L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 04

Laffont (p. 367-374).


IV

Saladin fait un roman


L’instant d’auparavant, madame de Chaves n’aurait pas cru que son étonnement pût augmenter, mais elle bondit sur son siège à ces derniers mots prononcés par Saladin : « … madame votre fille ».

— Ma fille ! s’écria-t-elle, mariée !… mais c’est une enfant !

Puis, retournée subitement par la grande joie qui envahissait son cœur, elle ajouta d’une voix tremblante :

— Elle vit donc, puisqu’elle est mariée ! Oh ! qu’importe cela ! qu’importe tout le reste ! monsieur ! monsieur ! demandez-moi ce que vous voudrez, ma fortune, mon sang ! mais dites-moi quand je verrai ma fille !

Saladin lui adressa le signe que les pédagogues font aux enfants pour réclamer le silence.

— Procédons par ordre, répéta-t-il après avoir trouvé dans son carnet le carré de papier qu’il cherchait ; jusqu’à présent vous ne contestez pas ?

— Tout ce que vous avez dit, répliqua Lily qui le suppliait du regard, est la vérité même, et il a fallu un miracle d’habileté…

— Je suis Renaud, dit pour la troisième fois Saladin.

— Monsieur le duc de Chaves, continua-t-il reprenant la lecture de ses notes, grand de Portugal de 1re classe, chargé d’une mission particulière de l’empereur du Brésil, mêlé à tout cela indirectement. Était à la représentation de la foire. Était au Jardin des Plantes. Offrit des primes en argent à la police de Paris. Détermina la Gloriette à partir avec lui pour l’Amérique. — Lacune.

« Vous remplirez les lacunes, s’interrompit ici Saladin ; c’est nécessaire pour ma gouverne.

En même temps, il feuilleta rapidement son carnet et arriva jusqu’aux dernières pages, où il prit un carré qui contenait seulement ces mots :

— Lacune. Retour en France. Duc marié à la Gloriette. Voyage dans les départements.

Enfin un dernier papier disait :

— Soupçons. Fausse absence dudit monsieur de Chaves. Aujourd’hui, 19 août 1866, monsieur de Chaves revenu secrètement pour surprendre sa femme. Embuscade.

— C’était hier ! murmura la duchesse.

Saladin poursuivit sans répondre :

— La voit partir à cheval avec le jeune comte Hector de Sabran, Grand-Hôtel, chambre 38.

La duchesse était muette de stupeur.

Saladin ferma brusquement son carnet.

— Je vous prie, dit-il, de compléter brièvement et clairement ce qui concerne monsieur le duc de Chaves. Quand vous connaîtrez mieux la position où je suis vis-à-vis de vous, vous comprendrez que ma conduite dans toute cette affaire doit être dirigée par les renseignements les plus positifs.

Saladin rapprocha son siège, mouilla le bout d’une mine de plomb et fixa un carré de papier sur la couverture de son carnet, en homme qui va prendre des notes.

Le premier instinct de la duchesse fut d’obéir tout de suite et aveuglément.

Aucun doute n’était en elle ; on peut dire qu’elle était émerveillée et subjuguée. Si elle hésita, ce fut pour se recueillir en interrogeant sa mémoire.

— Y sommes-nous ? demanda Saladin d’un ton impatient. Le temps est non seulement de l’argent, mais encore de la vie. J’attends.

Les yeux de la duchesse évitèrent les siens, parce que la pensée de monsieur de Chaves venait de traverser son esprit.

— Comment ignorez-vous une partie de la vérité, murmura-t-elle, vous qui avez appris des choses si difficiles à connaître ?

Saladin eut un sourire.

— Nous voilà qui raisonnons, dit-il. Je veux bien raisonner, pourvu que cela ne dure pas plus de trois minutes. Je sais les choses que j’ai cherché à savoir, et ces choses-là n’étaient pas des plus faciles à deviner. Quant au reste, j’ai épargné ma peine, parce que j’avais la certitude de tout apprendre par vous.

— Si je ne pouvais…, commença la duchesse.

— Vous pouvez, interrompit Saladin, puisque c’est votre propre histoire, et il est impossible qu’aucune force humaine enchaîne votre langue, quand je vous dis : je veux que vous parliez !

Il s’exprimait avec emphase, mais sans élever la voix.

