L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 16

Laffont (p. 444-451).
Deuxième partie


XVI

Justin s’éveille tout à fait


La figure du bon Médor exprimait le contentement et l’espoir.

— C’est vrai que vous n’êtes mort qu’à moitié, papa, dit-il, et encore parce que vous le voulez bien. Si on pouvait vous éveiller une bonne fois, tout irait sur des roulettes.

— J’écoute, répéta Justin gravement.

— Ah ! ah ! s’écria Médor, j’en ai long à vous dérouler. Je n’ai jamais jeté le manche après la cognée, moi ; pendant que vous dormiez je cherchais. Voilà quatorze ans que je cherche sans m’arrêter. Je ne vous ai rien dit depuis tout ce temps, parce que ça n’aurait pas servi. Vous ne vouliez pas, quoi ! mais aujourd’hui vous allez marcher, c’est mon idée. Il n’y a plus à reculer. D’abord et pour commencer, cet homme-là a dû être pour quelque chose dans le vol de l’enfant. Je me souviens. Je vois encore sa figure, et ça m’est toujours resté qu’il aurait pu arrêter la voleuse.

— De qui parles-tu ? demanda Justin qui depuis bien des années n’avait pas eu ce regard lucide.

— Je parle du mari de la Gloriette, répondit Médor.

Les yeux de Justin se baissèrent.

— Qui est cet homme ? demanda-t-il encore.

— Un grand seigneur étranger, monsieur le duc de Chaves.

— Ah ! fit Justin, un duc !

— Un vrai duc ! et c’était à lui la voiture qui emmena madame Lily, le jour où vous revîntes à Paris.

— Pour trouver la chambre vide, pensa tout haut Justin. Ma mère avait dit : « J’en mourrai. »

— Ce n’est pas tout, reprit Médor.

— J’ai froid, interrompit le chiffonnier, aide-moi à me remettre sur ma paille. Ma mère en est morte.

— À votre service, répondit Médor qui lui tendit aussitôt les deux mains ; mais n’allez pas vous rendormir, savez-vous !

Justin, avec le secours de son compagnon, parvint à regagner sa couche. Il ne s’y étendit point ; il s’accroupit sur la paille, le menton dans les genoux, et dit d’un accent résolu :

— Non, non, je ne m’endormirai pas.

Médor prit auprès de lui une posture pareille.

— On va causer comme des amis, dit-il ; ça va bien, pourvu que je puisse défiler mon rouleau. De parler, ça n’est pas mon fort, et pourtant il faut que vous sachiez tout, car il m’a passé des idées, quoi ! des idées qui figent le sang. Cette grande maison fermée qu’elle habite est auprès de l’hôtel où ce duc, du temps de Louis-Philippe, tua sa duchesse à coups de hache, une nuit, sans que les quinze ou vingt domestiques entendissent les cris de la bête féroce ou les plaintes de la victime. J’ai peur. Le duc avait une autre femme, une belle. Monsieur Picard me dit dans le temps que cette autre femme-là mourrait bien vite, et ça n’a pas tardé, puisque le duc a épousé la Gloriette. Mais vous ne savez pas ce que c’est que monsieur Picard, papa, et moi j’ai de la peine à commencer par le commencement. Voyons ! s’interrompit-il en heurtant son front d’un coup de poing, je veux pourtant tâcher d’être clair !

— Oui, tâche, murmura Justin qui essuya la sueur de ses tempes ; ma tête est bien faible et j’essaye en vain de te suivre.

— Il y a donc, reprit Médor, que pendant quinze jours je couchai dans le bûcher de la Gloriette, vous savez ça. Je passais mon temps à courir du commissariat de police à la préfecture. On ne connaissait que moi là-dedans, et j’étais à charge à tout ce monde qui se sentait en défaut et qui ne trouvait rien. Je me disais en moi-même : il faut qu’il y ait quelque chose pour qu’on ne rencontre pas seulement une pauvre trace.

« On avait le signalement exact de la voleuse, et ce signalement était fièrement reconnaissable ; les agents qui avait commencé la battue étaient arrivés tout de suite sur le lieu du crime et avaient pu recueillir tous les témoignages. Tout à coup, voilà ce qui arriva, et ça me fit rudement penser : les deux agents s’appelaient monsieur Rioux et monsieur Picard ; l’un d’eux disparut et lâcha le métier, comme s’il avait fait une succession capable de le mettre dans l’aisance. C’était monsieur Picard. Quand il fut parti, la chose ne battit plus que d’une aile, et monsieur Rioux disait à qui voulait l’entendre : c’était Picard qui tenait le fil de tout.

