L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 01

Laffont (p. 347-354).


DEUXIÈME PARTIE.

MADEMOISELLE SAPHIR.

Séparateur


I

Médor, dernier avaleur


C’était d’une voix ferme que madame de Chaves avait exprimé sa volonté de voir Saphir. Hector ne s’attendait pas à cela. Il changea de couleur.

Son amour était grand, mais il avait l’ombrageux orgueil des enfants de son âge.

— Y pensez-vous madame ? objecta-t-il, la duchesse de Chaves en ce lieu !

— J’y pense, répondit-elle ; je le veux, ne me refusez pas. Je suis gaie, j’ai le cœur gonflé par je ne sais quel espoir. Je vous le répète, il y a aujourd’hui quelque chose de bon dans l’air !

Et comme Hector hésitait encore, elle ajouta :

— À votre tour ne vous moquez pas de moi. Cette somnambule m’a dit des choses qui m’ont frappée. Je ne croyais pas tout cela hier… mais enfin qui sait ?… Si la somnambule retrouve le petit bracelet, comme elle affirme en être capable, pourquoi ne retrouverait-elle pas l’enfant ?

Hector ne résista plus. Ils traversèrent les pelouses du Ranelagh et prirent la grande rue de Passy.

Le soleil inclinait déjà vers l’horizon, quand ils franchirent le pont qui mène à l’esplanade. Comme ils ne pouvaient pénétrer dans la fête avec leurs chevaux, ils prirent l’avenue latérale et gagnèrent la rue Saint-Dominique-du-Gros-Caillou pour confier leurs montures à un garçon marchand de vin, puis ils redescendirent à pied sur l’esplanade.

Ce n’était pas jour de grande recette ; il y avait, néanmoins, comme c’est la coutume, bon nombre d’amateurs autour de certaines baraques, tandis que d’autres restaient dans la plus complète solitude.

Au centre de la fête, parmi les établissements les plus conséquents, pour employer le style de notre ami Échalot, le théâtre de mademoiselle Saphir dressait orgueilleusement sa façade orientale, ornée des plus audacieuses peintures qui fussent jamais sorties des fameux ateliers Cœur-d’Acier.

On voyait là tout ce qui se peut voir en fait de prestiges, illusions, tours d’adresse et de force, bêtes sauvages, phénomènes athlétiques et autres attractions.

Au premier plan du principal tableau, mademoiselle Saphir, en costume de Sylphide, avec des ailes de papillon, se tenait sur la pointe d’un seul pied en équilibre au milieu d’une corde tendue. Jugez si ce malheureux Hector avait ses raisons pour s’opposer au caprice de madame de Chaves !

Saphir, son jeune amour, le rêve de ses vingt ans, caricaturée par le prodigieux pinceau de monsieur Gondrequin-Militaire, le seul peintre qui ait dépassé la gloire de Raphaël, selon l’opinion de messieurs les artistes en foire.

Monsieur Baruque, son émule, seconde étoile de l’atelier Cœur-d’Acier, avait peint sur le même tableau et à divers plans, avec cet inimitable talent qui se passe à la fois du dessin et de la couleur, le jongleur indien, la panthère africaine sautant à travers un cerceau, un Auriol chinois dansant sur des bouteilles, et le combat d’un serpent de mer contre un crocodile de la Polynésie ; dans un coin, Saladin avalait encore des sabres, tandis que madame Canada se faisait casser des silex sur l’abdomen non loin du Christ crucifié entre les deux larrons. À l’horizon, par-dessous la corde de mademoiselle Saphir, on apercevait une chasse au tigre dans les jungles du Bengale, tandis que, sur la droite, l’empereur Napoléon III rentrait dans sa bonne ville de Paris après la paix de Villafranca.

