L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 18

Laffont (p. 459-466).
Deuxième partie


XVIII

Décadence d’une grande institution


Il y avait quelque chose d’extraordinaire, ce soir, dans le petit salon du café Massenet qui servait de lieu de réunion aux membres du Club des Bonnets de soie noire. Ces messieurs étaient venus assez tard ; les garçons avaient pu remarquer chez eux de l’agitation et du souci ; ils étaient pâles, inquiets ; tout, jusqu’à leur costume, sentait le trouble, et il y eut au billard des mauvaises langues pour dire :

— Ça va mal ! on jurerait une volée de banqueroutiers qui va partir pour la Belgique.

La poésie et l’histoire ont consacré chèrement la gaieté de nos soldats aux heures qui précèdent la bataille. Tant qu’il y aura des maîtres pour tenir le pinceau, on éclairera des lueurs rougeâtres du bivouac le sommeil paisible de Napoléon, à la veille d’Austerlitz. Il y a des anecdotes légendaires sur la tranquillité un peu bourgeoise de Turenne, sur la splendide confiance de Condé et sur la soif héroïque de Vendôme. Henri IV seul fut accusé de coliques, dont il se guérissait à grand renfort de bons mots et d’estocades.

Nous sommes le peuple rieur, insouciant ; notre vaillance est dans notre gaieté, et nos bandits eux-mêmes furent de tout temps d’excellents personnages de comédie.

Et pourtant, dit-on, un vent de tristesse passa sur nos camps vers les derniers jours de l’empire. La veille de Waterloo fut mélancolique.

Ces messieurs étaient là, mornes et de mauvaise humeur, autour de la table où brûlait le punch au kirsch. Les habitués du billard avaient raison : aucun d’eux ne portait son costume de tous les jours. Malgré la saison d’été, ils avaient tous un double vêtement, et leurs poches gonflées parlaient de déménagement.

— Il va faire un temps abominable, dit Comayrol d’un accent méridional baissé de plusieurs tons.

— Un temps affreux ! répétèrent toutes les voix à la ronde avec des inflexions diverses et plaintives.

Le bon Jaffret ajouta :

— C’est à ne pas jeter un chien dehors.

Par le fait, l’orage que nous avons vu menacer tout à l’heure sur le quai commençait à se déchaîner ; on entendait la pluie tomber à torrents, et le vent secouait les volets fermés de la fenêtre.

— Nous avons tous nos parapluies, dit le fils de Louis XVII, qui était le moins lugubre des assistants.

On lui jeta des regards de travers.

— Quand on n’a rien à perdre…, commença le bon Jaffret.

— Vayadious ! interrompit Comayrol, ce n’est pas que je me plaigne du trop de foin qu’il y a dans mes bottes, mais on aime à connaître ses chefs, et ce marquis-là me déplaît !

— Messieurs, je l’ai vu à l’œuvre, dit le Dr Samuel dont la néfaste figure ne pouvait pas beaucoup s’assombrir. Ce garçon n’est pas le premier venu. Il a monté en ma présence une mécanique qui me semblait d’abord grossière et puérile, mais qui a réussi complètement. Cette fille dont je vous ai parlé, la fille à la cerise, est installée à l’hôtel de Chaves et madame la duchesse l’a bel et bien reconnue.

— Ça, c’est joli ! dit Jaffret, qui eut malgré lui un sourire, on a beau être de l’opposition, il faut de la justice : c’est joli !

— Qui a les instructions ? demanda Comayrol.

— Ce n’est pas moi, répondit Jaffret, et je ne suis pas trop fâché que monsieur le marquis ne m’ait pas honoré de sa confiance. Est-ce vous, docteur ?

Samuel répondit négativement.

— Alors, nous en sommes au même point qu’hier au soir, dit Comayrol ; ce ne sera peut-être pas encore pour cette nuit.

Un soulagement visible éclaira toutes les physionomies.

— Ah ! mes pigeons, murmura Jaffret avec un soupir, où est notre ardeur d’autrefois ?

— La tienne est dans ta caisse, bonhomme, répliqua l’ancien clerc de notaire.

Il ajouta :

— Je parie que le prudent Annibal a trouvé moyen de faire une petite absence.

— Tant pis pour lui ! s’écria le fils de Louis XVII. Le Maître n’a pas l’air d’aimer la plaisanterie… Voyons, buvons un peu, que diable !

Il versa du punch dans les verres, mais personne, excepté lui, n’y toucha.

Comayrol se leva et alla ouvrir la double porte du corridor qu’il referma ensuite avec soin.

