L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 05

Laffont (p. 374-380).


V

Saladin voit le pied d’un Habit-Noir


Saladin débitait toutes ces choses avec un aplomb plein de calme et son accent allemand qu’il n’exagérait jamais donnait à son récit une saveur particulière.

Il avait trouvé cet accent tout fait sous le péristyle de la Bourse.

— Je fus bientôt arrêté dans le rayon de mes investigations personnelles, poursuivit-il. En France, il n’est pas permis de faire la police soi-même. J’avais noué des relations au commissariat du quartier Mazas, et je m’informai auprès d’un inspecteur s’il me serait possible d’entrer à la préfecture sous un nom d’emprunt qui mît à l’abri la noblesse de mes ancêtres.

« Il fallait en arriver là ou abandonner la recherche qui me tenait si fort au cœur. J’avais découvert, en effet, il est à peine besoin de le dire, que la mère de ma petite Justine avait quitté le quartier Mazas depuis nombre d’années.

« En Allemagne comme en France nous avons nos préjugés contre la police, mais la fin justifie les moyens, et je crois que s’il avait fallu m’affilier à des malfaiteurs pour conquérir le bonheur de Petite-Reine, je n’aurais pas hésité un instant.

« On soumit le cas à un gros bonnet de la sûreté qui avait la réputation de jauger les gens d’un coup d’œil. Il répondit d’abord que tous les marquis étaient des imbéciles, et qu’il n’avait pas besoin d’un fainéant dans sa boutique, puis il voulut me voir par curiosité, disant qu’un marquis comme moi devait être une drôle de bête.

« Je lui fus présenté ; il me fit subir un examen de trois quarts d’heure, dans lequel je lui rendis compte des moyens que j’avais employés pour constater l’identité de Petite-Reine.

« — C’est naïf comme tout, me dit-il, mais c’est joli pour un jeune homme qui n’est pas de l’état et n’en a pas les outils.

« Il m’invita à dîner, non sans me faire sentir le prix de cette condescendance et me lança dès le soir même dans une histoire à faire dresser les cheveux.

« Il s’agissait de la bande connue sous le nom des Habits Noirs qui disparaît de temps en temps pour revenir toujours, dénoncée par ses crimes.

« Selon la coutume de l’association, les Habits Noirs, après avoir volé et assassiné une riche veuve du quartier Saint-Lazare, avaient jeté dans les jambes de la justice un prétendu coupable que les preuves accumulées avec soin accablaient.

« C’était aussi complet que l’affaire de l’armurier de Caen, ce pauvre André Maynotte, qui disait lui-même à ses juges : “Je suis innocent, mais si j’étais chargé de me juger moi-même, je crois que je me condamnerais.”

« Il y avait un neveu de la veuve, mauvais sujet, brutal, ivrogne, qui devait hériter d’elle et l’avait menacée.

« Grâce à moi, le truc des Habits Noirs fut découvert (je vous demande pardon, madame, d’employer de pareilles expressions devant vous), et du même coup ma réputation fut faite. Seulement les Habits Noirs courent encore.

« On ne me foula point, on me laissa suivre ma pente naturelle, et je ne fus appelé à faire de la police active que dans les grandes occasions.

« Sans me vanter, je vous aurais retrouvée plus tôt si vous aviez été en France ; mais au bout de cinq ans, sachant absolument tout ce que je voulais savoir et me trouvant en face du vide, puisque ma science n’aboutissait à rien, je donnai ma démission à la sûreté et je m’embarquai pour l’Amérique avec Justine.

« Je dirais que j’ai perdu là plus de deux ans s’il n’était certain que les voyages forment beaucoup un jeune homme. Justine et moi, nous ne manquions de rien, parce que j’étais chargé là-bas de représenter les intérêts commerciaux de plusieurs grandes maisons de France.

« Je dois avouer que mes recherches au Brésil furent couronnées d’un médiocre succès. Je ne pouvais vous y trouver, puisque vous n’y étiez plus, mais en bonne police j’aurais dû tomber sur vos traces.

« Il n’en fut pas ainsi, et à mon retour en France le nom de Chaves, sans m’être tout à fait indifférent, puisque je l’avais inscrit dès longtemps dans mes notes, n’éveillait en moi que de vagues suppositions.

« Il y avait une raison à cela, madame, et vous l’avez déjà devinée, si vous connaissez le cœur humain. La tiédeur avait succédé à la passion dans mes recherches, ou plutôt la passion s’était portée ailleurs, et au lieu de l’ardent désir que j’avais autrefois, peut-être éprouvais-je une sorte de crainte de me rencontrer face à face avec l’objet de mes recherches : la mère de Justine.

