L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 07

Laffont (p. 385-391).


VII

Le nuage


Madame de Chaves, restée seule, tomba dans une sorte d’accablement. Elle essaya de résumer en elle-même cette scène, qui changeait si violemment sa vie, afin d’y retrouver, par l’analyse, des motifs vrais d’espérer ou de craindre, mais elle ne le put. Son intelligence s’affaissait en une écrasante fatigue.

Son cœur au contraire semblait grandir dans sa poitrine, et un vent d’irrésistible triomphe le gonflait.

L’exaltation de sa joie eut le dessus et un torrent de larmes noya sa lassitude.

Elle vint s’agenouiller à son prie-Dieu pour y rester un instant en extase. Les paroles de l’oraison lui manquaient, mais son âme entière s’élançait vers Dieu pour rendre grâces.

— Seigneur Jésus ! murmura-t-elle dès qu’elle put parler, et sa voix était douce comme jadis, douce comme le chant des jeunes mères, vous m’avez exaucée. Que vous êtes bon ! divinement bon ! vous devez entendre le cri de ma reconnaissance, et il me semble que je vous vois sourire… Je ne pleurerai plus, Sainte Vierge, moi qui ai tant pleuré, et des larmes si cruelles ! Je vais être heureuse ! je vais la revoir !

Elle s’arrêta sur ce mot, pressant son front à deux mains comme si elle eût craint d’être folle.

Et en conscience, elle avait raison, celle-là, de compter sur l’empire de sa beauté pour enchaîner à ses genoux l’amant le plus sauvage.

Agenouillée qu’elle était en ce moment, ou plutôt accroupie à demi dans une pose pleine de désordre, ses cheveux bondissant en boucles prodigues par-dessus ses mains pâles qui pressaient ses tempes, les yeux mouillés, le sein frémissant, elle était belle comme ces saintes que créait au temps de croyance le génie des peintres chrétiens.

— La revoir ! répéta-t-elle, dans deux jours… peut-être demain !

Elle se redressa, éclairée plus vivement par son allégresse, qui la couronnait comme une auréole.

Une dernière action de grâces s’élança de son cœur vers Dieu, puis elle resta muette et souriante — de ce sourire qu’elles ont, quand le cher enfant dort, heureux dans son berceau.

— Petite-Reine ! soupira-t-elle, comme elle va m’aimer ! je suis sûre que je la reconnaîtrai… ne l’ai-je pas suivie jour par jour, dans ma pensée ? dans ma douleur, ne l’ai-je pas vue grandir, changer, embellir ? Elle n’a plus ses yeux bleus si clairs, je le sais bien, ses cheveux blonds ont pris une nuance plus foncée… je sais tout cela, j’ai calculé tout cela, je l’ai vue cent fois, je la vois, et si elle entrait en ce moment…

Elle tressaillit au bruit de la porte qui s’ouvrait.

— Une lettre pour madame la duchesse, dit un domestique derrière la draperie fermée.

Lily se leva en soupirant ; elle avait presque espéré un miracle.

Le domestique lui remit un pli maladroitement façonné et dont le papier grossier n’était pas d’une entière propreté.

— Madame la duchesse, dit-il, a ordonné qu’on ne fît pas attendre les lettres des pauvres.

Elle l’éloigna d’un geste.

Si charitable qu’on soit, les pauvres peuvent tomber mal. Lily, généreuse tous les jours, eût donné, à cette heure, des poignées d’or au premier venu. Mais on avait tué son beau rêve.

La lettre resta un instant sur le guéridon où elle l’avait jetée, non sans un mouvement de dépit.

Elle la reprit bientôt, pourtant, parce qu’elle était bonne et qu’elle pensa :

— Il attend peut-être.

La lettre était fermée avec un pain à cacheter qui gardait encore des traces d’humidité. Lily l’ouvrit, sans émotion aucune, assurément, car la physionomie du message révélait d’avance son contenu. Ce devait être une supplique, accompagnée d’un certificat d’hospice ou de mairie.

Mais la lettre n’était pas une supplique. Le papier blanc, maculé en plusieurs endroits, ne montrait aucune trace d’écriture.

Il n’y avait, à l’intérieur, qu’un carton oblong qui portait à son revers l’adresse d’un photographe médaillé.

Lily, étonnée, le retourna et faillit tomber à la renverse.

C’était son propre portrait à elle, Lily, fait quinze ans auparavant ; le portrait qui tenait dans ses bras une sorte de nuage, parce que Petite-Reine avait bougé en posant.

Mme de Chaves regarda ce portrait pendant plusieurs minutes, immobile de stupeur.