— J’ai déjà examiné les contrevents, dit-il en reprenant sa place, personne ne peut nous voir ni nous entendre, cette fois. Parlons à cœur ouvert. Nous nous sommes fait rouler, mes bons, rouler en grand, il n’y a pas à marchander. Nous avions une affaire magnifique, arrangée industriellement, le duc était à nous, comme le joueur est au croupier, et c’est tout au plus si nous risquions quelque petite brouille avec la police correctionnelle. Tout à coup, cet oiseau-là est tombé au milieu de nous par le tuyau de la cheminée, avec tout notre attirail du temps jadis : des couteaux, des fausses clefs : la misère ! Nous n’avons plus vingt ans ; il nous ramène tout droit à la cour d’assises. Moi, ça ne me va plus.

— Ça ne va à personne, fit observer le bon Jaffret.

— J’ai déjà vu quelque chose de pareil, continua l’ancien clerc de notaire, quand Marguerite de Bourgogne prit de force la maîtrise ; mais Marguerite de Bourgogne était comtesse, comtesse de Clare, et nous avions vingt ans de moins.

— Vingt-cinq ans, rectifia le bon Jaffret.

— Où voulez-vous en venir ? demanda Samuel, qui tournait ses pouces avec une apparence de tranquillité.

Comayrol baissa la voix pour dire :

— Si on lui brûlait la politesse ?

— Ou la cervelle ? traduisit le docteur. Qui se chargera de cela ?

Il y eut un silence pendant lequel on entendit marcher dans le corridor.

— On vient de la part de monsieur le marquis de Rosenthal, dit monsieur Massenet au travers de la porte.

— Faites entrer ! s’écria Comayrol, reprenant son ton de joyeux vivant. Nous étions en train de boire à sa santé.

Similor, en grande livrée, passa le seuil. Il salua en maître à danser et marcha vers la table, le jarret tendu, les pieds en dehors. À la différence des convives, la bonne humeur fleurissait son teint. Il avait rajeuni de quatre lustres.

Il attendit le bruit que devait faire la seconde porte en se refermant à l’autre bout du corridor, et salua de nouveau de l’air le plus agréable.

— C’est pour avoir l’honneur de vous annoncer qu’il fait jour, dit-il, grand jour, plein soleil, quoi ! et que le diable en va prendre les armes. Il m’est agréable de revoir des chefs à qui j’ai obéi dans le temps avec fidélité, et dont je suis devenu presque l’égal par le lien de parenté qui m’unit à mon fils, lequel m’a chargé de vous communiquer que c’est décidément pour cette nuit la danse.

— Nous sommes prêts à obéir au Maître, répondit le bon Jaffret.

— Vous, s’écria Similor avec admiration, vous n’avez pas vieilli d’une semelle : vous êtes aussi ratatiné qu’autrefois. Par exemple, le Louis XVII a été changé en nourrice et monsieur Comayrol n’a plus si bonne mine… Je boirais un verre de punch avec plaisir.

Samuel lui tendit son verre plein.

Similor le lampa d’un trait et prit dans sa poche un pli qu’il ouvrit.

— Ordre du Maître, dit-il en s’approchant de la lumière pour lire :

« Nos amis doivent se tenir en permanence au lieu ordinaire de la réunion, et m’attendre fût-ce jusqu’au jour… »

— C’est fait, s’interrompit Similor, vous n’avez pas envie d’aller vous coucher, pas vrai, mes vénérables ?

Il reprit :

« Les simples doivent être réunis chez le marchand de vin de la place Saint-Michel, prêts à partir au premier signal. »

— C’est fait, dit à son tour Comayrol, ils sont là-bas douze hommes de premier choix et dont le Maître sera content.

— Nous avons encore un assez joli personnel, ajouta le bon Jaffret, par-ci par-là, dans les coins.

— Je suis chargé, poursuivit Similor, de porter moi-même le signal à ces braves. C’est moi qui ai l’honneur de mener l’expédition.

Samuel traça une ligne de chiffres sur une page arrachée à son calepin et la lui remit.

— Le chef des simples est le vieux Coyatier, dit-il. Vous lui donnerez cela et vous direz : « Marchef, au galop ! »

— Bon ! fit Similor avec importance. Compris. Je suis chargé encore de vous faire savoir, dans le cas où ça vous plairait, de vous mêler à la polka, que le signal pour ouvrir la grille, là-bas, avenue Gabrielle, est d’allumer sa pipe avec une allumette chimique, et que les mots de passe sont tempête — tant mieux.

