L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 14

Laffont (p. 430-438).
Deuxième partie


XIV

La consultation


C’était au commencement de cette même matinée, quelques minutes avant neuf heures, au troisième étage d’une chancelante maison, bâtie en torchis et en planches vermoulues par l’architecte de madame Barbe Mahaleur, toujours mère des chiffonniers, mais de plus propriétaire de plusieurs immeubles, groupés en cité, vers les confins du quartier des Invalides.

Le père Justin, l’homme de loi le plus célèbre de Paris parmi les porteurs de hottes, les artistes en foire et autres industriels sans prétention, dormait sur un mince tas de paille dans le coin d’une chambre qui n’avait pas de mobilier.

Il y a des pauvretés sombres comme la nuit des cachots, qui reportent l’esprit aux ténébreuses misères du Moyen Âge ou à ces misères mille fois plus horribles que Londres cache derrière le mensonge insolent de sa richesse.

Cette misère tend à disparaître chez nous. Une main opère de vastes trouées dans Paris, rejetant au loin les fourmilières indigentes et faisant pénétrer le jour là où il n’y avait que ténèbres.

Cela ne détruit pas la misère, je ne sais pas même si la misère s’en trouve diminuée, ne fût-ce qu’un peu, mais cela supprime du moins la pestilence proverbiale et séculaire de certains quartiers qui rivalisaient de honte avec les ulcères les plus repoussants de Londres la lépreuse.

La misère s’en va plus loin et, en s’expatriant, elle change d’aspect.

C’est maintenant cette misère blanchâtre, saupoudrée, en quelque sorte, de plâtras, qui s’étale et ne se cache plus.

Nous la voyons campée partout, autour de Paris, construisant avec une hâte prestigieuse ces cahutes provisoires qui semblent être faites exprès pour être démolies et reportées plus loin, quand Paris, sans cesse grandissant, vient les refouler du pied.

C’est moins affreux, c’est peut-être plus laid. La nuit avait sa poésie. Ces masures blêmes et nues n’ont rien.

On dirait qu’elles sont là par tolérance, comme un mendiant sur un seuil ; elles n’ont pas osé prendre racine, attendant toujours le balai qui va en nettoyer le sol.

De la chambre habitée par Justin on voyait un terrain nu, couleur de cendre, sur lequel s’alignaient, dans un certain ordre, les immeubles créés par Barbe Mahaleur.

Le mot immeuble est ici tout à fait impropre, car les maisons de ce genre sont comme les champignons qui ne tiennent à rien.

Barbe Mahaleur, spéculatrice intelligente, avait tout uniment affermé à vil prix, pour trois ans, un terrain vague, et s’y faisait quatre ou cinq mille livres de rentes en louant à l’aristocratie des chiffonniers des chambres qui coûtaient cent sous par mois.

Le loyer allait à six francs, quand la chambre était garnie.

La chambre était garnie quand Barbe y mettait un escabeau et une paillasse.

La chambre du père Justin n’était pas garnie. Il n’y avait dedans que le petit tas de paille qu’il avait ramassé brin à brin et le pauvre berceau dont nous avons parlé si souvent : l’autel où, pendant quelques semaines, Lily avait pleuré sa fille.

À part ces deux objets, vous n’auriez rien trouvé chez le père Justin, sinon sa bouteille, sa chandelle et sa bibliothèque qui n’était pas pour peu dans la réputation de science possédée par lui.

Sa bibliothèque consistait en une petite planche clouée à la muraille et supportant une douzaine de livres terriblement souillés, parmi lesquels on pouvait remarquer Les Cinq Codes, deux volumes de Virgile et une très belle édition des œuvres complètes d’Horace qui s’en allait en lambeaux.

Le père Justin dormait tout habillé sur sa paille. Son costume était celui des plus pauvres chiffonniers. Le soleil du matin, pénétrant par une petite fenêtre où plusieurs carreaux manquaient, tombait d’aplomb sur sa figure hâve, couverte d’une barbe épaisse, et encadrée dans des cheveux blancs hérissés.

Rien ne restait du beau jeune homme qui avait été le lion du quartier des Écoles, quelque vingt ans auparavant.

Cette face fatiguée et inerte aurait semblé de pierre, si le sommeil fiévreux n’eût amené un point écarlate au sommet des pommettes.

