L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 06

Laffont (p. 380-385).


VI

Saladin toise l’affaire


Il y avait un grand trouble dans l’esprit de notre ami Saladin, d’ordinaire si net et si calme. C’était un garçon intelligent, mais ce n’était pas un homme de génie. Il préférait les routes plates, quelques longues qu’elles fussent, à ces chemins abrupts où l’on est obligé de gravir et de bondir.

Il faut avoir les pieds bien plantés sur un terrain solide et ne subir aucun cahot pour avaler convenablement les sabres.

Il s’était bien attendu à modifier, selon les cas, la tournure élémentaire de sa grande idée, dont la forme suprême eût été son tranquille établissement à lui, le marquis Saladin, en qualité de gendre à l’hôtel de Chaves ; mais il avait espéré cela comme on rêve, et ne s’était point fait faute d’attacher plusieurs autres cordes à son arc.

La découverte qu’il venait de-faire : un pied d’Habit-Noir, marqué en creux dans le sable de son île, contrecarrait à la fois tous ses divers projets.

On ne peut rien piller, quand on entre le dernier dans une place saccagée.

Il éprouvait pour un peu cette lamentable déception de l’inventeur qui, venant prendre un brevet au ministère, trouverait une épure semblable à la sienne déposée dans les bureaux par autrui.

Et notez que les inventeurs ont tous des idées à la douzaine, tandis que notre malheureux Saladin n’en avait jamais enfanté qu’une.

— Madame, reprit-il, perdant sans le savoir son bel accent de fierté, je bénis la Providence qui m’a inspiré la pensée de multiplier les précautions. Il est impossible que vous ne m’ayez pas compris déjà. Toute cette enquête faite par moi n’avait qu’un but : connaître la position que votre fille retrouvée et reconnue aurait à l’hôtel de Chaves.

— J’ai compris, en effet, dit la duchesse, et j’ai répondu. N’avez-vous plus rien à me demander ?

Saladin consulta ses notes pour la forme. Il était singulièrement découragé. Il lui semblait que la duchesse elle-même confessait son impuissance : c’était évidemment une reine déchue.

Au premier moment elle n’avait pas dit : « Amenez-moi ma fille. » Elle avait demandé : « Où est-elle ? »

— Vous n’êtes pas la maîtresse ici, murmura Saladin, exprimant d’un mot le résultat de toutes ses réflexions.

La duchesse releva sur lui son regard où il y avait un orgueil triste. Elle était si belle en ce moment qu’il resta comme ébloui.

Il lui parut qu’il ne l’avait jamais vue, et un vague espoir se ranima en lui.

— Monsieur le duc de Chaves a beaucoup souffert, murmura-t-elle après un silence.

Les yeux de Saladin s’aiguisèrent comme s’il eût voulu percer, jusqu’au fond, le mystère de son âme.

Mais la duchesse baissa de nouveau ses longs cils et ne parla plus.

Saladin changea de ton encore une fois.

— Madame, dit-il délibérément, je suis venu ici pour vous rendre votre fille. J’ai trouvé d’abord en vous une grande joie, la joie naturelle à une mère ; maintenant vous voilà inerte et comme anéantie. Il semble qu’un obstacle étranger à moi se soit mis entre votre fille et vous. Je ne vous comprends plus, madame, et cependant il faut que je vous comprenne.

— C’est vous-même, répondit Lily, qui avez mis cette tristesse dans ma joie. Au premier moment, j’ai été tout entière au bonheur, au plus grand, au seul bonheur que je puisse encore éprouver sur cette terre. Mais à mesure que vous parliez, j’ai compris qu’un dernier rempart me séparait de ma fille, et je cherche en moi-même les moyens de faire évanouir cet obstacle. J’y parviendrai peut-être, j’y parviendrai sûrement. Que ce soit pour elle ou pour vous, monsieur, vous exigez des garanties. Poursuivez, je vous prie, votre interrogatoire ; quand vous saurez tout, absolument tout, je vous montrerai le fond de ma conscience et vous jugerez.

Saladin n’était pas homme à éprouver de l’enthousiasme, néanmoins il se sentit vaguement ému tant il y avait d’amour profond sous la froideur apparente de ces paroles.

Cette femme qui restait maintenant glacée devant lui eût donné, il le sentait, plus que son sang pour un seul baiser de sa fille.

