L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 15

Laffont (p. 438-444).


XV

Le père Justin


Le père Justin, quand il fut seul, se mit à parcourir sa chambre d’un pas lent et mal assuré.

Il allait, les mains derrière le dos, revenant sans cesse à la petite fenêtre par où entrait un rayon de soleil et jetant au-dehors son regard vague.

De temps en temps, sa taille déjetée se redressait comme malgré lui, et il y avait alors dans sa pose je ne sais quoi de majestueux.

La misère a aussi son emphase, et le pinceau des maîtres drape parfois plus noblement les haillons que le velours.

Ainsi placé en face de la lumière, avec ses cheveux blancs mêlés et sa barbe grise, pleine de brins de paille, Justin prenait cette beauté que cherchent les peintres. Maintenant que nul regard ne pesait sur lui, son front avait un étrange reflet de pensées, et l’on comprenait mieux la défaite qui laissait cet homme terrassé tout au fond de son morne malheur.

Deux ou trois fois il prit, en passant, sa bouteille et l’approcha de ses lèvres sans boire.

En ces moments, il y avait sur son visage quelque chose du dégoût qui saisit le malade à la vue du médicament amer.

La dernière fois qu’il prit ainsi la bouteille, il dit en jetant autour de lui son regard découragé :

— Ce sont de bonnes gens… l’enfant aura un père et une mère.

Il jeta la bouteille sur la paille au risque de la briser et murmura :

— Je déteste cela et je ne vis que de cela !

Il s’approcha brusquement du berceau, seul meuble de son misérable taudis.

— Je déteste cela aussi, reprit-il avec un mouvement soudain de fièvre, c’est le passé, c’est le reproche… je mourrai de cela !

Son pas s’était assuré, il fit un tour dans la chambre, la taille droite et le jarret tendu.

— Cerise ! pensa-t-il tout haut ; pourquoi ce nom ? J’aimerais bien mieux devenir fou tout de suite.

Il prit le cahier laissé par Échalot, l’ouvrit et en parcourut les premières lignes.

— À quoi bon ? continua-t-il en laissant retomber ses deux bras. Je sais leur histoire aussi bien qu’eux-mêmes. Ils ont raison, ces gens ; avec l’argent qu’ils ont gagné loyalement et durement, ils ont le droit d’acheter le bonheur… L’enfant sera bien à eux puisqu’ils l’auront payée.

Il y avait dans ces dernières paroles une amertume railleuse, un besoin de frapper qui ne savait à quoi se prendre.

Justin laissa échapper le cahier d’Échalot dont les feuilles s’éparpillèrent sur la paille.

— Ils l’ont appelée Cerise, dit-il encore, comme ils l’auraient nommée Rosette ou Réséda. Ah ! c’est dormir que je voudrais, dormir toujours !

Il revint au berceau et remua les pauvres petits débris qui le couvraient.

— J’avais une fille, pensa-t-il à haute voix, j’avais une femme… j’avais de quoi leur donner noblesse et fortune… et ma mère, qui me prenait tout cela, mourut à l’heure où je n’avais plus qu’elle pour me consoler ! Voici quatorze ans que je vis pour oublier et que je me souviens toujours. Justine aurait seize ans… Mais c’est une chose bien singulière, s’interrompit-il, qu’on m’ait volé ce portrait ! Entre misérables on ne se vole guère, et d’ailleurs le portrait n’avait point de valeur. Non ! il y a des gens qui sont condamnés plus sévèrement que les autres ! Moi, je n’avais plus rien qu’un portrait de femme avec un nuage dans les bras : l’image de mon cœur, ce portrait, le symbole de ma vie ! J’aimais cette femme aussi ardemment que le premier jour, mille fois plus ardemment qu’au temps de notre bonheur… et le nuage, l’enfant que je ne connais pas, je l’aimais, pour sa mère surtout… entre sa mère et moi l’enfant est le suprême lien… un nuage, un nuage !

Il se couvrit le visage de ses mains et un sanglot souleva sa poitrine.

— Ils m’ont volé ce portrait, mon pauvre bonheur, mon dernier souvenir ! Je ne la vois plus là, si belle que mon cœur se fondait à la regarder. Ils ne pourront pas effacer son image de ma mémoire, mais il y avait cela dans ma chambre, et maintenant, il n’y a plus rien. J’ai jeté l’héritage de ma mère au vent, sans rire, sans jouir et en grinçant des dents. Mais cela, je voulais le garder ; c’était à moi, c’était moi, Dieu n’aurait pas dû me le prendre.