Tout le monde s’inclina.

— Je suis chargé enfin, acheva Similor, de rapporter au Maître les noms de ceux qui manquent à la réunion de ce soir.

— Il ne manque que notre cher Annibal, répondit Jaffret, et il va peut-être venir.

— Quant à ça, non, répliqua vivement Similor. Y a-t-il longtemps qu’on n’a coupé la branche chez vous ?

Il y eut dans le cercle des Habits Noirs un moment de singulier malaise,

— Très longtemps, répondit Samuel sèchement.

— Eh bien ! dit Similor en acceptant un second verre de punch qu’on ne lui offrait point, ça vous paraîtra comme si c’était du fruit nouveau. À vous revoir, mes vénérables, et soyez bien sages !

Il remit son chapeau sur sa tête, gagna la porte d’un pas théâtral et sortit.

Quand il fut dehors, Jaffret enfla ses maigres joues et regarda tour à tour ses compagnons. L’effroi était peint sur tous les visages.

— Oui, oui, grommela-t-il avec abattement, nous sommes des vénérables !

— Vayadious ! s’écria Comayrol, s’il ne s’agit que de casser quelque chose ou quelqu’un…

— Annibal a désobéi, prononça froidement le Dr Samuel.

Jaffret glissa vers lui un regard aigu et murmura de sa voix la plus douce :

— Le fait est qu’il a désobéi.

Le sang monta aux joues de Comayrol, mais il ne parla plus. La défiance était née au sein même du cénacle.

Ils restèrent tous désormais silencieux et immobiles, à l’exception du fils de Louis XVII, nature heureuse, qui buvait de temps en temps un verre de punch.

On entendait la pluie et le vent faire rage au-dehors.

Ils attendirent ainsi longtemps. Minuit sonnait à la pendule quand le bruit sec et vif du talon de monsieur le marquis de Rosenthal attaqua le carreau du corridor.

Le vieux sanhédrin s’éveilla et toutes les têtes se dressèrent plus pâles.

— Messieurs, dit Saladin en entrant et d’un ton très leste, l’heure est avancée, mais je ne suis point en retard : on ne dort pas encore à l’hôtel de Chaves.

Il alla s’asseoir sur le divan, assez loin du cercle qui entourait la table.

— Je suis très las, dit-il, j’ai considérablement travaillé aujourd’hui. Les mesures à prendre étaient fort compliquées, je les ai prises, et désormais nous sommes absolument certains du succès.

— Bravo, Maître ! fit le prince tandis que les autres se taisaient.

Saladin continua comme s’il eût reçu l’accueil le plus sympathique.

— Les deux millions de la commandite vous regardent, messieurs ; vous êtes bien sûrs qu’ils sont en caisse ?

— Nous en sommes sûrs, répondit Jaffret.

— Moi, reprit Saladin, je puis vous annoncer officiellement que monsieur le duc lui-même a été toucher aujourd’hui les quinze cent mille francs envoyés du Brésil chez messieurs de Rothschild.

— C’est bien de l’argent, fit Comayrol à voix basse.

— Trouvez-vous qu’il y en ait trop ? demanda le marquis d’un ton sévère.

« Messieurs, s’interrompit-il, je n’ai jamais beaucoup compté sur vous, je veux que vous sachiez bien cela. J’avais besoin de votre organisation et de vos hommes qui sont de bons instruments ; je suis venu vous les demander. Mais quant à vous, votre âge et votre prudence (il appuya sur ce dernier mot) vous classent naturellement dans la réserve.

Jaffret et le docteur approuvèrent d’un signe de tête. Comayrol grommela :

— Nous n’avons pas encore perdu toutes nos dents !

— Moi, dit le Prince, si on avait voulu, j’aurais été au feu comme un jeune homme.

Saladin continua :

— Il est dans mes intentions de ne pas vous compromettre plus que moi-même ; mais comme je n’ai pas plus confiance en vous que vous n’avez confiance en moi, vous devez être compromis juste autant que moi-même.

— Nous voudrions savoir…, commença Jaffret.

— Ceci est hors de discussion, interrompit Saladin d’un ton péremptoire ; j’ai dit : je le veux. Maintenant, je désire vous mettre rapidement au fait de ce qui va avoir lieu. J’ai passé la plus grande partie de la journée à l’hôtel de Chaves, où je suis un peu comme chez moi ; le Dr Samuel a pu vous en dire la raison : je connais les êtres de l’hôtel aussi bien que si je l’avais habité dix ans. Je n’ai pas à vous apprendre que les bureaux et la caisse sont dans l’aile droite, au rez-de-chaussée, gardés par deux employés que monsieur le duc a amenés du Brésil et qui couchent dans les bureaux mêmes. Ils sont tous les deux très bien armés, mais ils ne s’éveilleront pas cette nuit. J’y ai mis ordre.