— Nous nous comprenons admirablement, reprit-il, et le nœud de la question est monsieur le duc de Chaves. Si vous croyez devoir me communiquer, à son sujet, quelque chose de nouveau, je vous écoute.

— Monsieur de Chaves, répondit la duchesse d’un ton lent et rassis, est l’homme le meilleur et le plus cruel que j’aie rencontré jamais. Il adore à genoux, il outrage avec une brutalité féroce ; sa générosité n’a point de bornes, mais il est cupide à ses heures comme un sauvage bandit de l’Amérique du Sud. C’est un gentilhomme, plus que cela, c’est un très grand seigneur, mais c’est un laquais aussi quand la passion le conseille mal. Je ne sais pas ce qu’un grand amour partagé aurait pu faire de monsieur de Chaves.

— Et il n’a jamais été aimé ? murmura Saladin.

— Il a toujours été haï, dit la duchesse avec une sorte de dureté.

Saladin croyait qu’elle allait poursuivre, elle fit une longue pause.

Il était impossible de voir sans admiration la beauté tragique de son pâle visage.

— Moi qui lui dois beaucoup, reprit-elle avec un douloureux effort, j’ai peur de ses mains où il y a du sang. Ses vices me repoussent, ses fureurs m’épouvantent, et je n’ai jamais pu voir en lui…

Elle s’arrêta encore, mais cette fois, brusquement.

Les yeux de Saladin brillaient.

Il attendit un instant. Quand il vit que la duchesse se refusait à poursuivre, il prit son parti, disant sans trop de regret et d’un ton d’affaires :

— Sa fortune, s’il vous plaît ?

— Il est encore très riche, répliqua la duchesse. Sur six termes de paiement réglés après la vente de ses domaines dans la province de Para, il a reçu deux termes seulement.

— À quelle somme se montent ces termes ?

— À trois cent mille piastres ou quinze cent mille francs.

— Peste ! fit Saladin, c’est un joli denier, et ses domaines devaient faire un beau morceau de terre. Dois-je penser que les deux premiers termes payés ont été dissipés ?

— En presque totalité, répondit madame de Chaves. La vie de monsieur le duc est un tourbillon. Les échos de ses folies furieuses arrivent parfois dans ma solitude, mais jusqu’à ce jour j’y ai donné peu d’attention. Il joue et perd comme un insensé ; le sourire d’une femme lui ferait prodiguer des tonnes d’or, et il y a en outre sa grande affaire des émigrants : la Compagnie brésilienne.

— Ah ! interrompit Saladin, l’histoire où est mêlé ce précieux Annibal Gioja ?

La duchesse approuva d’un signe de tête.

— Nous avions dit que nous y viendrions, reprit Saladin, mais avant d’entamer ce chapitre, je désirerais savoir quelles sont les dates de paiement des termes de trois cent mille piastres.

— Je les connais, parce que je les redoute, repartit la duchesse, il y a toujours, vers cette époque, redoublement d’orgies. Le troisième paiement doit avoir lieu ces jours-ci, nous sommes à échéance.

Saladin ne prit point de notes, mais quiconque eût observé sa physionomie aurait pu jurer qu’il n’en avait pas besoin.

C’était encore une nouvelle face de l’affaire.

— Arrivons, s’il vous plaît, dit-il, au vicomte Annibal et à la Compagnie brésilienne, cela m’intéresse, quoiqu’il me semble probable que le brillant Napolitain s’occupe encore d’autres choses auprès de Son Excellence.

— L’affaire de l’émigration, répondit madame de Chaves, est une affaire comme toutes celles que nous voyons aujourd’hui. Elle a trait encore à nos biens du Brésil, non pas, bien entendu, aux domaines de la province de Para, déjà vendus, mais à d’autres, plus reculés vers le sud-ouest. C’est une société par actions, dont la fondation a coûté de grosses sommes à monsieur le duc, et qui garantit des terrains labourables aux gens d’Europe qui consentent à s’établir au Brésil.

— Y a-t-il eu déjà, demanda Saladin, un versement opéré sur les actions ?

— Je l’ignore, répliqua madame de Chaves.

Saladin rassembla ses notes et les mit en ordre dans son carnet.

La duchesse le regardait faire, plus froide que lui, en apparence, désormais.

— J’avais espéré mieux, dit Saladin qui se disposait évidemment à prendre congé ; je ne vois pas pour madame la marquise de Rosenthal une garantie suffisante dans la situation qui m’est présentée.