Dans les nuages, à droite, un médaillon, coupé en deux, représentait d’un côté la prise de Pékin, de l’autre des scènes de la tour de Nesle — à gauche, dans les nuages aussi, un pareil cartouche offrait aux regards des amateurs une messe de minuit à Saint-Pierre de Rome et l’incendie de la Villette.

Cela paraîtra invraisemblable, mais il y avait encore dans ce même tableau une femme à barbe, entourée de gendarmes et de membres de l’Académie des sciences qui lui venaient au nombril, un jeune homme portant sa tête au milieu de l’estomac, un taureau ballottant un Espagnol au bout de ses cornes, et une vierge cataleptique, qui se soutenait horizontalement dans le vide, retenue seulement à un clou à crochet par l’extrémité de son petit doigt.

Il n’y a que l’atelier Cœur-d’Acier, dont nous avons écrit ailleurs la grande et véridique histoire, pour produire ainsi des tableaux dont chaque pouce carré a son intérêt et son utilité. Cela ne coûte pas plus cher qu’ailleurs. Messieurs Baruque et Gondrequin-Militaire se chargent en outre de remettre des pièces aux vieux tableaux d’église, détériorés par les voyages ou le temps.

Tout était en mouvement sur l’estrade du théâtre de mademoiselle Saphir. Échalot, en paillasse, tenait le porte-voix, et madame Canada, coiffée d’une perruque d’étoupe toute neuve, battait la caisse. Mais, à part l’excellent couple, le bossu Poquet, dit Atlas, et le géant Cologne, jouant l’un du tambour, l’autre de la clarinette, le personnel de l’ancien Théâtre Français et Hydraulique s’était magnifiquement transformé.

Il n’y avait pas moins de six musiciens à l’orchestre, trois habillés en lanciers polonais, trois habillés en Turcs.

Il y avait quatre demoiselles portant des costumes d’odalisques, un pitre déguisé en marquis et cinq ou six premiers sujets dont chacun avait dans sa spécialité une réputation plus qu’européenne.

En outre, deux tam-tams de grande taille grinçaient avec rage, tandis qu’une petite machine à vapeur poussait des sifflements, à faire saigner les oreilles.

C’était complet. Cela rejetait dans l’ombre les plus éclatantes illustrations de la foire : la famille Cocherie et l’épique Laroche, dont les établissements voisins semblaient de vulgaires cabanes auprès du palais Canada.

Au moment où le comte Hector et sa compagne traversaient la foule, Échalot annonçait dans son porte-voix que la grande représentation de mademoiselle Saphir allait commencer.

— Quoique légèrement indisposée, ajoutait-il, elle n’a pas besoin de l’indulgence du public.

Hector avait le rouge au front, et des gouttelettes de sueur tombaient le long de ses tempes.

Il avait fait en vérité tout ce qu’il avait pu pour s’opposer à la fantaisie de sa compagne, proposant de revenir le soir et quand, au moins, madame de Chaves aurait pu quitter ce costume d’amazone qui faisait d’elle le point de mire de tous les regards.

Mais la belle duchesse s’était montrée inflexible. Elle avait répété ce mot qui, pour les femmes, remplace toute explication : « Je le veux ! »

Madame la duchesse de Chaves était pour le moins aussi émue que son cavalier qui sentait frémir son bras.

La foule s’engouffrait dans la baraque en vogue avec un entrain merveilleux, au son d’une musique impossible.

Madame de Chaves cherchait à entraîner Hector qui ne résistait plus, opposant seulement à l’impatience de sa compagne la force d’inertie. Une véritable cohue les séparait encore de l’estrade.

Le reste de la place était à peu près désert ; l’établissement Canada monopolisait littéralement le succès.

À une cinquantaine de pas de là, dans un autre rang de baraques plus pauvres, une baraque, la plus misérable de toutes, s’élevait formée de quelques planches mal jointes qui chancelaient.