Puis elle sonna violemment.

Sa femme de chambre accourut.

— Pas vous ! s’écria-t-elle. Le domestique ! je crois que c’est Germain… Germain ! à l’instant même !

On chercha Germain qui était retourné à ses affaires, et quand on l’eut trouvé, on l’envoya à madame la duchesse.

— Qui vous a remis ce pli ? demanda-t-elle avec une émotion qui dut être remarquée.

— Le concierge, répliqua Germain.

— Faites monter le concierge sur-le-champ.

Le concierge monta, nous ne dirons pas sur-le-champ, ce serait invraisemblable, mais enfin aussi vite que peut le faire un fonctionnaire de cette importance.

C’était, du reste, un beau concierge, comme le faubourg Saint-Honoré sait en produire, un concierge à tête de préfet, à ventre de chef de division qui coûte cher.

Aux demandes de la duchesse, le concierge aurait pu répondre : cela regarde ma femme, mais il se montra bon prince.

— C’est un malheureux, dit-il, mauvaise mine et mal peigné. On l’a fait attendre dehors.

— Et il est encore là ? demanda Lily vivement.

— Je prie madame la duchesse de faire excuse, il est parti. Madame, j’entends mon épouse, ayant eu occasion d’aller sur le pas de la porte cochère, le pauvre, qui avait attendu un bon moment, lui a dit :

« — Puisque la duchesse ne veut pas me recevoir aujourd’hui, je reviendrai demain… il a ajouté : la duchesse connaît bien mon nom.

« Et je me souviens de son nom parce qu’il est drôle, s’interrompit ici le concierge ; il s’appelle Médor.

— Médor ! répéta madame de Chaves d’une voix étouffée.

Elle renvoya le concierge et tomba sur un fauteuil en répétant pour la seconde fois :

— Médor !

Sa tête était faible et le flot de pensées qui se ruait dans son cerveau lui faisait mal.

Quatorze ans auparavant, elle avait laissé ce portrait dans sa chambrette, avec tout ce qui lui appartenait.

Sans doute, elle avait la pensée de revenir ou du moins d’envoyer prendre ces chères reliques, mais les choses avaient marché avec une rapidité inattendue ; celui qui l’emmenait ne voulait point lui laisser le temps de la réflexion.

La voiture où elle était montée avec monsieur le duc de Chaves, à la porte de sa maison, l’avait conduite à la gare de chemin de fer du Havre, et une heure après son départ de chez elle, un train express l’emportait vers la mer.

Elle avait regretté bien souvent ces choses abandonnées qui étaient l’amusement de sa douleur : le berceau surtout, le berceau tout plein de jouets, de robes, de collerettes, avec le bouquet de lilas desséché, le lilas de la bonne laitière.

L’autel. — Et comme ce nom de Médor ressuscitait énergiquement tous ces souvenirs !

Médor était là, fidèle et doux, regardant aussi le petit berceau, pleurant aussi, écoutant la plainte de la jeune mère.

Elle n’avait gardé qu’une relique, et elle lui avait bien porté bonheur ; c’était le petit bracelet à fermoir en cuivre doré qui avait amené chez elle M. le marquis de Rosenthal.

Et voyez le hasard ! la veille du jour, du funeste jour, Petite-Reine avait cassé la monture de son bracelet. Lily l’avait dans sa poche pour le faire raccommoder, et comme depuis la perte de Petite-Reine, la réparation devenait, hélas ! inutile, Lily avait toujours gardé le bracelet.

Vous jugez si elle y tenait ! il ne fallait rien moins que cela pour la faire aller chez une somnambule.

Le marquis de Rosenthal ! — Médor !

Que de choses dans une seule journée !

Mais je ne sais pourquoi la pensée de Médor n’ajoutait point à la joie de Lily et mettait au contraire un doute parmi sa certitude.

Elle avait gardé à cette bonne créature un souvenir de reconnaissance et d’affection pourtant ; elle s’était dit souvent : je voudrais le retrouver pour le faire heureux.

Et maintenant elle avait peur de Médor.

Cette peur s’expliquera d’un mot, quand nous dirons la pensée qui venait à Lily.

Lily voulait croire aux paroles du marquis de Rosenthal ; elle avait besoin d’y croire et Lily se disait :

— Si Médor m’apportait la preuve que tout cela est mensonge ?…

Pourquoi était-il venu ? Pourquoi, depuis qu’il était venu, Lily repoussait-elle avec terreur cette idée qu’elle faisait peut-être un rêve ?

