura-t-elle, je l’aurais su, quelque chose me l’aurait dit. J’étais avec vous sans cesse, avec vous autrement que par la pensée… et tenez, j’ai été malade une fois, bien malade ; ces bonnes gens qui m’aiment tant et que je continuerais d’aimer, quand même je deviendrais une princesse, crurent que j’allais mourir. J’avais vu par la fenêtre de ma chambre une fois que nous étions en voyage…

Elle s’arrêta pour le regarder fixement et reprit :

— Il n’y a pas bien longtemps de cela, c’était en venant à Paris, et depuis lors je ne me suis jamais bien guérie.

— Mais qu’aviez-vous donc vu ? demanda le jeune comte.

— Vous le saurez, et il faudra me répondre franchement.

Elle sentit sa main pressée contre le cœur d’Hector.

— Franchement, répéta-t-elle avec gravité ; quand on me trompe, moi je devine, et j’aime trop pour ne pas être jalouse.

Hector cessa de marcher.

— Je suis encore bien jeune, dit-il, mais voilà deux ans déjà que je passe dans le monde, et les plaisirs de Paris ne me sont pas inconnus. Je n’ai jamais aimé que vous, et je n’aimerai jamais que vous. Je vous en prie, dites-moi ce qui causa votre chagrin.

— Pas maintenant, répliqua Saphir qui semblait toute rêveuse.

Puis avec pétulance :

— J’ai fait ma première communion, dit-elle, on m’a donné un nom de sainte. Je songe à cela parce que je vois bien que vous hésitez à m’appeler Saphir.

— C’est vrai, balbutia Hector ; mais n’en soyez pas offensée. Si vous saviez comme votre malheur ajoute à ma tendresse et grandit mon respect pour vous !

Quand il se tut, Saphir l’écouta encore.

— Chaque fois que je rêvais de vous, pensa-t-elle tout haut, vous me parliez ainsi. Pour ma première communion, ils me donnèrent le nom de la Vierge Marie : voulez-vous m’appeler Marie ?

Les lèvres d’Hector s’appuyèrent sur sa main.

— Marie ! murmura-t-il, mon adorée Marie !

— Vous faites bien de me plaindre, reprit-elle, et pourtant ces bonnes gens ne m’ont pas rendue malheureuse, allez ; je suis reine dans cette humble famille, et ce sont eux qui m’ont donné la première idée de ma naissance.

— Votre naissance ? répéta Hector timidement.

— Oh ! vous êtes bon, dit-elle d’un ton pénétré, vous ne riez pas, merci !

Puis, riant elle-même, mais avec une singulière tristesse, elle ajouta :

— Monsieur le comte Hector de Sabran, vous savez bien que toutes les filles trouvées comme moi se croient les enfants d’un prince et d’une princesse.

— Marie, chère Marie, s’écria Hector, pourquoi me parlez-vous avec cette amertume ?

— Parce que, répondit-elle en baissant la voix, il y a un moment où mon rêve s’arrête. Je n’ai jamais pu aller au-delà. Je sais bien que vous m’aimez ; pour le savoir, je n’ai pas eu besoin de l’entendre de votre bouche… mais vous êtes le comte de Sabran, et je suis mademoiselle Saphir.

Elle sentit sur sa main les lèvres d’Hector.

— Vous êtes mon amour, dit-il d’un accent plein de passion, vous êtes mon espoir et mon avenir tout entier. Ce que vous appelez votre rêve, c’est la réalité de notre vie. Rien ne l’arrêtera, ce rêve, je suis libre ; mon père et ma mère sont morts.

— Ah !…, fit la jeune fille qui releva sur lui ses grands yeux pleins de larmes.

— Je suis libre, répéta Hector dont la voix s’animait ; le monde est grand et il y a autre chose que l’Europe. Si vous craignez le passé de mademoiselle Saphir, Marie, un passé bien pur, mais qui, pour le vulgaire, pourrait être matière à raillerie, les biens de ma famille sont au Brésil. Dites un mot, je vous emmènerai, et nous creuserons ainsi l’abîme entre madame la comtesse de Sabran et celle que l’injustice du sort égara un instant si loin des brillants sentiers qui lui appartiennent.

Saphir ne répondit pas tout de suite ; sa respiration était courte et pénible.

Dans le silence qui suivit et vers la partie de l’avenue qui tournait du côté de l’esplanade, ils entendirent tous deux un vague bruit.