Cette baraque n’avait point de tableau ; elle portait seulement une enseigne écrite au cirage et qui disait : « Grands exercices de Claude Morin, dernier avaleur de sabres. »

Un pauvre diable mal vêtu et dont la figure amaigrie disparaissait presque sous la masse énorme de ses cheveux crépus était assis par terre devant cette cabane la tête entre ses deux genoux.

Il jetait un regard mélancolique sur le victorieux établissement des Canada qui lui faisait face.

Personne, dans Paris, ne connaissait ce pauvre diable, et le lecteur lui-même ne se souvient sans doute plus que Claude Morin était le véritable nom de Médor.

Madame de Chaves et Hector lui tournaient le dos, placés qu’ils étaient entre son bouge et l’estrade Canada.

En ce moment, une voiture fermée s’arrêta devant le saut de loup des Invalides. Deux hommes en descendirent et se dirigèrent au plus épais de la foule. Ils étaient tous les deux d’un certain âge, leurs tournures et leurs costumes tranchaient parmi ce rassemblement de petits bourgeois.

L’un d’eux, fortement basané, rabattait un chapeau à larges bords sur sa chevelure d’un noir mat où tranchaient quelques mèches grisonnantes.

Le visage de l’autre avait une blancheur d’ivoire ; ses cheveux et sa barbe, noirs aussi mais luisants comme de la soie, étaient arrangés avec une prétentieuse coquetterie et avaient le reflet des choses teintes.

Le premier semblait désireux de se cacher ; l’autre portait haut sa figure souriante, contente, éclairée par un regard brillant et froid.

C’était le second qui menait le premier ; il perça la foule à grands coups de coudes, répondant aux murmures par des gracieux saluts et d’abondantes excuses débitées avec l’accent italien. En manœuvrant ainsi, il parvint à guider son compagnon moins actif jusqu’au pied de l’estrade.

En cet endroit, il lui dit, avec un obséquieux sourire qui montra une rangée de dents plus blanches que celles d’un hippopotame :

— Monsieur le duc, nous voici arrivés à bon port. Il n’y a point de grands plaisirs sans quelques petites peines. Votre Excellence va juger par elle-même, et je parierais ma tête à couper qu’elle sera contente de ma trouvaille.

Monsieur le duc ne répondit que par un geste d’humeur bourrue.

Madame de Chaves et son cavalier n’étaient pas à plus de dix pas de ce couple. Hector qui marchait en avant fit un mouvement de recul, et, comme la duchesse s’en étonnait, il étendit silencieusement le doigt vers l’escalier que monsieur le duc commençait à gravir sur les traces de son compagnon.

Le regard de la duchesse ayant suivi ce geste elle ne put retenir un léger cri.

Les deux hommes se retournèrent.

Madame de Chaves s’était baissée prestement et croyait avoir évité le regard que l’on dardait vers elle ; mais, quand l’homme au teint basané, qu’on appelait monsieur le duc, se reprit à monter l’échelle, il avait aux lèvres un sourire singulier. Le sourire que Saladin avait vu quelques heures auparavant derrière les persiennes demi-fermées de l’entresol faisant face au portail de Chaves.

— Eh bien ! demanda le radieux personnage, dont la face d’ivoire s’épanouissait maintenant au sommet de l’estrade, montons-nous ?

Le duc le rejoignit de son pas plus lourd, et dit en lui serrant le bras :

— Ami Gioja, quand même nous perdrions notre temps à l’intérieur de cette masure, je ne serais pas venu ici pour rien.

Toute la personne de ce Gioja avait un éclat particulier et blessant, depuis le cuir verni de ses bottes jusqu’au reflet métallique que jetaient ses cheveux teints. Il fixa sur le duc ses yeux clairs et froids comme la cassure d’une barre d’acier, et son regard interrogea. Mais le duc ne jugea pas à propos d’en dire davantage.

C’était à leur tour d’entrer, ils entrèrent.

Madame de Chaves était restée immobile et comme pétrifiée. Hector attendait sa décision sans mot dire.