La duchesse dit après un silence :

— C’est mon histoire, en effet, mais c’est aussi l’histoire d’un autre. Ai-je le droit de révéler un secret qui ne m’appartient pas ?

Saladin croisa ses bras sur sa poitrine.

— C’est le secret de l’autre que je veux connaître, dit-il, c’est l’autre qui est le maître ici ; c’est de l’autre que dépend le sort de votre fille, et vous êtes trop mère pour ne pas comprendre que le sort de votre fille seul m’intéresse.

— Elle sera heureuse…, s’écria madame de Chaves.

Elle allait poursuivre, Saladin ne la laissa pas achever.

— Auriez-vous défiance ? demanda-t-il avec une dignité sobre qui prouvait son vrai talent de comédien.

— J’ai peur, murmura la duchesse.

— De moi ?

— Non, de lui.

La duchesse, en prononçant ces derniers mots, appuya son mouchoir sur ses lèvres, comme si elle eût voulu se bâillonner elle-même.

Le visage de Saladin changea, exprimant pour la première fois une nuance qui n’était point dans son rôle ; son regard eut de l’étonnement et de la contrariété.

— Ne vous aime-t-il pas en esclave ? demanda-t-il.

— Il m’a aimée, répondit tout bas madame de Chaves.

La main de Saladin se posa sur son bras.

— J’ai besoin de tout savoir, dit-il en faisant son accent impérieux, non pas pour moi, mais pour elle.

— Pour elle ! répéta la duchesse, dont la voix chevrotait, brisée par les larmes ; tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai souffert depuis tant d’années, croyez-vous donc que ce ne soit pas pour elle ! Les livres et les hommes disent : avec le temps, on oublie… Le temps a passé, je n’ai rien oublié. En ce moment où Dieu fait luire à mes regards un espoir qui m’éblouit le cœur, il me semble que je deviens folle. Je vous crois, tout ce que vous dites est vrai, mais se peut-il que j’aie jamais cette joie de sentir ma fille dans mes bras et d’avoir son front sous mes lèvres ! J’ai vécu pour cela, uniquement pour cela ; sans cela je n’aurais même pas eu besoin d’aller au-devant de la mort ; la mort m’aurait prise bien vite. J’ai travaillé, j’ai combattu, j’ai espéré en dépit même du désespoir qui me torturait l’âme… Et maintenant tout s’éclaire à la fois à l’improviste ! Hier, il n’y avait autour de moi que ténèbres, et j’aurais donné mon sang pour connaître la route où elle passa tel jour de tel mois, il y a dix ans, que sais-je ! pour deviner un rien, pour acquérir le plus vague de tous les indices. Au lieu de cela, c’est une certitude. Dieu m’accable d’un si grand bonheur que ma raison se refuse à le comprendre. Vous voilà, vous, un inconnu, vous venez à moi par une porte mystérieuse et qui fait songer aux miracles, vous me dites ce qui s’est passé exactement, minutieusement, comme si vous racontiez une page d’histoire.

« Les noms de l’enfant, vous me les répétez, les faits les plus indifférents, vous les avez recueillis, et il semblerait que vous étiez autour de nous, voici quatorze ans, depuis l’heure malheureuse où j’entrai dans la cabane des saltimbanques avec ma chère petite jusqu’au moment plus cruel où elle me fut enlevée. Je sais qu’il y a des merveilles dans cet art de tout savoir et de tout deviner, je sais que l’œil de la police perce les ténèbres les plus épaisses, mais au nom du ciel, ne vous fâchez pas contre moi : je suis une pauvre femme bien faible et bien ébranlée. L’habileté qui sert à découvrir peut aussi servir à tromper…

« Oh ! pitié ! pitié ! s’interrompit-elle, je n’ai pas voulu vous offenser, monsieur !

— Madame, prononça froidement Saladin, j’ai pitié, mais vous ne m’avez pas offensé. Il faut aux grandes émotions de la femme un calmant : la plainte ou les larmes. Les minutes sont précieuses pour moi, et cependant, je ne vous ai pas interrompue. D’autres l’eussent fait à ma place, madame, car je suis maître absolu de la situation ; j’ai des droits, et vous l’avez bien deviné, quoique aucune allusion à ce sujet ne soit tombée de votre bouche, j’ai des droits égaux, supérieurs même à ceux d’une mère.