Le père Justin était étendu comme un mort, sur le dos, les bras allongés le long des flancs. Auprès de lui il y avait une bouteille vide, un bout de chandelle collé au carreau et le volume d’Horace ouvert.

On frappa à sa porte, il ne s’éveilla pas ; on frappa plus fort, il demeura immobile.

Alors on entendit des voix sur le carré.

— Est-ce que monsieur Justin serait déjà parti ? demanda une de ces voix qui appartenait à une femme.

— Le père Justin ne sort plus guère, fut-il répondu. Il gagne sa goutte à faire par-ci par-là des écritures pour la patronne qui donnerait gros pour l’avoir chez elle, mais le père Justin veut sa liberté.

— Alors pourquoi ne répond-il pas, s’il est là ? demanda la voix de femme.

— Le père Justin fait ce qu’il veut, répliqua-t-on encore. Ce n’est pas un homme comme les autres et ceux qui s’y connaissent disent qu’il n’y a pas son pareil dans Paris. Le Mahaleur lui a offert un francs cinquante par jour et la goutte pour tenir ses livres comme il faut, mais je t’en souhaite ! Il vit de rien ; un oiseau n’aurait pas assez du pain qu’il mange, et pour avoir l’air plus saoul que la bourrique du diable, il lui suffit d’un petit verre de n’importe quoi… Ah ! ah ! j’ai vu le temps où il vous sifflait une demi-bouteille d’absinthe comme une cuillerée de soupe, mais c’est passé.

— Et donne-t-il encore ses consultations ?

— Quand ça lui fait plaisir… pas souvent. La plupart du temps il renvoie le monde en disant que ça l’ennuie. Dame, il est si usé, si usé ! quoique, des fois, on l’a vu se redresser, ah ! mais, haut comme un prince !

La voix de femme conclut :

— Nous avons pourtant bien besoin de ses conseils.

Et on frappa de nouveau.

Comme le père Justin ne bougeait pas plus qu’un Terme, la voix du voisin obligeant s’éleva.

— Holà hé ! papa ! cria-t-elle à travers la porte, c’est des bourgeois cossus qui viennent pour vous demander comme ça d’où vient le vent.

Toujours le même silence.

C’était seulement la bonne foi publique qui servait de serrure à la porte du père Justin. Le voisin dit à ceux qui attendaient :

— Vous avez l’air de deux personnes respectablement calées, je vas tenter un effort en votre faveur, pensant bien que vous ferez un joli cadeau au brave homme.

Il tira la ficelle du loquet en ajoutant :

— Arrivera ce qui pourra, donnez-vous la peine d’entrer.

Les deux personnes respectablement calées, passèrent le seuil, et il nous est impossible de les peindre mieux que ces deux mots ne le faisaient.

C’était d’abord, et par rang de sexe, Échalot, directeur adjoint du théâtre de mademoiselle Saphir habillé de bleu barbeau des pieds à la tête, sauf la cravate, qui était orange ; c’était ensuite madame Canada, directrice en titre du même établissement, avec une robe de soie jaune, un châle tapis, des gants noirs, des bottines à glands et un bonnet habillé, chargé de feuillage.

Un vrai bonnet « pour les soirées du commerce » qu’elle avait acheté dans le passage du Saumon, grotte de la nymphe qui coiffe les comptoirs élégants, mais économes.

Grâce à Dieu on ne se refusait plus rien chez les Canada. Il y avait sept ans que le passage du Saumon cherchait à placer les branchages de ce bonnet.

Nous devons dire qu’Échalot et sa compagne, déguisés ainsi, étaient bien plus effrayants à voir que dans leurs costumes naturels.

La veuve Canada portait haut ; elle avait conscience de la plus-value apportée en elle par son costume. Au contraire, le sensible Échalot ne semblait pas être bien sûr de la convenance de sa toilette. Il avait l’œil inquiet et la tête un peu basse, quoique toutes les glaces, rencontrées sur sa route, lui eussent déclaré à l’unanimité qu’il était charmant.

Le voisin obligeant avait refermé la porte derrière eux, les laissant se débrouiller comme ils l’entendraient.

— Le voilà, dit tout bas Échalot en montrant du doigt le père Justin endormi. Que faut-il faire ?

— Tire ton chapeau, répondit madame Canada, d’abord et d’un !

Échalot obéit.