Sans mot dire aussi, elle lui serra la main et l’entraîna en sens contraire du mouvement général.

Cela les fit passer devant la misérable cabane de ce pauvre Médor, qui, lui aussi, avait ses gros yeux écarquillés par l’étonnement, pour avoir vu monsieur le duc passer le seuil du théâtre Canada.

Médor avait de la mémoire. Il se souvenait surtout de ce qui touchait au grand événement de sa vie : le vol de Petite-Reine. D’un coup d’œil il avait reconnu le « milord » de la rue Cuvier.

Il y a les favoris du succès, il y a les gens que la chance contraire poursuit et accable toujours ; ceci soit dit sans donner gain de cause à la masse des impuissants qui se plaignent du hasard. Médor, depuis quatorze ans que nous l’avons quitté, avait fait de son mieux dans la mesure de ses moyens assez bornés ; sa profession de chien de berger, sous les ordres de Madame Noblet, était bien véritablement à la hauteur de son intelligence, et mettait dans tout son jour sa qualité principale, la fidélité.

Il y avait du chien dans ce bon garçon et son ambition n’allait pas au-delà de celle des chiens : boire à sa soif, manger à sa faim, et dormir son content. Il avait eu pourtant, dans sa jeunesse, une émotion poignante et une profonde affection : nous voulons parler de son dévouement à la douloureuse folie de la Gloriette, pleurant et se mourant près du berceau de sa fille.

Ce serait peine perdue que d’analyser un sentiment pareil.

Y avait-il ici de l’amour dans l’acception habituelle du mot ? je le pense un peu, puisque le premier mouvement de Médor avait été de souffrir du retour de Justin. Médor était donc jaloux. Mais les chiens le sont aussi.

Je n’ai jamais admis l’opinion de ces précieux, professant que l’amour d’une pauvre créature, comme était Médor, peut ternir l’éclat de la plus éblouissante des femmes. Chacun a le droit de contempler les astres, et ce ne sont pas ces humbles adorations qui déshonorent.

Il est certain, d’ailleurs, que ce mot amour a toute une échelle de significations diverses applicables à l’échelle des intelligences et des caractères.

Médor se serait fait tuer pour la Gloriette avec plaisir, voilà ce qui est certain.

Il avait pris en affection Justin diminué et vaincu, à cause de la Gloriette.

Et quand il avait trouvé un jour Justin ivre d’absinthe, c’est-à-dire noyé dans le plus méprisable, dans le pire des découragements, Médor s’était dit : en voici un qui est perdu pour notre besogne, je tâcherai de faire tout, moi seul.

La besogne de Médor c’était de retrouver Petite-Reine. Cette ardente volonté, née du désespoir de Lily, qu’il avait vu de si près, avait survécu en lui à la disparition même de la jeune mère.

Les idées naissaient en lui difficilement ; quand elles étaient nées, elles ne mouraient point, parce que d’autres idées ne venaient jamais les étouffer ou les chasser.

D’ailleurs, il pensait peut-être vaguement que Petite-Reine retrouvée rappellerait Lily comme un aimant attire le fer, et quand l’espoir de revoir Lily lui venait, ses pauvres yeux se mouillaient de larmes.

Il cherchait depuis quatorze ans, comme il pouvait ; en cela comme en tout, il n’avait jamais eu qu’une idée, et il la suivait patiemment, malgré l’inutilité de ce long effort.

Il s’était dit, dès les premiers jours, ajoutant son propre instinct aux conjectures des gens de la police, que Petite-Reine avait dû être enlevée par des saltimbanques.

Pour la retrouver, le moyen le plus simple était donc de faire la revue des saltimbanques de France, et, pour en arriver là, le plus court chemin était de devenir soi-même un saltimbanque.

Des calculateurs d’élite, et Saladin lui-même, n’auraient pas trouvé mieux. Seulement il y a une large distance entre le premier jet d’un plan et son exécution ; or, notre ami n’avait pu donner à l’exécution de son plan que l’intelligence qu’il avait.