Tous deux regardèrent. Ce pouvait être le vent, car les premières rafales d’un orage soulevaient en tourbillons la poussière et les feuilles sèches.

La nuit était de plus en plus sombre. On voyait seulement de distance en distance, sous les arbres, les pâles échappées de clarté qui venaient des becs de gaz.

Aussi loin que le regard de nos deux amants pouvait se porter, l’avenue était déserte.

— Vous ne me répondez pas, Marie ? dit Hector au bout d’un moment.

— Je ne peux pas vous répondre, répliqua la jeune fille.

— Pourquoi ?

— C’est mon secret, dit-elle avec un sourire mélancolique. Mais est-ce que j’ai un secret pour vous ? Il y a deux choses dans mon existence, rien que deux, qui ont occupé uniquement ma pensée. Je devrais commencer par la première, mais vous êtes la seconde, Hector, et je ne sais plus laquelle tient en moi la plus grande place. Je ne vis que pour vous et pour ma mère.

— Votre mère ! s’écria Hector, sauriez-vous ?…

— Je ne sais rien, rien absolument, interrompit-elle. Il y a plus, ce que je prends pour de vagues souvenirs m’a été suggéré, sans doute après coup, par la seule personne qui se soit occupée de mon intelligence et de mon instruction. Écoutez-moi, Hector, je vous dois cela comme tout ce qui est à moi, puisque je me donne à vous sans réserve.

Il la serra dans ses bras, et ce fut elle qui tendit son front au premier baiser.

La lueur fugitive du réverbère voisin éclairait ses beaux yeux pleins d’amour et de fière pudeur.

— Il n’y a rien de certain, reprit-elle, sinon une seule circonstance, c’est que je ne suis pas née dans la maison de ceux qui m’ont tenu lieu de parents. J’essayerais en vain de rendre avec clarté ces impressions, confuses comme un brouillard ; il me semble que je me souviens de m’être souvenue : c’est le reflet d’un reflet ; je crois que ma pensée, sans cesse tournée vers cette brume, s’égare elle-même et prend l’imagination pour la mémoire. D’où venais-je ? je l’ignore, mais je venais de quelque part dans Paris, j’en suis sûre. Je savais parler quand j’ai quitté ma mère, et la terreur indéfinissable qui reste encore en moi me dit que je fus enlevée par la violence. Le résultat de cette violence fut de me faire perdre la parole pour longtemps, et peut-être aussi la pensée. Je sens tout cela mieux que je ne l’exprime et pourtant je le sens très imparfaitement… La personne dont je vous parlais, qui m’a appris à lire, à écrire et le peu que je sais, était alors un saltimbanque qui avalait des sabres. J’ignore ce qu’il est maintenant. Je l’ai revu ces jours derniers et j’ai refusé de l’écouter, parce que ses paroles étaient de celles qu’on ne doit point entendre. Je ne pourrais donner aucune preuve à l’appui de ce que je vais vous dire, ma mémoire elle-même est vide à cet égard ; je n’ai qu’un indice, c’est la frayeur indéfinissable qu’il m’inspirait à de certains moments. Cet homme a dû être mêlé au drame qui me sépara de ma mère, j’en ai la conviction ; d’ailleurs il me parlait de ma mère, il est le seul qui m’ait parlé de ma mère en ce temps-là ; il la plaçait dans un noble hôtel ou dans un château, et moi j’aurais juré que ses paroles se rapportaient aux fugitives impressions qui restaient en moi. Je n’ai pas toujours bien compris sa pensée, mais j’ai compris une fois, voici de cela plus de deux ans, qu’il voulait subjuguer ma jeunesse en la flétrissant, m’enchaîner à lui, me faire son esclave, et je l’ai chassé.

Malgré la nuit, on pouvait voir la pâleur qui était répandue sur le visage d’Hector.

— Et où est-il, ce misérable ? prononça-t-il d’une voix étouffée.

— Il est à Paris, répondit Saphir. Je lui dois beaucoup ; et cependant je ne saurais lui pardonner. Il est au monde la seule créature que je déteste.

— Malheur à lui ! dit Hector.

Elle l’entraîna vers un banc de pierre et s’y assit en disant :

— Je suis bien lasse. J’ai la fièvre quand je parle de ces choses. Me comprendrez-vous, Hector, quand j’ajouterai que je n’ai aucun moyen de reconnaître ma mère, et que cependant je dois rester en France ? À mes yeux, c’est un devoir sacré. Mon cœur me disait que vous viendriez, vous voyez bien qu’il ne m’a pas trompée. Mon cœur me dit aussi que je retrouverai ma mère.