— Et n’ayant pas, ou ne voyant pas cette garantie suffisante, interrompit madame de Chaves sans aucun symptôme d’amertume, vous séparez la fille de la mère…

— Par intérêt pour la fille, acheva Saladin.

— Par intérêt pour la fille, répéta la duchesse, c’est bien ainsi que je l’entends, car autrement ce serait une infamie.

Saladin s’inclina. Il savait bien qu’il ne s’en irait pas sans avoir le dernier mot de madame la duchesse.

Celle-ci reprit :

— Vous m’avez mise en garde contre les excès d’un premier mouvement, contre ce rêve que pourrait faire une mère d’appeler à son aide la justice du pays, pour avoir raison d’un mariage illégal, en définitive, puisqu’il fut contracté, sans le consentement des parents, avec une mineure qui venait d’atteindre sa quinzième année.

Saladin sourit.

— Toutes ces questions me sont familières, dit-il, j’y ai songé beaucoup, et quoiqu’il fût possible de répondre judiciairement à une action pareille, j’ai préféré mettre « Mme Renaud » (il appuya sur ce dernier mot) en lieu de sûreté. Elle a peut-être même encore un autre nom, de même que moi, car nous ne sommes pas ici au confessionnal, chère madame. Je vous le dis dans la sincérité de mon cœur : je suis maître de la situation, j’en suis maître dans toute la force du terme. Je trouverais des gendarmes à votre porte, je serais entouré par eux que, du milieu de leur rang, je me retournerais pour vous dire encore : je suis maître de la situation ! et la seule chose qui me fâche c’est que la situation ne soit pas meilleure.

— Voulez-vous me laisser voir ma fille ? demanda tout à coup madame de Chaves.

Chose véritablement singulière, Saladin n’était pas préparé à cette question, la plus naturelle de toutes. Il fut troublé si visiblement que madame de Chaves se demanda si toute cette longue scène n’était pas une fantasmagorie.

— Je ne vous prie pas de la mettre en mon pouvoir, insista-t-elle pourtant ; je ne saurais pas tendre un piège et j’accepte les choses comme vous les avez posées : vous êtes le maître, je vous reconnais pour tel, je vous demande uniquement la possibilité d’embrasser ma fille. Pour cela, je vous paierai le prix que vous voudrez.

— Oh ! madame…, fit Saladin en jouant l’offensé.

— Le prix que vous voudrez, répéta madame de Chaves, car nous avons parlé de la fortune de monsieur le duc, mais nous n’avons rien dit de la mienne.

Les yeux de Saladin ne pouvaient pas devenir plus ronds, mais ils s’écarquillèrent.

L’affaire entrait encore dans une nouvelle phase.

— Vous ne me direz pas votre secret, poursuivit la duchesse qui s’animait en parlant, je ne saurai pas où est cachée ma fille, ma pauvre chère enfant, sur le sort de laquelle nous discutons ici froidement et pour qui je consentirais à mendier mon pain dans la rue ! Nous monterons en voiture, vous me banderez les yeux ; je recouvrerai la faculté de voir au moment seulement où je serai en présence de ma fille. Pour cela, je vous le répète, monsieur, et que Dieu me préserve de vous offenser ! je vous donnerai ce que vous me demanderez : par contrat de mariage, monsieur le duc de Chaves m’a donné les diamants de sa famille évalués à deux cent mille piastres et la propriété de sa terre de Guarda, dans la province de Coïmbre, en Portugal, qui porte un revenu annuel de cent vingt mille francs.

Saladin dépensait une force de héros à garder son impassibilité. Des gouttes de sueur perlaient sous ses cheveux.

— Madame ! madame ! dit-il, ai-je si mal réussi à me faire apprécier par vous ? je suis le marquis de Rosenthal !

— Vous êtes monsieur Renaud, murmura la duchesse non sans une nuance de dédain. Si vous ne voulez pas, je croirai que vous avez appris par hasard différents épisodes d’une bien triste histoire, je croirai…

Elle s’interrompit et sa voix trembla, tandis qu’elle achevait :

— Je croirai que vous spéculez sur ma fille morte !

Saladin resta un instant étourdi.

La duchesse le mesura du regard et ajouta :

— Répondez ou sortez.

Saladin ne bougea pas, et comme la duchesse se levait, écrasante de dédain, il fit sur lui-même un violent effort.