Voici pourquoi nous avons parlé de mauvaise chance. Entre les mille variétés de travaux qui gagnent le pain des saltimbanques, notre pauvre Médor avait choisi le plus malade, celui qui s’en allait mourant.

Il était devenu avaleur de sabres, au moment où Saladin, un virtuose pourtant dans la partie, désespérait déjà de l’« avalage ».

Mangeant du pain sec et recevant plus de coups de pied que de gros sous, Médor était parvenu, cependant, à faire son tour de France. Il avalait les sabres très mal ; le public mécontent le huait ; mais il était si bon et si malheureux que les chefs de troupes le gardaient pour battre les banquettes et nettoyer les lampes.

Un mathématicien seul saurait calculer le nombre de lieues qu’on peut parcourir en poursuivant ainsi quelqu’un de ville en ville. Médor, qui n’était pas mathématicien, se dit au bout d’un certain nombre d’années : puisque j’ai été partout et que je n’ai rencontré Petite-Reine nulle part, c’est qu’elle est introuvable — ou morte.

Il revint alors à Paris et se mit sur les traces de Justin, le seul être auquel il s’intéressât désormais. Justin avait disparu, ou plutôt il était tombé si bas que Médor ne le trouva plus dans la pauvre sphère où il se mouvait lui-même.

Quand il le rencontra enfin un jour, par hasard, face à face, il ne le reconnut pas.

Justin — l’homme du château —, monsieur le comte de Vibray, avait une hotte sur le dos, un crochet à la main, et chancelait sous le poids de son ivresse chronique.

Médor voulut le relever dans le mesure de ce qu’il pouvait pour cela, mais Justin consentit seulement à se laisser payer à boire.

Ce n’était plus un homme. On avait pitié de lui parmi les chiffonniers.

Et cependant quelque chose restait en lui de sa vie passée. Dans le trou où il dormait sur quelques brins de paille, il y avait quatre ou cinq volumes qu’il lisait et relisait, quand il avait une heure lucide. Parmi ces livres, dont la plupart étaient imprimés en latin, se trouvait un livre français : Les Cinq Codes. Justin l’avant tant lu et relu que les pages se détachaient comme les feuilles mortes qui tombent à l’automne.

Les chiffonniers disaient que, si on avait pu trouver Justin à jeun, il n’y aurait pas eu son pareil parmi les avocats de Paris.

Ils ajoutaient que, quand Justin n’était ivre qu’à demi, c’était encore un gaillard de bien bon conseil.

Sa réputation à cet égard était considérable, non seulement parmi les chiffonniers, mais encore dans la classe des saltimbanques et artistes forains dont il s’était rapproché à différentes reprises, mû peut-être par le même instinct que Médor.

Ils l’appelaient le père Justin ; quoiqu’il fût jeune encore, au dire de ceux qui le connaissaient de longue main, il avait toutes les apparences de la vieillesse.

Depuis un an, Médor, poursuivi par le discrédit croissant où se perdait l’avalage du sabre, ne trouvait plus d’emploi dans les baraques. C’était bien à contrecœur et par nécessité qu’il avait fini par s’établir à son compte. Quelques planches, empruntées à son ancien immeuble aérien, et de vieux clous, lui avaient suffi pour bâtir l’étroite cabane, trop large encore pour son commerce abandonné. Il travaillait comme un nègre, emportant sa maison sur son dos, de fête en fête, dans les villages qui environnent Paris, et récoltant de loin en loin quelques sous, quand trois ou quatre amateurs obstinés de ce grand art, décédé comme la tragédie, daignaient passer le seuil de son taudis.

Il se consolait néanmoins en disant qu’il était désormais le premier et le dernier avaleur de France et de Navarre, ce qui devenait vrai exactement par le défaut de concurrence.