« M. Rioux disait aussi : ce duc a eu tort de lui donner tant d’argent ; il ne faut pas bourrer les chiens de chasse, si on veut qu’ils détalent.

« Voilà donc qui est sûr et certain : l’affaire tomba dans l’eau tout à fait, et quand on en parlait les gens de la préfecture haussaient les épaules. Écoutez bien.

« Un matin, dans une rue de Versailles où j’avalais pour la fête du pays, je me trouvai nez à nez avec monsieur Picard, habillé en bon bourgeois et la trogne rouge comme quelqu’un qui a rudement déjeuné.

« Il y avait déjà du temps que tout était fini, et l’histoire était vieille pour tout le monde, mais pas pour moi.

« J’abordai monsieur Picard comme ça, tout doucement, et je lui dis :

« — Salut, monsieur Picard ; vous avez bien meilleure mine qu’à l’époque.

« — Vous me connaissez donc, l’ami ? qu’il me fit.

« Je lui remémorai les circonstances où j’avais eu l’honneur de le fréquenter dans l’occasion du malheur de la Gloriette.

« — Ah ! qu’il s’écria, bon, bon ! ça date du déluge… et vous étiez un peu tannant, mon brave, voulant toujours que les aiguilles aillent plus vite que l’heure. Et qu’est-ce qu’elle est devenue, cette jolie petite femme-là ?

« Tout en lui racontant ce que je savais, je lui fis la politesse de lui offrir quelque chose.

« — Quoique établi maintenant, me répondit-il, je n’ai pas la fierté du parvenu. Payez une tournée, je paierai l’autre ; j’aime à causer avec les anciens de Paris.

« Nous entrâmes au cabaret, et il commença à me dire du mal de la police, comme quoi s’il avait voulu publier ses mémoires secrets, ça ferait dresser les cheveux des populations, et comme quoi il avait quitté la préfecture pour ne pas s’encanailler plus longtemps avec une racaille, composée de l’écume de la lie des boues de la société moderne. Ils sont tous comme ça, quand ils s’en vont des bureaux ; moi, je ne sais pas ce qu’il y a de vrai dans ce qu’ils disent, et ça m’est égal.

« Mais en bavardant, il buvait ; cet homme-là est encore plus soifeur que bavard.

« Et moi, je le poussais, consommant tournée sur tournée, parce que je voyais bien qu’il en sortirait quelque chose.

« Quand il fut tout à fait bien, je me mis à le contredire, sachant que ça fait mousser les ivrognes.

« — Vous ne me ferez pas croire, m’écriai-je, qu’un duc et millionnaire soit capable de voler des petits enfants.

« — Je n’ai pas dit qu’il a volé la fillette, repartit monsieur Picard, quoiqu’il en aurait été bien susceptible ; j’ai dit qu’il avait profité de la chose et qu’il voulait la belle blonde à tout prix. À tout prix, quoi ! répéta-t-il en donnant un grand coup de poing sur la table. Pour avoir la belle blonde, il aurait mis le feu aux quatre coins de Paris ! Il est fait comme ça, ce sauvage-là ; c’est un troubadour qui a les griffes d’un tigre.

« — Et tenez, s’interrompit-il, je ne donnerais pas une pipe de tabac de l’autre duchesse qu’il avait à Paris en ce temps-là, la première : une belle brune, pourtant ! Tonnerre ! quand il me parlait de la Gloriette, j’entendais le glas de son épouse légitime… Ah mais ! il s’en passe de drôles aussi dans les maisons des riches !

« — Vous parliez donc avec lui de la Gloriette ? demandai-je.

« Il eut un petit peu de défiance pendant un moment. C’était mal engagé ; dame ! je n’ai pas beaucoup d’adresse.

« Mais il avait tant de bleu dans la tête que la défiance passa vite ; il reprit :

« — Vois-tu, vieux, l’occasion se trouve une fois, mais pas deux ; quand on la rencontre, faut l’empoigner. Je n’ai fait de mal à personne… et puis d’ailleurs j’ai donné ma démission, quoi ! On ne peut pas demander à un bourgeois jouissant de sa liberté d’être esclave d’une administration. Nous sommes des Français, dis donc, tous égaux devant la loi. Comme je croyais que le duc voulait retrouver l’enfant, j’y allais comme un lion, parce qu’il payait ; en outre, il y avait la chose de passer sur le corps de monsieur Rioux : un incapable. Voilà donc qu’un matin, j’arrive chez monsieur le duc avec un rapport fait à l’œuf, un bijou de rapport qui établissait comme quoi, ayant passé à l’inspection tous les cochers de place, j’avais trouvé enfin un numéro qui avait connaissance de la vieille femme au béguin et au voile bleu…

— C’est long, s’interrompit Médor, mais tout ça est nécessaire.