— Madame ! s’écria-t-il, disant pour la première fois la vérité qu’il devait entourer bientôt de nouveaux mensonges, je ne peux pas vous conduire chez votre fille, parce qu’il n’est pas de lieu où puisse vous recevoir votre fille. Nous en sommes arrivés à ce point de parler franchement tous les deux. On ne cache pas aujourd’hui une jeune personne dans les entrailles de la terre, mais sous le masque d’une profession qu’on épaissit encore par un faux nom. Si vous montiez en voiture pour vous rendre chez votre fille, qui sait dans quel humble atelier vous la trouveriez ? et entourée de quelles compagnes ? Je vous ai dit la vérité, madame, en toutes choses, sauf peut-être en ce qui me concerne personnellement. Ne soyez pas irritée contre moi si j’ai diminué la distance qui sépare un pauvre proscrit allemand de l’héritière d’une grande dame telle que vous. Je suis pauvre, en réalité, voilà où gît mon seul mensonge… et j’ajoute bien vite, car la colère de votre regard me fait peur, tant j’ai de respect pour vous, tant j’ai d’affection pour celle que nous chérissons tous les deux, Justine et moi, j’ajoute bien vite que je vous demande trois jours… est-ce trop ? deux jours… et peut-être même moins, non plus pour vous conduire les yeux bandés vers celle que vous avez le droit de voir à visage découvert, mais pour l’amener ivre de bonheur dans vos bras.

Il voyait battre le cœur de la duchesse.

Et certes il avait bien changé de ton depuis la mention faite des deux cent mille piastres de diamants et du domaine de Guarda, dans le pays de Coïmbre, en Portugal.

Il fallait pour qu’il ne tombât pas aux pieds de son opulente belle-mère en lui disant : « Dans une demi-heure, Justine sera sur votre sein », il fallait une impossibilité véritable, et nous verrons bientôt que l’impossibilité existait.

Saladin pouvait être un diplomate assez retors, mais il n’avait pas ce clair coup d’œil qui perce le cœur humain.

Il s’était dit : la première séance se passera en préliminaires.

Comme s’il y avait des préliminaires pour un cœur maternel !

Les choses avaient marché plus vite qu’il ne l’avait cru. Il n’était pas en mesure de livrer.

— Deux jours ! répéta la duchesse en se parlant à elle-même : c’est long.

Puis, se tournant vers Saladin, elle ajouta :

— Je vous donne deux jours, monsieur, et puisque vous parlez d’amener ma fille ici, chez moi, je vais ajouter quelque chose aux renseignements que je vous ai fournis sur monsieur le duc de Chaves. Ils sont exacts, seulement, de même que j’avais passé sous silence ma fortune privée, de même j’ai cru devoir taire ma position personnelle vis-à-vis de mon mari. Sachez tout, avant de me quitter : je suis coupable, monsieur, non pas à la façon ordinaire qui pourrait expliquer les soupçons jaloux de monsieur de Chaves, mais coupable à un plus haut degré peut-être, coupable des vices, coupable des folies et des malheurs de celui que j’ai accepté pour époux. Mon pouvoir sur monsieur le duc aurait pu être sans bornes, la tendresse qu’il m’a vouée ressemble à de l’adoration. C’est le chagrin de trouver à ses côtés une froide statue qui l’a jeté tout frémissant de colère et de vengeance au plus profond de l’orgie. Justine, en entrant dans cette maison, peut y trouver un père aussi bien qu’une mère. Il dépend de moi d’arrêter monsieur de Chaves sur la pente de sa ruine, je le sais, j’en suis sûre ; bien souvent je me suis reproché de ne l’avoir pas fait ; la force me manquait. Mais maintenant, pour ma fille, j’aurai tous les courages ; il me semble que je n’aurai même pas besoin de feindre, que mon cœur s’ouvrira et que, pour ma fille, j’aimerai… Si j’aime, monsieur de Chaves fera pénitence à mes genoux, et ma fille aura l’avenir d’une princesse.

Saladin avait remis son carnet sous son bras. L’affaire, qui avait un instant disparu derrière une nuée d’orage, se montrait de nouveau plus brillante que jamais, et chacune de ses facettes étincelait au soleil.

Il y avait de quoi éblouir.

Saladin salua respectueusement la duchesse et lui dit :

— Madame, dans deux jours, et peut-être à demain !