— Hein ! fit le Prince avec une velléité d’enthousiasme, nous avons enfin un homme à notre tête.

— Ne m’interrompez pas, dit Saladin, sans perdre sa froideur. Monsieur le duc de Chaves habite le premier étage à gauche, en entrant par l’avenue Gabrielle, tandis que madame la duchesse occupe l’aile droite. J’ai fait en sorte que mademoiselle de Chaves, dont il a été question entre nous sommairement, l’autre soir, ait pris pour logement particulier un très joli pavillon en retour sur le jardin. Vos hommes, les simples, comme vous les appelez, ont à l’heure qu’il est la carte exacte de ces diverses distributions, et mon valet de chambre, ou si mieux vous aimez mon père, qui les conduit, a pu, grâce à moi, visiter les lieux au jour. Mlle de Chaves, qui n’a rien à me refuser, attendra à la grille…

— Par le temps qu’il fait ! murmura le bon Jaffret, toujours compatissant. Pauvre chère jeune personne !

— C’est un beau temps, répliqua Saladin. Le feu d’une allumette chimique lui donnera le signal d’ouvrir. Elle échangera le mot de passe avec nos hommes et les conduira elle-même aux bureaux dont elle a la clef.

— Quel ange que cette jeune demoiselle ! s’écria le Prince attendri.

Les autres, malgré eux, écoutaient avec intérêt.

Ils ne pouvaient refuser à ce Maître qui s’imposait à eux la précision du coup d’œil et la netteté de l’exécution.

— Autre chose, poursuivit Saladin. L’ancien Maître Annibal Gioja est en ce moment même à l’hôtel de Chaves où il a introduit une jeune fille que je lui avais ordonné de respecter. Ce n’est pas à vous, messieurs, que j’ai à rappeler les lois de notre institution. Vous allez, s’il vous plaît, décider à l’instant même du sort d’Annibal Gioja. Suivant mon opinion c’est le cas de couper la branche.

Cette expression, que nous avons déjà employée et qui a son explication dramatique dans un autre récit, faisait partie du vocabulaire secret des anciens Habits Noirs ou Frères de la Merci.

C’était un peu, et dans une acception plus terrible, ce que les boursiers appellent « exécuter » un homme.

Il n’y eut qu’une seule voix pour prendre la défense du malheureux Napolitain. Comayrol prononça quelques paroles timides en sa faveur.

— Je n’ai ni haine ni colère contre Annibal Gioja, répondit Saladin. Il n’a fait que son métier en vendant cette fille. Mais en faisant son métier, il nous a nui ; cela suffit pour qu’il doive être châtié.

— Maître, demanda Jaffret, puis-je faire une observation ?

Saladin répondit par un signe de tête affirmatif.

— Annibal est un fin matois, dit le bonhomme, et il connaît aussi bien que nous. Les oreilles doivent lui tinter, en ce moment, comme s’il entendait ce que vous venez de nous dire.

— Vous craignez qu’il trahisse après avoir désobéi ? demanda Saladin.

— Je crains que ce soit chose faite. La police est peut-être déjà à l’hôtel de Chaves.

Samuel, Comayrol et le Prince lui-même semblaient fort ébranlés par cette opinion.

— Mes frères, répondit Saladin, il se jouera plus d’un drame, cette nuit, à l’hôtel de Chaves ; vous ne savez pas encore ce que je vaux. Monsieur le duc sera fort occupé, et l’on n’entendra guère au premier étage nos travailleurs du rez-de-chaussée. Quant au vicomte Annibal, il n’est pas homme à casser les vitres sans nécessité. Je l’ai vu aujourd’hui même et comme, par des motifs qui me regardent, j’avais complètement changé d’avis au sujet de la jeune fille dont il s’occupe, je lui ai donné à peu près carte blanche. En le jugeant d’après son caractère, il aura voulu gagner deux fois : d’abord le prix de l’enlèvement, ensuite sa part dans l’opération.

— Mais, dit Comayrol, si vous lui avez donné carte blanche, il n’a pas désobéi.

— Nous, de notre côté, poursuivit Saladin sans répondre, nous suivons l’antique usage de notre association. Pour tout crime, il faut un coupable. Annibal est tout rendu sur le théâtre du crime : je veux qu’il soit le coupable.