À cette question de savoir pourquoi il était venu, ce pauvre bon Médor n’aurait peut-être pas su répondre lui-même d’une façon bien catégorique.

Certes, il ne venait pas chercher une aumône. Était-ce uniquement le désir de voir la Gloriette qui avait guidé ses pas ?

Il l’aimait bien assez pour cela. Les quelques jours qu’il avait passés à garder la folie de la jeune mère, couché comme un chien dans le bûcher, formaient la grande page de ses souvenirs. À proprement parler il n’avait vécu ni avant, ni après : ces quelques jours étaient toute sa vie.

Et pourtant il n’était pas venu seulement pour revoir la Gloriette.

Il avait bien cherché depuis quatorze ans. Chercher était devenu chez lui une sorte de manie, car, à mesure que le temps passait, l’impossibilité de trouver se faisait plus évidente.

En gagnant maigrement son pain au métier abandonné d’avaleur de sabres, Médor se figurait qu’il gardait une chance de se trouver tout à coup, en foire, face à face avec Petite-Reine.

Et plus d’une fois, dans le cours de ses pérégrinations, il avait rencontré des fillettes, puis des jeunes filles qui avaient l’âge de Petite-Reine, et auxquelles son imagination prêtait une ressemblance avec l’objet de ses constantes pensées.

Il s’était ingénié alors, il avait interrogé, lui si timide, mais les réponses obtenues avaient toujours fait évanouir son espoir.

Depuis quelques jours, son espoir tenace avait repris le dessus.

En face du lieu qu’il avait choisi pour bâtir sa misérable cabane, sur l’esplanade des Invalides, pour les fêtes du 15 août, s’élevait la pompeuse baraque des époux Canada, les maîtres de la foire.

Ils étaient bonnes gens, nous le savons du reste, et d’ailleurs ils connaissaient Médor comme étant le seul ami du père Justin, le fameux homme de loi dont Médor nettoyait de temps en temps la tanière, quand toutefois le père Justin voulait bien le permettre.

Échalot avait dit souvent à Médor :

— Si l’avalage n’était pas une carrière démolie, nous te prendrions volontiers avec nous, ma vieille, car tu fais pitié dans ton trou ; mais l’avalage est fané jusqu’à ce que les caprices de la mode le fassent refleurir un jour ou l’autre, et depuis le jeune Saladin qui mangeait vingt-quatre pouces, la chose a disparu complètement des habitudes du XIXe siècle.

Médor était entré plus d’une fois voir danser mademoiselle Saphir qui, indépendamment de son talent et de sa beauté, l’un et l’autre bien au-dessus de ce qui se montre habituellement en foire, avait produit sur lui une impression indéfinissable.

Il se demandait : à qui donc ressemble-t-elle ?

Et comme son idée fixe le tenait toujours, il évoquait le souvenir de la Gloriette.

Mais mademoiselle Saphir ne ressemblait pas à la Gloriette.

Une fois Échalot lui dit :

— Madame Canada t’invite à prendre le café noir.

Et pendant qu’on prenait le café, madame Canada s’informa du lieu où perchait maintenant le père Justin. Elle avait besoin de le voir et de le consulter.

— Au sujet de choses, ajouta Échalot, qui sont des mystères et des délicatesses par rapport à notre fille d’adoption dont tu n’as pas besoin d’en connaître le secret ni le bel avenir.

Médor promit de conduire le ménage Canada chez le père Justin.

Mais, en regagnant son trou, il se disait :

— Il y a donc un secret ! à qui ressemble-t-elle ?

La veille du jour où nous sommes, au matin, Médor avait rencontré mademoiselle Saphir qui se rendait, selon son habitude, à la messe de Saint-Pierre-du-Gros-Caillou.

Et vraiment, avec sa toilette simple et presque austère, elle vous avait si bien l’air d’une demoiselle de bonne maison !

Assurément, monsieur le curé, qui avait remarqué sa piété modeste, se serait fâché tout rouge si vous lui aviez dit que sa nouvelle paroissienne était une saltimbanque.

Médor la regarda bien comme il faut, et quand il fut tout seul une idée lui poussa.

— C’est au père Justin qu’elle ressemble, se dit-il tout à coup, non pas au père Justin d’aujourd’hui, mais au crâne jeune homme qui vint, dans les temps, rue Lacuée, no 5, — à l’homme du château, quoi !

Cette découverte le troubla singulièrement. Il s’en occupa toute la journée, jusqu’à l’heure où sa fièvre changea parce qu’il avait vu le milord basané entrer à la baraque et la Gloriette, toujours jeune et belle, en costume d’amazone, avec un beau jeune homme.