Un effroi mortel, où il y avait de la haine, se peignit sur les traits de Lily, qui baissa les yeux vivement.

Saladin vit et comprit.

— Cela devait être, prononça-t-il à voix basse ; si nous ne sommes pas unis par le plus tendre de tous les sentiments : le lien filial, nous serons des ennemis irréconciliables !

— Vous êtes le mari de ma fille ! balbutia la duchesse sans relever les yeux.

La physionomie de Saladin exprimait en ce moment une nuance d’embarras. Peut-être n’eût-il point voulu abattre si tôt cette grosse carte, qui était un des principaux atouts de son jeu. Certes il avait fait ce qu’il avait pu pour que ce mensonge sautât aux yeux comme l’évidence, mais il aurait voulu choisir son heure et profiter à son gré de l’effet produit.

— Madame, dit-il en changeant de ton, dans notre intérêt à tous les trois (et il souligna ce chiffre) je devrais montrer plus de fermeté ; mais je suis gentilhomme, et, pour la première fois depuis bien longtemps, je ressens comme aux jours de ma jeunesse la faiblesse du gentilhomme en face des larmes d’une femme. Vous êtes sa mère ; j’abdique le droit que j’ai de commander et je vais plaider ma cause comme si c’était à moi d’employer la prière. Écoutez-moi, je serai bref ; vous allez savoir en face de qui la volonté de Dieu vous a mise.

La duchesse releva sur lui ses beaux yeux qui remerciaient timidement. Tout répit, à cette heure, était précieux pour elle.

Saladin se recueillit un instant, puis, après avoir économisé son souffle comme il faut faire pour avaler un sabre de taille inusitée, il parla ainsi :

— Mon père, margrave ou marquis de Rosenthal (Silésie prussienne), occupait un haut grade dans l’armée et s’était marié à une noble Polonaise, la princesse Bélowska. Il habitait Posen dont il était second gouverneur militaire, pendant que je faisais mes humanités à l’université de Breslaw.

« Lors des grands troubles qui agitèrent la Pologne prussienne, mon père demanda son changement à cause de sa femme qui était parente de la plupart des chefs insurgés ; la cour de Berlin refusa durement, et mon père fut obligé de garder son commandement.

« J’avais fait un voyage à Posen, pendant les vacances de 1854, pour venir embrasser ma famille. Il y avait de l’agitation dans la maison ; ma mère, qui était d’habitude, une femme sédentaire, presque uniquement occupée de ses devoirs de religion, faisait de longues absences ; la voiture était sans cesse attelée, et plus d’une fois j’entendis mon père lui dire :

« — Madame, vous serez la cause de notre ruine.

« Une nuit, je fus éveillé par un bruit qui se faisait dans la cour de notre maison. Deux voitures arrivèrent l’une après l’autre et les pas de plusieurs hommes sonnèrent dans les corridors.

« À dater de ce moment, ma mère reprit sa vie d’autrefois, mais mon père n’en parut pas moins inquiet pour cela. Il y avait des allées et des venues nocturnes, et l’impression que je recevais du sourd mouvement qui m’entourait était que des hôtes mystérieux habitaient notre demeure.

« On s’occupait beaucoup, dans la ville, du major général lithuanien Gologine, qui, après le combat de Grodno, avait fait une trouée en avant et passé notre frontière, au lieu de fuir vers le nord. On disait qu’il devait être réfugié aux environs de la ville avec son état-major.

« Le jour même où je devais monter à cheval pour quitter la maison paternelle et retourner à mes études, une estafette du gouvernement apporta à mon père l’ordre de se rendre chez le baron Kœller qui commandait la province ; il n’eut pas la permission de communiquer avec sa femme, et, comme je m’avançais jusqu’à la porte cochère pour le voir sortir, je reconnus qu’un cordon de fusiliers cernait notre demeure.

« Les choses vont vite chez nous, en Prusse, dès qu’il s’agit de conspirations, surtout quand elles ont rapport à la Pologne.

« Je n’ai jamais revu ma mère, qui pourtant ne passa point en jugement. On publia la nouvelle qu’elle était morte dans son lit. Mon père fut passé par les armes sur la grande place de Posen, condamné légalement par un conseil de guerre.

« La veille on avait fusillé, dans la plaine, Gologine et son état-major, au nombre de treize officiers, dont trois colonels.