— Après ? demanda-t-il. Ça n’a pas l’air qu’il ait envie de s’éveiller.

— Des fois, répondit madame Canada, il peut faire semblant. Les hommes qui ont son éducation, c’est toujours original. Approche.

Échalot la regarda d’un air indécis.

— C’est que, murmura-t-il, on a convenu que c’était toi qui devait porter la parole officielle pour nous deux.

— Approche ! répéta impérieusement la veuve Canada.

Échalot approcha.

— On n’en est pas plus avancé, tu vois bien, Amandine, grommela-t-il en tournant son chapeau entre ses doigts.

— Savoir, répondit la bonne femme, je connais les particularités de ses habitudes et faiblesses. Penche-toi, comme ça, au-dessus du lit poliment, et dis-lui : « Monsieur Justin, on est venu de bonne heure, insensiblement, pour vous offrir la politesse de la première goutte, avant les autres. »

Échalot trouva sans doute le moyen ingénieux, il obéit de point en point, saluant les yeux fermés du chiffonnier et répétant textuellement la phrase de sa compagne.

Au moment où il prononçait ces mots : « la première goutte », le père Justin ouvrit ses yeux tout grands d’un mouvement si brusque qu’Échalot recula, effrayé.

— Pas peur ! dit madame Canada qui s’avança bravement et prit sa place. Le plus fort est accompli.

« Bonjour, tout de même, monsieur Justin, reprit-elle de sa voix la plus agréable, c’est pour avoir l’avantage de nous présenter devant vous comme étant des anciennes connaissances d’autrefois, au temps jadis de l’époque, prêts à aller remplir votre bouteille chez qui de droit, s’il y en a dans le quartier, comme c’est supposable.

Justin fixa sur elle son œil atone et ne broncha pas.

— Par la même occasion, reprit madame Canada, qui ne se montra pas trop déconcertée, nourrissant tous deux, moi et mon homme, le projet de vous consulter à fond sur des circonstances et délicatesses où on est plongé jusqu’au cou, avec l’espoir légitime d’en sortir par l’entremise de vos connaissances.

Au fond de son cœur, Échalot applaudissait, s’avouant à lui-même que pour l’éloquence, Amandine était un phénomène vivant.

Le père Justin, cependant, referma les yeux et leva une de ses mains pour montrer la porte.

C’était éloquent aussi, et surtout clair.

Amandine drapa son châle avec majesté, dans l’intention évidente de protester énergiquement.

— En douceur ! fit Échalot qui lui toucha le bras par-derrière. Ne le chatouillons pas ! j’ai idée qu’il doit être devenu méchant.

— Méchant ou non, s’écria madame Canada, je m’en moque ! Ça n’est pas une manière de recevoir le monde bien élevé, quand on s’est mis sur son trente-et-un, avec fiacre à l’heure, pour venir voir un arlequin pareil, qui n’a pas seulement de souliers dans ses pieds !

C’était trop vrai. Le pantalon frangé du père Justin laissait voir l’extrémité de ses jambes nues, qui n’avaient ni chaussettes ni savates.

— Si ça ne fait pas pitié ! reprit la veuve Canada, emportée par la richesse de son tempérament sanguin, nu comme un ver, quoi ! pas un coin de chemise sous sa vareuse ! Il y a de l’incohérence à repousser des clients à leur aise, venant de loin pour lui offrir d’étrenner, en récompense d’un renseignement de doux sous, qu’on payerait au poids de l’or par la circonstance qu’on se trouve avoir besoin de son grimoire !

— Amandine, Amandine ! fit Échalot.

— Toi, la paix ! tous les hommes s’entre-soutiennent…, commença Mme Canada.

Mais elle n’acheva pas.

— Hors d’ici ! prononça tout à coup la voix rude et pleine du chiffonnier. Je n’ai pas encore soif et j’ai sommeil.

— Dame ! fit Échalot, charbonnier est maître chez soi. Tu as peut-être été trop loin, Amandine.

— Allons chez un avocat, dit celle-ci, furieuse, chez un vrai !

— Tu sais bien que tu n’as confiance qu’en monsieur Justin, objecta Échalot. Laisse-moi essayer les voies de l’aménité.