Il continuait de chercher machinalement parmi les jouets poudreux et les petites hardes qui couvraient le berceau, mais à la différence de Lily qui, en présence des mêmes reliques, était tout entière à l’enfant, c’était vers la mère que le cœur endolori de Justin s’élançait.

Il aimait, cet homme ; au fond de son abrutissement apparent, il vivait et se mourait d’un grand, d’un terrible amour.

En cherchant, sa main rencontra un objet qui fixa tout à coup son attention. C’était un tout petit carré de canevas comme ceux que l’on sacrifie pour les premiers essais de l’enfant dont le caprice est d’apprendre à broder.

Justin s’accroupit auprès du berceau, tenant le canevas à la main et le considérant avec une attention attendrie.

C’était une relique de la mère, ceci, bien plus encore que de la fille.

On distinguait si bien les points réguliers que la jeune mère avait ajoutés au travail imparfait de l’enfant !

Le carré de canevas n’était pas entièrement recouvert. Ç’avait dû être un des derniers amusements de Petite-Reine, une des dernières complaisances de Lily. On avait fait cela, peut-être la veille du jour où le malheur était entré dans la maison.

Le fond de la tapisserie était d’un blanc rose — couleur de chair — et sur ce fond, rempli par un gros point, ressortit une cerise au petit point qui devait être entièrement de la main de Lily.

Justin comprenait ce jeu ; il entendit presque les paroles échangées entre l’enfant et la mère, pendant que s’accomplissait ce souriant travail qui était une allusion à la secrète beauté dont Petite-Reine était si fière.

Quand Justin se releva, ce fut d’un mouvement violent et plein d’une colère qui n’avait point de motifs apparents. Il rejeta le canevas loin de lui ; il courut à son lit de paille et saisit la bouteille dont il mit le goulot dans sa bouche pour boire, cette fois, une large lampée.

Il ne s’arrêta que pour reprendre haleine.

— Ah ! ah ! fit-il tandis qu’une lueur s’allumait dans ses yeux, du feu là-dedans et deux heures de folie !

Il frappa d’un coup de poing sa poitrine, qui rendit un son rauque, et, se plaçant au milieu de sa chambre avec le volume d’Horace ouvert à la main, il le feuilleta d’un air grave.

Sa joue s’animait à mesure qu’il lisait, et bientôt, cédant à un besoin irrésistible, il se mit à déclamer à haute voix avec une diction latine admirable.

Puis lâchant le livre, il récita de mémoire l’ode entière :


Pindarum quisquis — studet æmulari…


avec des gestes d’énergumène et des éclats de voix qui dénonçaient la démence.

— Ma jeunesse ! ma jeunesse ! s’écria-t-il ensuite, le collège ! ma mère ! Ah ! pourquoi suis-je venu à Paris !…

Et sans transition, d’une voix ennuyée, il se mit à chanter un refrain d’étudiant.

Sa joue était pourpre, mais ses yeux s’éteignaient.

— Il y a des sorts, murmura-t-il, revenant au tas de paille où il prit encore la bouteille. Les haillons étaient dans ma destinée. Moi, le comte Justin de Vibray, je suivis cette fille qui avait des haillons… et je l’aimai… et dans toute mon existence je n’ai pu aimer qu’elle !

Il but, mais le brusque effet de la précédente rasade ne se reproduisit point. Il alla vers la planchette qui supportait sa bibliothèque et y prit Les Cinq Codes qu’il ouvrit pour les rejeter aussitôt avec humeur.

Il essaya de chanter encore ; sa voix s’arrêta dans son gosier.

Il repoussa du pied, en passant, le volume d’Horace qui gisait dans la] poussière.

— Allons ! dit-il tout à coup, ce sont de bonnes gens : je ne dormirai pas, voyons leur affaire !

Il se coucha à plat ventre sur la paille, mit sa tête entre ses deux mains relevées sur les coudes, et commença à lire le manuscrit d’Échalot.

Il n’avait pas parcouru la première page que son attention, violemment excitée, le clouait à la lecture de ces pauvres mémoires que le lecteur a suivis peut-être avec un sourire de pitié.

Nul chef-d’œuvre de l’esprit humain n’eût intéressé le père Justin à un si puissant degré.

La lecture dura deux heures, pendant lesquelles Justin demeura immobile et comme enchaîné par son ardente curiosité.

Il n’avait pas été longtemps à deviner. Depuis ce matin, sa pensée était préparée, mais le long de ces pages où la verbeuse inexpérience du saltimbanque déroulait les faits avec lenteur, Justin cueillait les indices, cherchait avec passion la certitude.