« Moi, je fus conduit de poste en poste par les dragons jusqu’à Aix-la-Chapelle, et de là déposé à la frontière de Belgique, avec défense de rentrer sur le territoire prussien.

« J’avais dix-huit ans, il me restait quelques frédérics d’or en poche ; je me sentais orphelin et je ne connaissais personne au monde qui s’intéressât à mon sort.

« Ce n’est pas mon histoire que je vous raconte ici, madame, et je passe sur mes pauvres aventures pour arriver à ce qui vous concerne.

« Pour vivre, je m’étais fait comédien, et je courais la province, gagnant à peine de quoi n’être pas tout nu, en mangeant maigrement.

« C’était un soir d’été, en l’année 1857, il y a de cela neuf ans. J’allais à pied entre Alençon et Domfront, portant au bout d’un bâton mon léger bagage, qui était toute ma fortune, les jours commençaient à être plus courts, on arrivait à la fin de septembre.

« Vers six heures du soir, à deux lieues d’un gros bourg où je comptais passer la nuit et dont je ne me rappelle plus le nom, j’entendis sur la marge de la route un cri plaintif, un cri d’enfant. Je m’approchai : c’était une petite fille de six à sept ans qui était tombée, comme elle me le dit, d’une voiture de saltimbanques, tandis qu’elle jouait sur la galerie de derrière, et s’étant évanouie sur le coup n’avait pu appeler à son aide. Elle était blessée aux deux jambes assez grièvement, et c’est à cause de cette blessure que je ne pus rejoindre la troupe de saltimbanques à laquelle l’enfant appartenait. Je fus, en effet, obligé de m’arrêter au bourg le plus voisin, où elle se mit au lit, pour y rester deux semaines.

« Certes, dans la position où j’étais, personne n’aurait pu me blâmer de confier cette enfant à la charité publique, mais je suis le fils de mon père et de ma mère qui donnèrent leur vie pour secourir des malheureux.

La duchesse lui tendit silencieusement la main : elle avait les larmes aux yeux.

— Et puis, reprit Saladin en s’animant plus qu’il ne l’avait encore fait, elle était si merveilleusement jolie, cette petite, ses grands yeux bleus me remerciaient si bien que je me pris à l’aimer comme si elle eût été ma jeune sœur ou ma fille.

— Merci ! murmura la duchesse d’une voix étouffée, oh ! merci ! Dieu vous récompensera.

— Dieu me récompensa, répondit Saladin en souriant, puisque je résolus ce problème de ne pas mourir de faim avec ma protégée. Dans les longues heures que je passai près de son lit de souffrance, nous causâmes ; nous causâmes beaucoup. Peut-être n’avons-nous jamais causé si bien depuis, car, plus tard, à mesure qu’elle creusait ses souvenirs, elle s’égarait de plus en plus, tandis qu’à ce moment où elle ne cherchait pas, quelques paroles vraisemblables, sinon précises, lui venaient de temps en temps aux lèvres.

« Je sus ainsi qu’elle n’était pas née chez les saltimbanques, qu’il y avait une sorte de mur, obstruant sa mémoire, au-delà duquel elle cherchait en vain à connaître le passé.

« Elle s’était éveillée, c’était son mot, vers l’âge de trois ans, au milieu de gens et d’objets qui ne lui étaient point familiers ; mais cette impression avait été faiblissant à mesure qu’elle s’était habituée à ses nouveaux protecteurs.

« Ceux-ci n’avaient point de méchanceté ; ils la battaient seulement un peu pour lui apprendre des tours de force.

La respiration de Lily s’arrêta dans sa poitrine.

— Dans nos pays allemands, reprit Saladin, elles sont nombreuses les histoires d’enfants enlevés par les bohémiens et les Tsiganes. Je connaissais bien cela, et je reconstruisis aisément la pauvre histoire de ma petite amie.

« Seulement, comme l’esprit va naturellement vers le grand, je me figurai d’abord, à cause de l’élégance de ses formes et de sa beauté aristocratique, qu’elle devait être l’enfant de quelque grande famille.

« Cette opinion qui se trouvait être fausse en ce temps-là, puisque c’est seulement plus tard que vous êtes devenue une grande dame, servit du moins à faire naître et fortifier en moi l’idée de retrouver les parents de l’enfant.