Il était donc venu à l’hôtel de Chaves, non pas seulement pour voir la Gloriette, mais encore pour lui dire : « Je connais une jeune fille, autour de laquelle il y a un secret, et qui ressemble au père de Petite-Reine. »

Mais comment arriver auprès de madame la duchesse de Chaves ?

Médor avait au plus haut degré la conscience de sa misère. Entre lui et les Canada, il voyait une distance immense. Jugez de ce que devenait l’intervalle, quand il s’agissait de la noble habitante de ce palais situé rue du Faubourg-Saint-Honoré.

Pendant toute la nuit Médor réfléchit.

Le matin, il se rendit chez le père Justin, non point pour lui faire part de son embarras, car le père Justin et lui ne causaient guère, mais tout uniment pour balayer un peu son taudis.

En balayant le taudis, Médor aperçut le portrait photographié de la Gloriette qui pendait toujours au-dessus du berceau.

Il ne fit ni une ni deux, il le vola et, rendu audacieux par son désir, il pria le père Justin lui-même, lorsque celui-ci rentra, déjà à demi ivre de lui écrire sur un carré de papier l’adresse de madame la duchesse de Chaves, rue du Faubourg-Saint-Honoré.

Ainsi parvint à la Gloriette cet envoi qui était comme un vivant témoignage du passé déjà si lointain.

Elle se regarda elle-même comme s’il y avait eu des années qu’elle ne s’était vue. Pour un instant, l’intervalle qui la séparait de sa jeunesse se voila comme un rêve.

Ce nuage qu’elle tenait dans ses bras et dont les contours indécis semblaient sourire, c’était Petite-Reine.

Elle embrassa Petite-Reine — le nuage.

Et malgré elle, l’exaltation de toute cette grande joie qui l’enivrait naguère tomba.

C’était un symbole : aujourd’hui comme alors, qu’avait-elle entre ses bras sinon un nuage ?

Et c’était une menace peut-être. Rien ne le lui disait, mais elle le sentait ainsi.

Il y avait en elle une terreur confuse qui opprimait son allégresse et qui murmurait tout au fond de sa conscience :

— Prends garde !

Ses yeux s’attachaient alors sur ce brouillard souriant dont les contours laissaient deviner Petite-Reine ; elle essayait de percer le nuage…

Un pareil courant d’idées n’aboutit point, d’ordinaire, au besoin de faire toilette, surtout quand on vit, comme Mme de Chaves, dans une solitude presque absolue.

Pourtant, vers deux heures de l’après-midi, madame la duchesse sonna ses femmes pour s’habiller.

C’étaient deux bonnes personnes, bien dévouées, qui se dirent :

— Il paraît que le comte Hector va venir.

Contre l’habitude, madame la duchesse donna beaucoup de temps et accorda un très grand soin à sa parure. Elle n’était contente de rien. Il fallut recommencer trois fois l’arrangement de sa merveilleuse chevelure qui, les autres jours, se faisait en un tour de main.

Les deux fidèles caméristes se demandèrent :

— Est-ce que ce ne serait plus pour le comte Hector ?

Et toutes les deux le plaignirent sincèrement, car c’était un doux et beau jeune homme.

— Faut-il faire atteler ? interrogea l’une d’elles.

— Non, répondit madame de Chaves qui se regardait dans sa psyché en disposant les plis de sa robe.

Évidemment elle attendait quelqu’un, et, pour ce quelqu’un, elle voulait être belle.

Les deux caméristes, congédiées, parlèrent de cela longtemps.

Quel était l’heureux mortel ?…

Trois heures sonnèrent, puis quatre heures. En tout cas, l’heureux mortel se faisait terriblement attendre.

Un peu avant cinq heures, les deux battants de la porte cochère s’ouvrirent tout grands. C’était monsieur le duc, en chaise de poste, revenant de ce voyage qu’il n’avait point fait.

— Il n’est plus temps, pensèrent les deux femmes de chambre. L’heureux mortel a manqué le coche !

Mais en ce moment, la sonnette de madame la duchesse retentit.

Elles s’élancèrent ensemble.

Voici ce qui leur fut ordonné.

— Faites savoir à monsieur le duc que je suis un peu souffrante, et que je l’attends chez moi.

— Ah bah ! fit la première camériste dans l’antichambre.

— Tiens ! tiens ! répondit l’autre.

Elles éclatèrent de rire, et s’écrièrent ensemble :

— Par exemple, je n’aurais pas deviné celle-là ! Mieux vaut tard que jamais. C’est monsieur le duc qui est l’heureux mortel.