La certitude était dans ce détail qu’Échalot, selon sa propre expression, avait gardé pour la bonne bouche.

Quand Justin fut arrivé au signe porté par mademoiselle Saphir que le bon Échalot avait décrit et nommé tout naïvement la Cerise, il laissa aller le manuscrit et resta longtemps absorbé dans son émotion trop forte pour le misérable état de sa cervelle.

L’ivresse était en lui combattue par son grand trouble, mais, plus forte que son trouble, l’ivresse inerte et lourde le gagnait.

L’heure du transport était passée.

C’était la réaction maintenant, l’abrutissement qui envahissait son esprit comme un épais brouillard.

Il disait tout bas d’une voix monotone :

— Ma fille… c’est ma fille !

Et il restait là, enchaîné par l’engourdissement vainqueur.

Il luttait en dedans.

C’était une lassitude inutile et son dernier signe de vie fut une grosse larme qui coula sur la paille au travers de ses doigts.

Ses bras se détendirent enfin et sa tête tomba pesamment sur ses deux mains croisées.

Le temps passa. Le soleil avait presque fait le tour de la maison, quand on frappa doucement à la porte.

Justin n’eut garde de répondre, mais celui qui frappait était habitué, sans doute, à ses manières, car la ficelle du loquet joua sans bruit et la porte fut ouverte.

Médor entra d’un air timide et respectueux. Son regard alla tout de suite au tas de paille et rencontra en chemin la bouteille à demi vide.

— Ivre mort ! murmura-t-il. Reste à savoir à quelle heure il a bu.

Il marcha dans la chambre en étouffant le bruit de ses pas et vint s’agenouiller auprès du lit.

— Justin, dit-il doucement, père Justin… monsieur Justin !

Le chiffonnier resta immobile et silencieux.

— Faudrait pourtant vous réveiller, reprit Médor avec un accent de prière impatiente. Je suis venu hier, je suis venu cette nuit, je vous ai trouvé endormi toujours, toujours… Voyons, père Justin, éveillez-vous.

Il avait prononcé ces derniers mots en affermissant sa voix. Le chiffonnier fit un mouvement faible.

— Éveillez-vous, répéta Médor qui poussa le courage jusqu’à lui secouer le bras.

Justin gronda d’une voix harassée :

— Je ne dors pas. C’est comme si j’étais mort.

— Oui, oui, parbleu ! murmura Médor, c’est comme ça, en effet, et ça finira par y être tout de bon. Enfin, vous pouvez m’écouter, c’est déjà quelque chose ; j’en ai long à vous dire, père Justin.

— J’en sais plus long que toi, balbutia celui-ci ; mais qu’importe ? Je ne peux plus rien… rien ! Et d’ailleurs, continua-t-il en faisant un effort désespéré pour relever la tête, j’ai bien réfléchi… ah ! j’ai réfléchi tant que j’ai pu. Je disais à ces bonnes gens, car ce sont de bonnes gens : l’enfant ne peut pas être votre fille…

— Quel enfant ? demanda Médor étonné.

— Elle, répondit Justin ; mais c’est vrai, tu ne sais pas… leur fille… c’est terrible à penser ! leur fille ! et pourtant, ils sont autant au-dessus de moi que j’étais au-dessus d’eux il y a quinze ans. Moi, moi, je suis le dernier degré de la misère et de la honte. Moi, rien ne peut me racheter… il vaut mieux qu’elle soit leur fille, puisque je ne peux pas avoir de fille !

Médor écoutait, bouche béante, et comprenait à demi.

— Votre fille ! dit-il, étouffé par son grand trouble ; parlez-vous vraiment de votre fille, papa Justin ?

— Oui, répliqua le malheureux, je parle de celle qui mourrait de honte et de douleur si quelqu’un lui disait en me montrant au doigt : tiens, regarde, voilà ton père. Ah ! je me suis laissé vivre trop longtemps !

Médor l’aidait à se relever. En l’écoutant, il riait et il pleurait tout à la fois.

— Et, dit-il, respirant à chaque mot, vous savez où elle est, votre fille ?

Il soutenait la tête de Justin à deux mains, de façon à bien voir sa figure.

— Oui, balbutia celui-ci, je sais où elle est.

— Mais regardez-moi donc, père Justin ! s’écria Médor. J’ai peur de vous tuer, vous voyez bien… de vous tuer par trop de joie ! Regardez-moi rire et pleurer ! devinez un petit peu, pour que ça ne vous tombe pas comme un coup de massue…

Justin ouvrit les yeux tout grands.