« Nous autres Prussiens, quand nous avons une idée, nous y tenons fortement et les obstacles ne nous arrêtent point.

« Je vins à Paris avec ma petite amie que j’appelais Maria, du nom de ma mère ; j’écrivis à Posen pour la première fois, demandant secours à des parents éloignés et à ceux qui avaient été les clients de ma famille.

« Je reçus de l’argent et des encouragements car, là-bas, on n’oublie pas ceux qui souffrent, et plusieurs lettres m’annoncèrent même qu’on s’occupait de faire rapporter ma sentence d’exil.

« Mes amis allaient trop loin ; il ne me convenait déjà plus de mettre à profit leur bon vouloir. Mon idée avait grandi en moi à la taille d’une passion.

« Et je suivais mon travail avec la patience d’un Huron cherchant des traces sur le sentier de la guerre.

« Je passai un an et un mois à promener Maria dans Paris, lui faisant examiner tour à tour chaque objet, surtout chaque aspect ou chaque paysage. Elle ne reconnaissait rien. Ce fut le treizième mois seulement, et cela peut vous donner la mesure de ma patience, que j’obtins dans la même journée deux chocs successifs qui furent pour moi le premier trait de lumière appréciable.

« Au Jardin des Plantes d’abord, où jamais je ne l’avais conduite, elle me parut inquiète, incertaine. Comme je l’examinais avec un soin minutieux, je la vis rougir et pâlir.

« Des enfants jouaient dans le bosquet qui longe la rue Buffon ; elle fit un mouvement comme pour courir vers eux…

La duchesse écoutait avec une passion croissante, et son âme passait dans son regard qui dévorait monsieur le marquis de Rosenthal.

— Ce fut tout, continua celui-ci, et cela s’évanouit comme un éclair. Je fis sortir Maria par la rue Buffon, et je la conduisis aux environs, sur le boulevard de l’Hôpital et sur le quai de la Gare. Je n’obtins aucun résultat.

« Comme nous arrivions à la place Valhubert, son regard s’éclaira vaguement. Nous traversâmes le pont d’Austerlitz et j’entendis sa respiration se presser dans sa poitrine.

« — Reconnais-tu quelque chose ? demandai-je.

« Elle poussa un petit cri, ses yeux dilatés se fixèrent sur une danseuse de corde qui travaillait au bord de l’eau en face de la rue Lacuée.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! murmura Lily dont les mains se joignaient convulsivement.

— Je vous fais languir, n’est-ce pas ? dit Saladin avec bonté ; mais je ne puis aller plus vite que le vrai. Ce fut encore tout, et il me semble que l’instant d’après Maria s’étonnait de sa propre émotion.

— Pauvre enfant ! dit la duchesse. Elle était si petite !

— J’avais heureusement plus de patience que vous, madame, continua Saladin. Je restai frappé vivement. Je compris que ce n’était plus aux impressions de l’enfant qu’il fallait m’adresser, du moins pour le moment, mais à un système de recherches et d’investigations qui devait avoir pour point de départ son émotion d’une minute.

« Je me disais : la vue de sa mère éveillerait sans doute complètement ses souvenirs, je me disais encore, comme les enfants jouant à cache-cache : je brûle ! je suis bien sûr que la mère doit être près d’ici.

« La pauvre Maria passa deux mauvaises semaines, presque toujours seule à la maison ; moi j’employai ce temps à fouiller le quartier Mazas de fond en comble.

« Un jour, en rentrant dîner, je lui dis :

« — Bonjour, Justine.

« Ses yeux s’ouvrirent tout grands, comme ils avaient fait quand nous avions aperçu la danseuse de corde.

« — Bonjour, Petite-Reine, dis-je encore.

« Elle baissa ses longues paupières bordées de soie et sembla chercher en elle-même.

« Puis elle me demanda :

« — Pourquoi me dites-vous cela, bon ami ?

La duchesse, qui s’était levée à demi, s’affaissa de nouveau sur son fauteuil.

L’excellent Saladin sourit encore et murmura :

— Madame, votre espérance est encore trompée ; vous avez cru que nous étions au bout de nos peines… Et cependant, si tout eût été fini ce jour-là, le jeune marquis de Rosenthal ne se serait jamais appelé monsieur Renaud, agent de police.