« Justine avait quinze ans ; Justine, admirablement belle et pure, me laissait voir naïvement l’attrait qui l’entraînait vers moi.

« Je n’ai pas l’âge d’être son père.

« Au moment où je suis tombé sur vos traces, madame, Justine et moi nous étions sur le point de partir pour l’Allemagne. Mes amis ont en effet obtenu de Sa Majesté la révocation de la sentence d’exil lancée contre un enfant innocent, et si je ne suis pas sûr de recouvrer tous les biens de ma famille, j’ai du moins la certitude de procurer à ma jeune épouse, au sein de ma patrie, une existence honorable et indépendante.

Saladin arrondit son débit pour prononcer cette phrase fleurie. Il était manifestement content de lui-même et regardait madame de Chaves d’un air vainqueur.

Celle-ci, au contraire, semblait avoir perdu la profonde émotion qui l’avait agitée pendant la plus grande partie du récit. Ses beaux sourcils étaient froncés légèrement et les plis de son visage indiquaient le travail de la réflexion.

— J’ai dit ! prononça pompeusement Saladin. Êtes-vous contente de moi, madame ?

Lily lui tendit la main de nouveau, mais évita de répondre à sa question.

— Monsieur le marquis, dit-elle, je serais malvenue à élever l’ombre d’un doute sur ce que vous venez de m’apprendre, mais je suis mère et mon trésor est entre vos mains ; pardonnez-moi si j’attends avec quelque frayeur les conditions que, peut-être, vous voudrez m’imposer.

— Madame, répliqua Saladin avec une dignité de plus en plus marquée, ma vie entière répond à cette inquiétude. Je suis gentilhomme, il m’est pénible de vous le répéter, et à l’heure où j’épousais la pauvre orpheline, recueillie par moi sur la grande route, j’avais les moyens de donner à ma femme le pain de chaque jour et le respect de tous.

— Vous êtes un galant homme, monsieur le marquis, prononça doucement madame de Chaves, que dominait toujours une secrète préoccupation ; m’est-il permis de vous interroger ?

— Faites, madame, répliqua Saladin, cachant son trouble sous un redoublement de fierté.

Madame de Chaves sembla chercher ses paroles.

— Après tant d’années, dit-elle, tout change et rien ne reste de ce qui était l’enfant au berceau… rien…

Elle hésitait et tenait les yeux baissés. Si elle avait regardé Saladin en ce moment, elle aurait vu son masque immobile s’éclairer d’une soudaine lueur.

La question qui était sur les lèvres de madame de Chaves et qu’il devinait déjà était de celles qu’il avait notées.

Entre toutes les questions qu’il attendait c’était celle-là, très certainement, qui lui préparait la plus triomphante réponse.

Il garda le silence et madame de Chaves poursuivit avec effort :

— Votre tâche était deux fois difficile. Il ne s’agissait pas seulement de retrouver la mère, il fallait encore que la mère reconnût dans la belle jeune femme présentée par vous l’enfant qui marchait à peine… Avez-vous songé à cela ?

Ses yeux se relevèrent lentement ; ceux de Saladin étaient fixés sur elle.

— J’y ai songé, répondit-il.

— Et le moyen d’arriver à cette reconnaissance, vous l’aviez ?

— Si je ne l’avais pas eu, répondit Saladin, je n’aurais même pas risqué les premiers pas sur cette route hérissée d’obstacles.

Une vive rougeur couvrait les joues et le front de madame de Chaves.

— Dites, fit-elle, oh ! dites, je vous en prie !

— Pourquoi le dire, répondit Saladin, de plus en plus impassible, puisque vous le savez aussi bien que moi ?

— Je veux que vous parliez ? s’écria la duchesse avec force. Tout dépend du mot que vous allez prononcer !

Elle retenait son souffle pour écouter mieux. Saladin sembla jouir un instant de ce grand trouble qui la mettait à sa merci, puis il prononça lentement :

— Dieu l’avait marquée, madame.

— Ah !… fit la duchesse en un cri éclatant.

Saladin poursuivit :

— Il n’y avait que moi près d’elle, quand je la relevai blessée, presque mourante. Je dus remplir tous les devoirs d’un homme de l’art et donner à l’enfant les soins d’une mère. Votre fille, madame, avait entre l’épaule et le sein à droite, ce qu’on appelle une envie : une cerise rose et veloutée que vous dûtes baiser bien souvent…

— Et elle l’a encore ? balbutia Lily dont tout le corps tremblait.

— Elle l’avait encore ce matin, répondit Saladin avec un sourire qui n’était pas exempt de fatuité.

On se perdrait à vouloir exprimer les sentiments complexes ou même contraires qui peuvent frapper une âme dans un seul et même instant.