« Pardon, excuse, père Justin, continua-t-il en s’avançant jusqu’au tas de paille, on n’a pas l’idée ni l’ombre de vous mépriser parce que vous allez pieds nus. Ma compagne est vive comme le sexe dont elle fait partie. Elle a oublié de vous spécifier qu’on n’est pas ici sans recommandation, se présentant l’un et l’autre, tous deux, moi et madame Canada, sous les auspices de votre ami Médor.

— Ah ! fit le père Justin, Médor… vous connaissez Médor ?

— Dans l’intimité la plus douce, répondit Échalot.

Le père Justin se souleva sur le coude et les regarda fixement.

— Médor ne m’a jamais rien demandé, dit-il. Allez chercher à boire, je vas voir à vous écouter.

Échalot prit aussitôt la bouteille et sortit.

— Apporte du bon ! ordonna madame Canada.

— Non, dit Justin, du mauvais. C’est meilleur.

Il laissa retomber sa tête sur la paille. Madame Canada chercha du regard un siège et, n’en trouvant pas, elle releva proprement sa belle robe pour s’asseoir par terre, contre la muraille.

Une fois installée, elle poussa un gros soupir et dit d’un air important :

— Vous êtes un homme qui comprenez, vous, monsieur Justin ; je ne suis pas fâchée de vous parler entre quat’z-yeux, pendant qu’Échalot n’est pas là. C’est une affaire, voyez-vous, qui est tout à notre honneur, désirant terminer notre carrière par la régularité et la bienfaisance réunies : comme quoi le zeste de la question principale, qui enfonce toutes les autres dans notre perplexité, c’est de savoir si on peut légitimer l’enfant, qui n’est pas à vous naturellement, par un mariage… comment disent-ils ça ? ce n’est pas conséquent… par un mariage… subséquent, j’y suis ! fomenté entre deux personnes qui n’est ni son père ni sa mère : j’entends de la demoiselle en question, précitée… saisissez-vous ?

Elle s’arrêta pour reprendre haleine et jeta un regard triomphant vers l’étrange avocat, vautré dans sa paille, pour jouir de l’effet produit par ce remarquable discours.

Le père Justin avait refermé les yeux et semblait dormir profondément.

— Tous les hommes de talent ont un grain, grommela madame Canada, c’est sûr ! N’empêche que je lui avais proprement expliqué le cas.

Échalot revenait avec la bouteille pleine.

— Voilà, papa ! cria-t-il dès le seuil.

Justin étendit sa main sèche et prit la bouteille. Il se souleva à demi, sans ouvrir les yeux, et mit dans sa bouche le goulot qui résonna entre ses dents.

Il avala une gorgée, une seule, puis il dit d’un ton de fatigue attristée :

— La vieille a parlé, je ne sais pas ce qu’elle a dit. Recommence, bonhomme, je vais faire attention à cause de Médor.

Madame Canada haussa les épaules et eut le rire d’Oreste, remerciant ironiquement les dieux.

— À la bonne heure, dit-elle, la vieille ! Par alors, tu vas donc parler à mon lieu et place, bibi, c’est le monde renversé, marche !

Échalot tourna vers elle un regard plein d’amour et se toucha le front comme pour dire : « Le pauvre homme a un coup de marteau. »

Puis il se campa droit devant le tas de paille et commença :

— Quoique n’ayant pas l’intelligence d’Amandine, qu’est madame Canada ici présente, je vais m’efforcer d’exposer les circonstances avec volubilité. Au cas où je m’embourberais, d’ailleurs, j’ai apporté sur moi les papiers de mes mémoires, rédigés par moi seul, dans le but qu’un homme de loi tel que vous pourrait les consulter avec avantage.

Il tira de sa poche un large cahier qu’il passa sous son bras.

Justin était plus immobile qu’une pierre.

— Voilà, reprit Échalot, malgré que ça n’encourage pas beaucoup d’avoir en face un homme couché comme à la morgue. Notre idée est que la petite est la fille d’une grande dame ou princesse, qu’on l’arracha jadis à son amour maternel dès le berceau.

— Explique donc…, voulut interrompre madame Canada.

— La paix ! commanda Justin durement.

— Tu vois bien qu’il écoute, chérie, dit tout bas Échalot, ne l’hérisse pas… L’ayant élevée avec tout le soin dont on était capable, poursuivit-il en s’adressant à Justin, qu’elle est actuellement une des principales danseuses de corde contemporaines et au-dessus d’un état qui ne peut pas toujours convenir à ses vertus. Madame Canada et moi, dans l’intention de faire d’une pierre deux coups, nous avons dit : marions-nous, et par ce moyen, donnons à l’enfant le nom d’un état civil légitime.