Médor avait un autre motif d’orgueil ; il était le seul homme que le père Justin admît dans son trou. Médor, il est vrai, n’y allait jamais sans porter quelque chose à boire, mais il renouvelait ses visites aussi souvent qu’il le pouvait.

Etait-ce la conversation abrutie du misérable ivrogne qui l’attirait ? Non. Que Justin eût la fièvre de l’alcool et déraisonnât honteusement ou que Justin, à jeun, par hasard, pris d’une gravité hautaine, en revînt à son langage d’autrefois qui, désormais, était burlesque dans sa bouche, Médor l’écoutait peu. Il le laissait fredonner d’une voix rauque des refrains sans tête ni queue ; il le laissait aussi lire des textes de loi ou déclamer des vers latins avec emphase : cela ne lui importait point.

Ce qui l’attirait par une séduction irrésistible, c’était une pauvre relique qu’il avait trouvée dans un coin du réduit de l’ivrogne, à moitié cachée sous la poussière.

Un berceau d’enfant, rempli de petites hardes et de jouets, aux rideaux duquel pendait une photographie qui représentait une jeune mère tenant son enfant dans ses bras, ou plutôt tenant un nuage, trace confuse de l’enfant qui avait bougé en posant.

Le berceau de Petite-Reine disposé en autel par les mains de la Gloriette.

Le portrait de la Gloriette pressant sur son cœur Petite-Reine.

C’était pour cela que Médor venait le plus souvent qu’il pouvait chez le père Justin, en payant son entrée avec des fonds de bouteilles. Quand une fois il était entré, il laissait Justin boire, ou lire, ou chanter, et venait s’asseoir dans le coin où était la relique, restant des heures entières en contemplation devant le berceau et devant le portrait.

Au moment où Hector et madame de Chaves passèrent devant Médor, ils allaient encore lentement à cause de la foule. Médor, qui venait de reconnaître le duc de Chaves à la porte de la baraque, mit ses yeux grands ouverts et fixes sur le jeune homme, sans même le voir ; mais il n’en fut pas de même pour la duchesse, quoiqu’elle eût son voile rabattu. À son aspect, il tressaillit de la tête aux pieds et tout son sang vint à sa joue. Il se leva droit sur ses pieds, comme si un ressort se fût détendu en lui.

Un instant il resta abasourdi, puis il se frotta les yeux à tour de bras, en répétant plusieurs fois de suite :

— Tous deux ! Lui ! et elle ! Est-ce que je dormais ? Est-ce que j’ai rêvé ?

Pendant ce temps-là, Hector et sa compagne, pressant le pas, tournaient déjà l’angle de la rue Saint-Dominique.

Ce fut tant pis pour ceux qui étaient entre eux et Médor. Médor se jeta tête première dans la foule et passa comme un boulet de canon. Il arriva juste à temps pour voir l’amazone et son cavalier mettre au trot leurs montures et redescendre vers la Seine.

Pour la seconde fois Médor aperçut les traits de l’amazone, et il appuya les deux mains contre son cœur en se disant :

— C’est elle ! c’est bien elle !

Les chevaux eurent beau trotter, Médor n’avait pas les longues jambes de Saladin, mais sa passion était autre et plus forte.

Il eût suivi les deux chevaux au bout du monde et rien n’aurait pu l’arrêter, sinon la mort.

En arrivant à la porte cochère de l’hôtel de Chaves, la duchesse, qui n’avait pas prononcé un seul mot pendant toute la route, dit :

— Au revoir, Hector ; ne revenez pas avant d’avoir reçu une lettre de moi.

Ils se séparèrent. Quelques secondes après, Médor, haletant et baigné de sueur, vint tomber sur le pavé dans l’enfoncement de la porte.

Il resta quelques minutes à reprendre son souffle, puis il dit :

— Je ne sais pas comment je ferai pour arriver jusqu’à elle, mais j’arriverai !