— J’écoute et je comprends, répondit Justin qui n’avait pas fait un mouvement depuis le commencement du récit.

Vous jugez, papa, continua Médor, si j’étais tout oreilles. Je suais sang et eau à faire semblant d’être calme.

« Monsieur Picard était en colère et trouvait que je ne m’intéressais pas assez à son histoire. Vieille éponge, va ! je la dévorais, son histoire !

« Et plus il allait, plus ça chauffait. Le cocher avait conduit la vieille au béguin sur la grande route, entre Charenton et Maisons-Alfort ; c’était justement ça qui lui avait donné des soupçons, parce qu’elle avait dit halte à un endroit où il n’y avait pas de bâtisses.

« — Qu’est-ce que je fis ? continua monsieur Picard. Ah ! ils ne me remplaceront pas à l’administration ! Je me rendis sur les lieux avec deux leveurs de première qualité et le cocher. Le cocher nous arrêta à la place même où la vieille était descendue avec le petit enfant — un petit garçon, qu’elle disait, mais ces frimes-là sont connues. On visita les environs ; pas une maison ! et le sentier qu’elle avait pris en quittant la voiture ne menait nulle part, sinon à un champ de betteraves. Bien sûr qu’elle n’avait pas volé l’enfant pour l’enterrer dans les betteraves. Il y avait au coin d’un champ un grand tas de fumier. — Fouille ! que je dis à mes leveurs. Au bout de dix minutes, nous avions le béguin, le voile bleu, un petit toquet à plumes, une petite crinoline et des bottines qui étaient des joujoux…

— Cette fois, s’interrompit encore Médor, n’y aurait pas eu moyen de cacher mon émotion. Je m’écriai franchement :

« — Ah ! dame ! ah ! dame ! monsieur Picard, voilà un joli rapport ! et monsieur le duc dut être fièrement content de vous !

« Monsieur Picard but une tournée, puis se rengorgea et me répondit :

« — Par ainsi, mon gros, il fut si content qu’il m’a fait ma fortune.

« — Mais alors, demandai-je, pourquoi la petiote ne fut-elle pas retrouvée ?

« — Voilà ! répondit monsieur Picard en clignant de l’œil ; tu n’es pas fort, bonhomme !

« Je pris mon air le plus innocent.

« — Tu n’es pas fort, répéta-t-il ; il faudra te mettre les points sur les « i », je vois bien cela. Monsieur le duc me fit ma fortune pour que je supprime le rapport, dont il était si fièrement content.

« Je ne pus retenir un cri.

« Monsieur Picard me regarda d’un air inquiet.

« — Ah ! ah ! fis-je aussitôt en me tenant les côtes, je comprends ! Elle est bonne, tout de même ! Monsieur le duc ne voulait plus qu’on trouve l’enfant.

« — Juste ! il ne voulait que la mère. Et il me fit faire un autre rapport avant de donner ma démission, le rapport d’une troupe de saltimbanques qui s’était embarquée au Havre pour l’Amérique emmenant une petite fille jolie, jolie…

« — De l’âge de Petite-Reine ! m’écriai-je.

« — Juste. Tu y es !

« — Et le duc vint raconter la chose à la Gloriette ?

« — Et la Gloriette, acheva monsieur Picard, suivit le duc comme un pauvre agneau.

Médor s’arrêta. Il regarda le chiffonnier toujours immobile et demanda en homme qui n’est pas bien sûr de son fait :

— M’avez-vous compris un petit peu, papa Justin ?

Celui-ci fit un signe de tête affirmatif.

— C’est cet homme-là, prononça lentement Médor, qui est le mari de la Gloriette.

— Oui, répéta Justin, c’est cet homme-là qui est son mari.

Puis il reprit :

— Qu’est devenue l’autre duchesse ?

— Pour ça, je n’en sais rien, repartit Médor, mais je m’en doute.

— Tu penses qu’elle est morte ?

— Dame ! puisque le duc est remarié.