— Quoi… Quoi ? fit-il éperdu, haletant ; est-ce que tu vas me parler d’elle ?

— Oui, répondit Médor, je vas vous parler d’elle. Voyons, tenez-vous bien ! Vous n’avez que quarante ans, que diable ! vous êtes un homme !

— Parle, balbutia Justin qui défaillait, parle vite !

— Eh bien ! dit Médor, vous n’avez pas besoin de chercher des parents pour l’enfant, allez. Si vous savez où est votre fille, tout est fini, car moi je sais où est sa mère.

Justin s’échappa de ses bras et se tint debout, dressé de toute sa hauteur pendant une seconde.

Puis il chancela et Médor s’élança pour le soutenir, croyant qu’il allait tomber à la renverse.

Mais Justin le repoussa encore une fois. Ses jarrets fléchirent ; il s’agenouilla et mit sa tête entre ses mains.

— Lily ! prononça-t-il d’une voix que Médor n’avait jamais entendue. Elle n’est donc pas morte ! Est-ce que Dieu me donnerait cette joie de la revoir ?

— Mais oui, mais oui, répondait toujours Médor, et vous avez supporté ça mieux que je ne pensais, papa !

Justin pleurait silencieusement pendant que Médor continuait :

— Elle est toujours belle, elle est toujours jeune ; elle a un hôtel qui est un palais.

Les mains de Justin glissèrent, découvrant son visage livide. Il regarda Médor en face.

— Ah ! fit-il, elle est belle, jeune, riche… et moi… moi ! Si je la revoyais elle me verrait, cela ne se peut pas… j’aime mieux mourir avant.

Il se laissa choir la face contre terre.

Médor le considéra un instant d’un air découragé.

— C’est sûr qu’il s’est laissé glisser bien bas, pensa-t-il. Jamais ça ne redeviendra l’homme d’autrefois ; mais si on pouvait retrouver seulement un petit coin de lui-même !

Il se remit à genoux auprès du chiffonnier et fit mine de le relever encore une fois, mais ses mains s’arrêtèrent avant de le toucher et il se dit :

— Ça n’en finirait plus. Vaut mieux s’asseoir sur le même canapé et se mettre à son niveau pour le remonter à la douce.

Médor ne craignait pas beaucoup la poussière. Il se coucha à son tour sur le carreau poudreux, de façon à placer sa tête tout contre celle de Justin, dont le front touchait la terre et disparaissait dans ses grands cheveux blancs.

Ils étaient posés ainsi comme deux voyageurs fatigués qui font halte, étendus tout de leur long sur la marge de la route.

— Je savais bien que ça vous ferait de l’effet, papa, reprit-il en donnant à sa voix des inflexions persuasives ; moi, je suis comme vous, les jambes me flageolent parce que je sens bien qu’il va falloir donner un terrible coup de collier… et je ne sais pas si j’aurai la force.

Justin restait insensible et sourd. Médor approcha sa bouche tout auprès de son oreille et dit tout bas en détachant chacune de ses paroles :

— Si je suis seul, que voulez-vous que je fasse pour elle ?

Justin eut un tressaillement faible qui parcourut tout son corps.

— Vous étiez un vaillant luron, un temps qui fut, reprit Médor. Si je n’avais qu’à marcher derrière vous, on pourrait encore venir à son aide.

Justin ramena son bras sous son front, et, ainsi soutenu, il répéta avec une fatigue profonde :

— À son aide ?

Il ajouta presque aussitôt après :

— Elle est donc en danger ?

— Voilà que ça va mieux, papa Justin ! s’écria Médor. Je ne vous ai pas tout dit, ou plutôt je ne vous ai encore rien dit. Quand je vous aurai parlé de son mari…

— Son mari ! répéta encore Justin.

Sa tête se retourna lentement et ses yeux mornes se fixèrent sur ceux de son compagnon.

— J’écoute, dit-il.

— Vous faites bien, papa. La pauvre femme a peut-être grand besoin de nous.

Justin le regarda toujours.

— Je ne sais pas si j’ai bien compris, balbutia-t-il ; j’ai compris que Lily était mariée.

— Oui, fit Médor, mariée à un homme qui est un scélérat et qui me fait peur.

Justin appuya ses deux mains sur le carreau et se releva ainsi à demi.

Une flamme brilla dans ses yeux, puis s’éteignit, mais il prononça d’une voix distincte :

— Parle haut et clair. Je ne suis mort qu’à moitié : j’écoute.