La duchesse fut blessée violemment par le sens de cette réponse et surtout par le sourire qui l’accompagnait, et pourtant, soulevée, en quelque sorte, par une passion supérieure, par la joie immense qui exaltait tout son être, elle quitta son siège en chancelant et ouvrit ses bras pour dire avec transport :

— Je vous crois ! oh ! je vous crois… où est-elle ?

Saladin fut magnifique de sang-froid.

— Chère madame, dit-il sans perdre son sourire et en lui prenant les deux mains très affectueusement pour l’aider à se rasseoir, la question n’est pas de savoir si vous me croyez ou si vous ne me croyez pas. Je n’ai jamais eu l’ombre d’un doute à cet égard.

— Où est-elle ? répétait la duchesse comme une folle, où est-elle ?

Saladin eut encore son geste de maître d’école.

— Ne nous égarons pas, dit-il paisiblement. Elle est en un lieu où sa mère l’embrassera bientôt, si je le veux, mais où personne au monde ne la découvrira, si je ne le veux pas. Je suis Renaud, madame la duchesse, quand il s’agit de chercher ou de cacher : aussi habile à l’un qu’à l’autre de ces jeux. Vous me permettrez de vous rappeler qu’avant de faire cette confession loyale, à laquelle rien ne m’obligeait, j’avais eu l’honneur de vous adresser une importante question.

La duchesse passa la main sur son front ; ses idées vacillaient.

— C’est vrai, murmura-t-elle, je me souviens.

Elle regarda Saladin, comme pour éclairer sa mémoire, et baissa les yeux tout de suite. Quoi qu’elle en eût, cet homme lui faisait répugnance et peur.

Certes elle était encore bien incapable d’analyser le monde d’impressions qui était en elle ; deux courants opposés la poussaient. Elle était en face d’un gentilhomme que sa fièvre eût volontiers grandi à la hauteur d’un héros.

Mais depuis deux heures que le héros était là, l’échange mystérieux qui a lieu entre deux âmes, loin de faire naître la sympathie, avait produit l’effet contraire. Monsieur Renaud avait empiété par trop sur le jeune marquis de Rosenthal, et dans la joie de madame de Chaves, la nécessité de lier ensemble la pensée de sa fille retrouvée et la pensée de cet homme mettait une poignante amertume.

— Veuillez me rappeler, dit-elle, ce que vous désirez savoir ; ma tête est faible et j’ai besoin d’être guidée.

— La forme la plus commode, répliqua aussitôt Saladin, serait en effet l’interrogatoire, mais je ne me serais pas permis…

— Faites comme vous l’entendrez, interrompit madame de Chaves avec fatigue.

Saladin se hâta de rouvrir son carnet, et continua tout en feuilletant ses notes :

— Je vous rends grâce. Je vois que vous comprenez bien ma situation ; j’ai une responsabilité considérable. On n’élève pas une jeune fille, et quand je dis élever c’est pour exprimer mon idée le plus simplement et le plus modestement possible, attendu que Mme la marquise de Rosenthal… vous pâlissez, madame ! Vous déplairait-il d’apprendre que votre fille porte ce titre et ce nom ?

— Pardonnez-moi, murmura la duchesse, c’est la première fois que vous les lui appliquez.

— Je vous pardonne, prononça noblement Saladin. J’ai quelque philosophie et je sais faire la part de l’égoïsme jaloux d’une mère. Nous serons, j’en suis sûr, les meilleurs amis du monde, avec le temps. Seulement je vous répète que j’ai conscience d’être responsable et que, sous aucun prétexte, je ne compromettrais jamais l’avenir de celle qui a été à la fois ma fille et ma femme. Causons, s’il vous plaît, de M. de Chaves.

Lily fit de la tête un geste de consentement résigné.

— Je procède selon votre permission, dit Saladin qui avait étalé ses carrés de papier sur le guéridon et qui tenait sa mine de plomb à la main. M. de Chaves était éperdument amoureux de vous… oui, n’est-ce pas ? très bien… je prends mes notes. Ce ne sera pas long.

Lily le regardait faire. La prostration la prenait.

— Il était forcé de retourner au Brésil, continua Saladin, il inventa une histoire pour vous engager à le suivre. Quelle histoire ?

— Une troupe de bateleurs embarqués au Havre…

— Et emmenant Petite-Reine ? Très bien ! ce n’est pas fort, mais les gens qui souffrent beaucoup sont crédules. Petite-Reine n’était pas en Amérique, nous savons cela ; monsieur de Chaves devenait de plus en plus amoureux, et, en fait d’amour, c’est un diable. Il mettrait le feu aux quatre coins de Paris pour satisfaire un caprice. Comme vous étiez sage, il parla de mariage.