Les deux mains de Justin se relevèrent pour faire un voile à ses yeux.

— Ce n’est pas tout, dit Médor.

— Ah ! fit Justin dont la voix vibrait sourdement, ce n’est pas encore tout !

— Cet homme-là n’a pas changé, papa, quoique ses cheveux soient gris maintenant, car voici la vraie menace, le grand danger qui m’a fait vous dire : « J’ai peur. » En face de ma cachette, il y a sur l’esplanade des Invalides un grand théâtre, et dans le théâtre une fille qui est sans mentir plus belle que les anges. Il vient des grands seigneurs pour la voir, mais ils perdent leur peine, je le garantis bien, car elle est aussi sage que jolie. Mais la Gloriette aussi était sage. Avant-hier soir, j’ai reconnu notre homme, notre duc. Sa figure est là, voyez-vous, je ne l’oublierai jamais. J’ai reconnu notre duc qui entrait au théâtre avec un de ses compagnons. Quand des gens pareils viennent en foire, on sait ce que ça veut dire.

« J’avais l’idée d’entrer derrière eux, car mon voisin ne me refuserait pas la porte de son théâtre, mais c’est juste à ce moment-là que la Gloriette a passé devant moi, et il m’a bien fallu la suivre pour savoir où elle demeure.

— Pourquoi ne lui as-tu pas parlé ? demanda Justin.

— Ça me fait plaisir de voir comme vous écoutez bien, papa, repartit le bon Médor. Je ne lui ai pas parlé parce qu’elle était avec un beau jeune homme et qu’ils avaient leurs chevaux rue Saint-Dominique. Je n’ai pu les suivre que de loin.

Justin songeait.

— Mais quand je suis revenu de ma course, continua Médor, on sortait du théâtre ; j’ai revu monsieur le duc et son compagnon ; ils causaient tous deux et j’ai compris ceci en les écoutant : Monsieur le duc mettrait le feu aux quatre coins de Paris, comme disait M. Picard, non pas pour la Gloriette, mais pour mademoiselle Saphir !

À ce nom, Justin se mit sur ses jambes d’un seul temps, et secoua sa grande chevelure blanche comme une crinière de lion.

Ce n’était plus le même homme. Ses yeux vivaient, sa taille avait toute sa hauteur.

Pendant que Médor le regardait avec étonnement, il essaya, mais en vain, de répéter ce nom : Mademoiselle Saphir.

Ce nom restait obstinément dans sa gorge.

Il remit ses mains lourdes sur les épaules de Médor, et parvint à prononcer d’une voix étranglée :

— Elle !… elle !… c’est elle ! c’est ma fille !

Médor resta comme accablé sous la stupéfaction. Il doutait. C’était peut-être la folie qui prenait ce pauvre homme.

— C’est ma fille ! répéta Justin avec éclat. Ma fille ! ma fille !

Il saisit les papiers d’Échalot et les feuilleta, cherchant le nom qui le fuyait.

Il marchait en même temps à grands pas solides.

Puis il s’arrêta devant Médor, confondu, pour dire avec un accent profond comme sa colère :

— Ah ! il veut aussi ma fille !

« Mène-moi à l’hôtel de cet homme, ajouta-t-il en faisant un pas vers la porte et d’une voix subitement calmée.

— C’est que…, balbutia Médor.

— Eh bien ! quoi ? mène-moi, je le veux !

— C’est bon de vouloir, murmura Médor, mais on n’entre pas dans cette maison-là ; les gens comme nous du moins.

Justin abaissa son regard sur les haillons qui le couvraient, et une rougeur épaisse vint à son visage.

Il s’arrêta et sa tête se courba.

— J’ai déjà essayé, reprit Médor et même… c’est une idée qui m’était venue : j’ai mis le portrait de la Gloriette dans une lettre et je l’ai portée à l’hôtel.

— Ah ! c’est toi ? fit Justin. J’ai bien cherché ce portrait.

Il lui tendit la main en ajoutant :

— Il était à toi aussi bien qu’à moi.

— Porte close, continua Médor, impossible d’entrer. J’y suis retourné trois fois et j’ai pensé que peut-être c’était cet homme-là qui avait reçu la lettre.

— Il faut entrer, pourtant ! pensa tout haut Justin.

Le travail inusité de la réflexion fronça violemment ses sourcils.

— Viens ! dit-il tout à coup.

Il sortit comme il était, pieds nus et la tête découverte.