Il y eut sur le visage pétrifié de Justin quelque chose qui ressemblait à un sourire.

— Vous êtes de bonnes gens, dit-il dans sa barbe grise.

— Pour quant à ça, oui, s’écria madame Canada, le cœur sur la main, quoi ! et dépassant par notre générosité bien des gens dont la position sociale est au-dessus de la baraque !

Le doigt sec de Justin se leva pour lui imposer silence.

Sans le respect fantastique qu’elle avait pour lui, madame Canada lui en eût dit de belles !

Justin avala une seconde gorgée.

— L’ami, reprit-il en s’adressant à Échalot, vous êtes-vous demandé, cette bonne femme et vous, si la jeune personne à laquelle vous portez un si grand intérêt serait bien flattée, un jour venant, d’être votre fille ?

— Comment ! bien flattée ! s’écria madame Canada qui bondit sur place.

— Vous, la paix ! dit Justin.

— Insensiblement, répondit Échalot, la chose ne paraît pas faire l’ombre d’un doute. Ça m’étonne même que vous ne connaissiez pas la célébrité de madame Canada qui n’a pas sa pareille en foire.

— Je la connais, murmura Justin.

— Et pour ce qui regarde mon illustration particulière, poursuivit Échalot, quoique inférieure, elle ne laisse rien à désirer, ayant des antécédents d’agents d’affaires et même parmi les Habits Noirs avec lesquels j’ai su conserver mon honneur. Mademoiselle Saphir aurait donc le choix entre la qualité de mademoiselle Canada et celle de mademoiselle Échalot, selon son goût, nous étant égal à moi et à Amandine de nous appeler comme ci ou comme ça dans l’acte de mariage.

— Vous ne lui connaissez pas d’autre nom que celui de Saphir ? demanda Justin.

— On l’appelait mademoiselle Cerise à ses débuts, répondit le bon paillasse, tout ça est dans mes mémoires ci-joints. Mais Cerise sembla trop léger pour l’affiche.

— Et vous n’avez aucun indice au sujet de sa naissance ? interrogea encore Justin.

Échalot cligna de l’œil, tandis que madame Canada soufflait et s’agitait sur le carreau qui lui servait de fauteuil. Son éloquence rentrée l’étouffait.

— Avant d’arriver aux preuves de sa filiation, reprit Échalot, il est bon de compléter la liste des avantages que l’enfant récoltera dans la chose d’être légitimée par moi et Amandine. On n’est pas des artistes ordinaires, réputés comme la pierre qui roule pour ne pas amasser de mousse ; on a roulé, mais nonobstant, la mousse y est. Moi et madame Canada, on possède cinq mille quatre cents livres de rentes, en obligations de divers chemins de fer, toutes garanties par l’empereur, de quoi l’enfant serait la seule et unique héritière.

Les yeux de Justin étaient ouverts à demi. Sa physionomie de marbre exprimait quelque chose qui ressemblait vaguement à de l’attention.

— Vous êtes de braves gens, répéta-t-il. Parlez-moi de la mère.

— Quelle mère ? demanda madame Canada.

— La princesse, dit Justin avec son sourire triste et fatigué.

Il but en même temps une troisième gorgée, et une teinte rouge monta aux pommettes de ses maigres joues.

Échalot prit à la main son cahier de papier et frappa dessus bruyamment.

— Ni vu ni connu, la maman, répondit-il, et néanmoins le truc pour la retrouver est consigné là, tout au long, dans mes mémoires, écrits par moi-même et de ma propre main. Vous les lirez avec plaisir j’en suis sûr, à cause de ma sensibilité qui s’y épanche, et que tout ce qui regarde la jeune personne a l’intérêt d’un roman de Victor Ducange.

Échalot ouvrit le cahier.

Madame Canada avait croisé ses bras sur sa vaste poitrine, dans une attitude de résignation.

— Dans tout ce que je vous ai dit, papa, comme dans mes mémoires eux-mêmes, reprit Échalot, j’ai gardé pour la bonne boucle le moyen qui doit servir à la reconnaissance. Avez-vous remarqué ce détail que le premier nom de l’enfant chez nous avait été mademoiselle Cerise ?