— Il avait parlé de mariage avant de quitter Paris, dit la duchesse.

— Bon ! s’écria Saladin. Vous ignoriez qu’il eût une femme ?

— Je l’ignorais.

— C’est vraisemblable. Place Mazas, on ne connaît pas, dans ses moindres détails, la chronique des nobles faubourgs. Et comment se débarrassa-t-il de cette pauvre dame ?

— J’ai ouï parler de cela longtemps après notre mariage, balbutia Lily : une scène de jalousie…

— Le flagrant délit ! Nos codes modernes ont, comme cela, des commentaires très dramatiques.

— Mais savez-vous, s’interrompit-il en prenant à la main un de ses carrés de papier, qu’étant donné le caractère et les mœurs de ce bon M. de Chaves, je n’aime pas beaucoup cette note déjà citée : « Soupçon, fausse absence ; aujourd’hui, 19 août 1866, monsieur de Chaves, revenu secrètement — en embuscade pour surprendre sa femme. »

— À la volonté de Dieu, murmura la duchesse.

— Permettez, je n’ai pas achevé : « la voit partir à cheval avec le jeune comte Hector de Sabran, Grand-Hôtel, 38 ».

Leurs regards se croisèrent. Celui de la duchesse exprimait une haute et sereine fierté.

— Sans doute ! murmura Saladin, répondant à ce regard ; vous êtes la vertu même, je m’y connais ! mais cela ne suffit pas avec un gaillard comme notre grand de Portugal de première classe. Qui sait si l’autre duchesse n’était pas aussi une sainte ? Elle est morte, que Dieu ait son âme ! vous l’avez remplacée, tâchons de nous bien tenir ! L’intérêt de madame la marquise de Rosenthal exige désormais que vous enleviez à monsieur de Chaves tout prétexte de flagrant délit. Je tiens à vous conserver, ma belle-mère.

La duchesse réprima un mouvement de répulsion et dit :

— Hector de Sabran est le propre neveu de mon mari ; néanmoins, à la suite des événements d’hier, j’ai cru devoir lui défendre ma porte.

— Des événements ! répéta Saladin. Il y a donc quelque chose ?

Madame de Chaves lui raconta en quelques paroles ce qui s’était passé sur l’esplanade des Invalides.

Saladin parut prendre à ce récit un intérêt extraordinaire. Sa mine de plomb joua énergiquement sur le papier.

— Tiens, tiens ! fit-il avec un sourire étrange, son Excellence a été voir mademoiselle Saphir ! C’est la meilleure danseuse de corde de la foire. Monsieur de Chaves était-il seul ?

— Il était, répondit la duchesse, avec un personnage qui vient fort souvent à l’hôtel depuis quelque temps… depuis que monsieur de Chaves se livre à certaines affaires industrielles…

— Nous reviendrons à ces affaires qui m’intéressent beaucoup, interrompit Saladin. Vous serait-il possible de me dire le nom de ce personnage ?

— C’est un Italien. Il se nomme le vicomte Annibal Gioja des marquis Pallante.

Saladin enfla ses joues, et se renversa en arrière sur son siège, sans prendre souci de cacher son profond étonnement.

— Vous le connaissez ? demanda la duchesse.

Au lieu de répondre Saladin pensait :

« Les Habits Noirs sont entrés ici avant moi ! Notre comédie s’embrouille. »

Madame de Chaves avait croisé ses mains sur ses genoux, et ne songeait déjà plus à la question qu’elle venait de faire.

Saladin, lui, s’enfonçait de plus en plus dans ses réflexions. Il tombait là sur une révélation tout à fait inattendue, et qui devait modifier considérablement son plan.

Son enfance, nous le savons, avait été bercée avec le récit des hauts faits de cette association de malfaiteurs : les Habits Noirs.

Similor, Échalot lui-même, le bon Échalot, parlaient des Habits Noirs avec le poétique respect qu’on doit aux personnages légendaires.

Nous avons dit que l’affaire, l’unique affaire qui avait occupé toute la vie de Saladin se présentait à lui sous diverses formes, une des formes de son affaire impliquait une association avec les Habits Noirs.

Un instant Saladin fut littéralement abasourdi en voyant que les Habits Noirs étaient à son insu dans son affaire.

Son imagination travaillait déjà et il se disait :

« Si monsieur le duc lui-même ?… c’est impossible ! il est encore trop riche… et pourtant, qui sait ? Il joue comme un furieux, il a la folie des femmes et il a tué déjà une fois, à tout le moins… Je saurai demain si Son Excellence est oui ou non un Habit-Noir. »