— Il parlera, s’écrièrent deux ou trois voix.

Saladin repartit lentement :

— Il ne parlera pas !

À ces derniers mots, il se leva après avoir consulté sa montre.

— Messieurs, dit-il, vous êtes armés, je suppose ?

Ils l’étaient, les malheureux, surabondamment. Ce qui gonflait leurs poches, c’étaient des armes de toutes sortes : pistolets, casse-tête et couteaux. Ils avaient des épées dans les manches de leurs parapluies.

Jamais si mauvais soldats n’avaient porté à la fois plus d’engins de destruction.

Quand Saladin donna le signal du départ, chacun d’eux mit en ordre son arsenal. C’était à faire frémir. Dans les doublures du seul Jaffret, ce bon, ce pacifique propriétaire, on eût trouvé de quoi défendre une barricade.

Ils suivirent Saladin, leur général, et traversèrent la grande salle du café Massenet où il n’y avait plus personne. Les garçons avaient retardé la fermeture de l’établissement par respect pour eux.

— Nous avons fait une petite débauche, dit Jaffret en passant ; nous dormirons demain la grasse matinée.

Ils sortirent faisant la tortue avec leurs parapluies, j’allais dire leurs boucliers, pour gagner deux fiacres qui les attendaient au-dehors.

Monsieur Massenet, qui les regardait monter en voiture, fit cette observation :

— Je ne sais pas s’ils se sont bien amusés ce soir, les braves messieurs, mais ils s’en vont comme des chiens qu’on fouette.

Vers deux heures du matin la pluie tombait par douches et le vent secouait les grands ormes des Champs-Élysées.

Certes, dans l’opinion des sergents de ville chargés de faire patrouille et qui avaient cherché un abri je ne sais où, pas une créature humaine ne devait être égarée sous ce déluge dans toute l’étendue de l’immense promenade.

Deux fiacres venaient au petit trot, en longeant le Garde-Meuble, conduits par des cochers que le poids de leurs carricks inondés écrasait.

Soit par suite de l’orage, soit que la main de l’homme y fût pour quelque chose, les deux becs de gaz qui étaient à droite et à gauche du jardin de l’hôtel de Chaves ne brûlaient plus. Il y avait là un espace d’une cinquantaine de pas qui semblait noir comme un four.

Au milieu de cet espace sombre et juste en face de la grille, une allumette chimique cria, puis flamba.

Ce fut tout. Personne ne se montra dans le jardin, au-delà duquel on voyait briller plusieurs fenêtres de l’hôtel, malgré l’heure avancée.

Une seconde tentative du même genre eut le même résultat.

C’était Similor en personne qui donnait ainsi le signal convenu, en protégeant l’allumette sous l’abri de son chapeau.

— La demoiselle aura eu peur de s’enrhumer, grommela-t-il. C’est pourtant une jolie nuit pour travailler !

Un œil habitué à l’obscurité aurait pu voir que Similor n’était pas seul. Autour des arbres voisins, il y avait des ombres qui se mouvaient, et un homme, courbé sous la pluie, marchait à pas de loup le long de la grille.

Du bout de l’avenue qui ouvre sur la place de la Concorde les deux fiacres venaient.

L’homme qui marchait le long de la grille s’arrêta en poussant une exclamation d’étonnement.

— La porte est grande ouverte ! murmura-t-il.

— Bah ! dit Similor. Entrez voir, Marchef, mais pas d’imprudence !

Coyatier entra dans le jardin tout noir, et disparut au bout de quelques pas.

Les deux fiacres arrivaient. Similor alla vers la portière du premier et raconta ce qui venait de se passer.

— Il y a une heure que nous sommes ici, dit-il, et de cinq minutes en cinq minutes, j’ai donné le signal. Rien n’a bougé.

En ce moment, Coyatier revenait de son excursion. Il dit :

— La porte de la maison est grande ouverte aussi.

— Que faire ? demanda Similor.

La portière du premier fiacre s’ouvrit, et Saladin sauta dans l’eau qui baignait l’allée.

— Venez, messieurs, ordonna-t-il à ceux qui restaient dans les voitures.

L’instant d’après, sous un toit formé par six parapluies, les membres du Club des Bonnets de soie noire délibéraient.

Les avis étaient partagés ainsi dans ce conclave : Comayrol, le bon Jaffret, le Dr Samuel et le Prince lui-même opinaient pour qu’on s’en allât. Mais Saladin, seul de son bord, leur ordonna de rester, et ils restèrent.