Pour la quatrième fois Justin avança la main et prit le goulot de la bouteille, mais il la repoussa sans boire, et, s’appuyant des deux mains aux carreaux, il essaya péniblement de se lever.

En tout, c’est à peine s’il avait bu la valeur de deux petits verres d’eau-de-vie. Il avait néanmoins depuis quelques instants tous les signes de l’ivresse naissante. Ses bras tremblaient en soutenant le poids de son corps, la sueur était à ses tempes et ses yeux roulaient sous ses paupières à demi fermées.

— Cerise ? répéta-t-il d’une voix énervée, je ne comprends plus guère, vous avez parlé trop longtemps.

Dans l’effort qu’il fit, la tête faillit emporter le corps. Échalot fut obligé de le soutenir.

— C’est la bourrique du diable, gronda madame Canada.

Justin, qui se levait en ce moment sur ses pieds, fixa sur elle son œil morne.

— Cerise ? dit-il encore ; pourquoi me parlez-vous de Cerise ?

— Parce que…, voulut répondre Amandine.

— La paix ! interrompit Justin. Vous êtes de bonnes gens ; je vous ai écoutés tant que j’ai pu. Il y a fille et fille… pour certaines, votre nom et vos rentes seraient un bienfait, mais pour d’autres…

Il eut encore son rire plein de lassitude, puis il dit :

— Laissez vos papiers, vous êtes de bonnes gens, lorsque je les aurai examinés je vous ferai deux consultations, une pour vous, une pour l’enfant. Allez-vous-en, je suis ivre.

Il prit le cahier des mains d’Échalot qui le regardait avec un respect mêlé de compassion.

— Quand faudra-t-il revenir ? demanda Amandine qui se leva bien plus lestement qu’on n’eût pu l’espérer de sa corpulence.

— Jamais, répondit Justin ; je n’aime pas qu’on vienne ici. J’irai chez vous. Il faut que je voie la jeune personne, pour savoir si vos bonnes intentions à son égard lui feraient du bien ou du mal.

Il les poussa dehors.

En descendant l’escalier, Échalot et madame Canada échangèrent un coup d’œil dans lequel dominait la vénération superstitieuse à eux inspirée par ce philosophe en haillons.

Un fois remontés dans le fiacre, ils lâchèrent la bride à leur besoin de parler.

— Pour étonnant, c’est étonnant ! dit madame Canada. Il vous commande comme si c’était un archevêque ; mais il n’a pas dit grand-chose de bon, à prendre et à laisser.

— Il a dit…, commença Échalot.

— Ah ! toi, s’écria la brave femme, tu as eu la parole tout le temps, c’est mon tour ! À mon idée ce qu’il y a de plus drôle, c’est qu’il se met comme cela en ribote avec ce qui me tiendrait dans l’œil. Moi, j’aurais bu la moitié de sa bouteille sans rien perdre de ma dignité… et toi aussi, bibi, il faut te rendre cette justice, tu portes la voile aussi bien que moi. Mais enfin, nous n’en savons pas plus long qu’avant de sortir de chez nous.

— Si fait, répondit Échalot qui était tout triste, nous en savons plus long.

— Que donc savons-nous ?

— Nous savons quelque chose que je n’aurais jamais deviné.

— Explique-toi, bibi, fît la bonne femme avec impatience.

— Nous savons, prononça lentement le paillasse, que nous ne sommes peut-être pas dignes d’être le père et la mère de notre belle chérie.

— Par exemple ! se récria madame Canada qui devint rouge comme un pavot : pas dignes !

— Voilà, fit Échalot avec abattement, moi, ça ne me serait pas venu à l’idée.

Madame Canada resta un instant la bouche ouverte, comme si elle allait répliquer vertement, mais elle ne parla point.

Et de rouge qu’elle était sa joue devint toute pâle.

Quand ils arrivèrent à la baraque et que mademoiselle Saphir vint à eux, selon l’habitude, pour tendre son beau front à leurs baisers, ils la serrèrent sur leur cœur plus tendrement que les autres jours.

Puis ils se retirèrent dans la cabine où ils dormaient tous deux. Ils avaient les yeux pleins de larmes.

— Moi non plus, dit Mme Canada qui pressa la main d’Échalot, ça ne me serait pas venu à l’idée.