Il descendit l’escalier, traversa le terrain et s’arrêta à la porte d’une masure un peu plus grande que les autres et distinguée par cette enseigne :

« Mme Barbe Mahaleur, propriétaire, bureau des locations ».

— Attends-moi, dit-il à Médor.

Et il entra.


Barbe Mahaleur, dite l’Amour-et-la-Chance, mère des chiffonniers, était assise dans son bureau devant un registre couvert d’écritures impossibles. À côté d’elle, il y avait une bouteille d’eau-de-vie et un verre à demi plein.

Mais l’alcool qui empoisonne les uns engraisse les autres. Barbe Mahaleur avait considérablement gagné en grosseur et n’avait rien perdu des teintes écarlates qui embellissaient autrefois son énorme visage.

— Viens-tu payer ton loyer ? demanda-t-elle en reconnaissant Justin. Ça fait pitié de te voir mourir de la pépie, quand tu pourrais lever le coude ici du matin au soir… comme moi, tiens, ma chatte.

Elle lampa le restant de son verre avec ostentation.

— Et c’est de la bonne, ajouta-t-elle, en faisant claquer sa langue, qui fortifie l’estomac au lieu de creuser le monde comme la mauvaise marchandise que tu bois, squelette !

— Je viens vous dire, répondit le chiffonnier, que j’ai besoin de vingt louis.

La grosse femme bondit sur son fauteuil de paille.

— Vingt louis ! répéta-t-elle, rien que ça ! on te pilerait dans un mortier qu’on ne retirerait pas de toi vingt francs, ma poule.

— J’ai besoin de vingt louis, dit pour la seconde fois Justin, et je viens voir à vous les emprunter.

— Vois, vois, mon bonhomme, s’écria Barbe en riant de tout son cœur, tu verras longtemps.

— Vous m’avez souvent demandé, reprit Justin froidement, si je voulais tenir vos écritures.

— Certes, mais tu n’as pas voulu, et te voilà bien bas maintenant.

— Pour vingt louis, je tiendrai vos écritures pendant le temps que vous voudrez.

La grosse femme versa de l’eau-de-vie dans son verre.

— En ferais-tu un acte, ma vieille ? demanda-t-elle.

— Oui, répondit Justin, je ferais un acte.

Il y eut un éclair de malice triomphante dans les petits yeux de Barbe Mahaleur.

Là-bas, dans ces fantastiques pays où l’on peut aller pour six sous en omnibus, mais qui sont plus éloignés de la civilisation que les savanes de l’Amérique, ils ont sur la valeur des contrats des idées toutes particulières et professent pour le papier timbré un superstitieux respect.

Pour eux, ce qui est signé est sacré. La signature, si follement appliquée qu’elle soit, est la garantie robuste, la vérité authentique, par opposition à la parole qui n’est généralement que mensonge.

— Assieds-toi là, mon mignon, dit Barbe en poussant du pied une chaise, et écris, je vais te dicter.

Justin s’assit.

— On n’est pas manchote, reprit Barbe, on sait dresser un sous-seing. Prends du timbre, là dans le tiroir à gauche, et ne fais pas de pâtés.

Elle dicta :

— Je soussigné, Justin…, tu as un autre nom mets-le…, je m’engage à servir madame Barbe Mahaleur, propriétaire, en qualité de commis aux écritures, et généralement pour tout faire, pendant l’espace de quatre années, aux appointements de six cents francs par an, sans nourriture ni droit au logement, et je déclare avoir reçu ce jourd’hui 19 août 1866, la totalité de mes appointements desdites quatre années, comptant, sans escompte.

— Escompte, dit Justin en achevant.

— Relis-moi ça, ma poule.

Justin relut.

— Veux-tu signer pour vingt louis ? demanda Barbe Mahaleur. L’argent est cher et je ne te retiens que deux mille francs.

Elle riait. Justin signa.

— Est-ce bête, les philosophes ! dit Barbe, enchantée de son marché. Après ça, c’est peut-être moi qui perds. Jamais tu ne dureras tout ce temps-là.

Elle prit dans sa caisse quatre cents francs qu’elle mit dans la main de Justin.

— Tu commences demain, six heures du matin, dit-elle.

— Non, répondit le chiffonnier, dans trois jours.

— C’est juste, fit-elle, il faut le temps de boire tes quatre ans. Dans trois jours soit, va-t’en.

Justin sortit.

Sur le seuil il retrouva Médor à qui il serra les deux mains en disant ces seuls mots :

— Nous entrerons.