Elle se tut. Hector restait pensif à ses côtés.

— Vous ne dites rien, murmura-t-elle.

Puis changeant d’idée tout à coup :

— Moi, s’écria-t-elle, j’aurais un moyen de me faire reconnaître par ma mère, et c’est en songeant à cela, à cela qui prouve si bien la bonté de Dieu, que j’ai voulu un jour me rapprocher de Dieu. Je suis pieuse, Hector, parce que Dieu m’a marquée d’un signe visible qui me rendra tôt ou tard les baisers de ma mère.

Hector, depuis quelques instants, était en proie à une singulière agitation. Il se souvenait de l’entretien qu’il avait eu l’avant-veille dans cette solitaire avenue du bois de Boulogne avec Mme la duchesse de Chaves.

Les amoureux croient aux miracles ; il était ému jusqu’à la fièvre ; il pensait :

— Si c’était elle !

À son insu, ces mots vinrent jusqu’à ses lèvres.

— Que dites-vous ? demanda Saphir avec reproche, vous ne m’écoutez plus.

Hector se laissa glisser à genoux et prit deux belles petites mains qui frémirent entre les siennes.

— Je ne sais pas si je suis fou, murmura-t-il, je vous aime tant, Marie, et il m’a été si doux, si consolant de causer de vous avec elle !

— Avec qui ? demanda Saphir, qui essaya un mouvement pour retirer ses mains.

— Avec quelqu’un qui vous aime déjà, répondit le jeune comte, parce que je vous aime, avec ma seule amie, avec une femme si bonne, si belle…

— Si belle ! répéta Saphir.

Elle ajouta tout bas :

— Je la connais, je l’ai vue ; c’est elle qui était dans la calèche. Vous suiviez à cheval ; vous vous penchiez, souriant et heureux, à la portière.

— Route de Maintenon à Paris ! s’écria Hector, c’est vrai… n’est-ce pas qu’elle est belle ?

— Trop belle ! répliqua Saphir d’une voix changée. Je ne vous ai pas encore dit de qui j’étais jalouse…

— Vous ! jalouse d’elle !

— Dites-moi son nom.

— Madame la duchesse de Chaves.

— Ah ! murmura la jeune fille, une duchesse ! et vous songiez à elle auprès de moi !

— Je songeais à elle et c’était songer à vous, Marie, ma bien-aimée, Marie ! De même que vous me dites aujourd’hui : je cherche ma mère, hier elle me disait : je cherche ma fille…

— Sa fille ! s’écria Saphir ; elle ! si jeune !

— Sa fille qui aurait votre âge, sa fille qui fut enlevée, comme vous, à Paris, et à la même époque que vous.

La tête de Saphir tomba sur l’épaule d’Hector.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle. La duchesse de Chaves ! ce nom n’éveille rien en moi… et pourtant, voyez comme mon cœur bat ! S’il se pouvait que ma mère me fût rendue par vous ! Si Dieu voulait… Ah ! au secours !

Ces derniers mots furent un cri déchirant.

Elle avait vu une forme sombre qui se détachait de l’arbre voisin ; une main s’était levée au-dessus de la tête d’Hector qui rendit un râle et tomba foudroyé.

Saphir ne put jeter qu’un cri.

Un bâillon fut noué par-derrière sur sa bouche.

Une voiture arrivait au galop par le quai Billy, du côté de l’esplanade.

Trois hommes, qui jusqu’alors avaient été cachés par les arbres, entouraient maintenant le banc au pied duquel Hector gisait sans mouvement.

La voiture s’arrêta juste en face des trois hommes. Deux d’entre eux soulevèrent Saphir, qui se débattait, et l’introduisirent dans la voiture dont ils refermèrent la portière.

Elle voulut s’élancer dehors ; elle n’était pas seule dans la voiture, où deux robustes mains comprimèrent ses mouvements.

— Allez ! dit-on sur le quai.

— Où ça ? demanda le cocher.

— À l’hôtel, lui fut-il répondu avec impatience.

Le cocher ne savait rien sans doute, car il demanda encore :

— Quel hôtel ?

— L’hôtel de Chaves, parbleu !

Saphir entendit ces derniers mots comme en un rêve. Au moment où la voiture s’ébranlait, elle cessa de se débattre et s’affaissa, évanouie.