L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 22

Laffont (p. 340-346).
Première partie


XXII

Madame la duchesse de Chaves


À la porte d’Orléans, entre les deux grandes avenues, s’ouvre une route de chasse qui coupe le bois en diagonale dans toute sa largeur, passant à travers ces fourrés solitaires que la foule des promeneurs du lac ne connaît même pas.

Car il y a des gens qui vont trois cent soixante-cinq fois par an au bois de Boulogne et qui font trois cent soixante-cinq fois le même tour.

Ainsi est bâti le peuple le plus spirituel de l’univers.

Hector et sa compagne marchaient au pas à l’ombre des grands arbres. Ils parlaient précisément de cette première duchesse de Chaves que nous avons nommée à la fin du précédent chapitre. La voix de Lily avait baissé son diapason malgré elle, son accent était lent et triste.

— Je vivais fort isolée sur ce paquebot, dit-elle, votre oncle avait acheté tous ceux qui auraient pu me renseigner. Je voyais souvent sur le pont cette jeune femme admirablement belle, mais triste, dont la pâleur était encadrée dans ses longs cheveux noirs. Pas une seule fois, monsieur le duc ne lui parla devant moi, et ce fut des années après seulement que je connus son nom.

« Elle s’appelait comme je me nomme maintenant, madame la duchesse de Chaves.

— Avez-vous donc entendu parler… ? commença Hector.

Lily l’interrompit d’un geste grave.

— Un an après notre arrivée au Brésil, prononça-t-elle à voix basse, monsieur le duc de Chaves me donna son nom dans la chapelle de Sainte-Marie-de-Gloire à Rio. J’ai appris depuis qu’à ce moment sa première femme était morte depuis sept mois. Ne m’interrogea pas. Je ne sais rien de plus que ce que je vais vous dire, et c’est peu de chose.

« Monsieur le duc de Chaves avait introduit auprès de sa première femme un de leurs jeunes cousins sortant de l’Université. Il avait recommandé à madame la duchese de patronner cet enfant dans le monde.

« Puis un jour il lui reprocha d’avoir trop fidèlement obéi.

« Le jeune homme fut tué, dans une rencontre de nuit, par un adversaire inconnu.

« La duchesse mourut.

« Et le frère de la duchesse, un homme bien vu à la cour pourtant, fut exilé pour avoir parler de poison.

— Madame, dit Hector dont les sourcils étaient froncés, vous avez raison, je rendrai mes visites plus rares.

— Oh ! fit madame de Chaves en souriant, il ne faut pas prendre cet air fatal, nous ne sommes plus ici au Brésil ; à Paris, le poison n’est pas de mode. Et d’ailleurs, ajouta-t-elle d’un ton plus sérieux, ce sont peut-être des calomnies.

Il y eut encore un long silence. Quand les chevaux sortirent du couvert, pour traverser les clairières qui avoisinent le château de Madrid, madame de Chaves reprit tout à coup d’un ton de légèreté affectée :

— Et notre huitième merveille du monde ? Et cette belle des belles ? Il y a longtemps que nous n’avons causé de vos amours.

— Chère cousine, répondit Hector, si elle n’existait pas, mon oncle aurait peut-être raison d’être jaloux.

Lily éclata de rire franchement, les accès de gaieté étaient rares chez elle. Mais depuis quelques jours son caractère avait bien changé.

— Mon cousin, s’écria-t-elle, ceci est une demi-déclaration, qui est très adroite ou très impertinente.

— Puis-je être adroit avec vous, ma cousine, murmura Hector d’un ton de sincère émotion, puis-je être impertinent surtout ? Vous savez bien que je vous aime, et vous savez bien de quelle façon je vous aime. Il est certain que vous êtes trop belle pour inspirer seulement l’affection qu’on porterait à une sœur, mais il est certain aussi que mon cœur est pris d’autant plus fortement que cet amour a résisté au ridicule qui, dit-on, tue toute chose, au ridicule évident, manifeste. Il ne faut pas plaisanter avec mon amour, qui me rend malheureux déjà et qui, peut-être, brisera ma vie.

La duchesse lui tendit la main sans arrêter sa monture.

— Avez-vous vos vingt ans accomplis, Hector ? demanda-t-elle.

— J’aurai vingt et un ans dans onze mois, répondit Hector, je suis bientôt majeur.

— Et que comptez-vous faire, quand vous serez majeur ?

Hector ne répondit pas tout de suite.

— Eh bien ! insista madame de Chaves.

— Eh bien ! s’écria Hector avec un accent de passion qui fit tressaillir sa belle compagne, si elle m’aime, je l’épouserai, si elle ne m’aime pas, je mourrai !

Madame de Chaves ne souriait plus ; les deux chevaux avaient ralenti le pas d’eux-mêmes.

— Vous ne m’avez jamais fait le récit détaillé de vos amours, dit la duchesse d’un ton sérieux. Vous êtes malade, toute femme est médecin ; voyons, j’attends votre confession.

La figure du jeune comte s’éclaira. Le plus grand bonheur de ces pauvres amoureux est de raconter leur martyre.

Il prit l’histoire au premier battement de son cœur, alors qu’il était ai collège ecclésiastique du Mans. Il montra, timidement et craignant plus que le feu le sourire moqueur qui pouvait naître sur les lèvres de sa compagne, cette enfant d’une idéale beauté, chaste comme un rêve de poète et réduite à danser sur la corde raide au milieu d’un troupeau grossier de saltimbanques.

Il la montra ignorante de la honte qui entoure sa profession, mais ne subissant pas non plus la fièvre des bravos.

Il l’avait vue telle qu’elle était, le comte Hector, parce qu’il l’aimait sincèrement et profondément.

Il avait deviné le calme angélique de son âme et cette haute fierté qui sommeillait en elle à l’état latent parce qu’on ne lui avait jamais donné l’occasion d’éclater.

Madame de Chaves suivait avec un entraînement, dont elle ne se rendait pas compte, ce récit d’une naïveté presque enfantine, et l’intérêt qui brillait dans ses yeux encourageait sans cesse le narrateur.

Il ne cacha rien ; il raconta sans rire et, au contraire, avec une croissante émotion, la fameuse scène de la demande en mariage, faite à Échalot et à madame Canada ; il récita par cœur les lettres qu’il écrivait à mademoiselle Saphir, il avoua même l’envoi audacieux de sa photographie.

Et la duchesse de Chaves ne riait pas non plus ; si elle interrompait parfois, c’était pour prononcer de ces paroles qui trahissent involontairement l’intérêt excité.

Hector la remerciait en son cœur et il allait toujours, ravi d’épancher son bien-aimé secret.

Son histoire n’avait pas beaucoup d’incidents dramatiques. Depuis qu’il était à Paris, Hector avait assez vécu pour apprécier l’énorme complaisance de cette femme du monde, faisant à de pareilles bagatelles l’aumône de son attention.

— Je vous ennuie, ma bonne, ma chère cousine, disait-il, il n’y a rien là-dedans, je le sens bien, sinon que j’aime comme un malheureux et comme un fou. Pour comprendre comment j’aime de la sorte, une femme si fort au-dessous de moi, selon les apparences, il faudrait que vous la vissiez.

— Je la verrai, dit madame de Chaves comme malgré elle.

— Non, oh ! non ! s’écria Hector d’un accent suppliant, vous ne pourriez la voir que dans son triomphe, c’est-à-dire dans sa misère. Je ne veux pas que vous la voyiez ainsi !

— Mais enfin, murmura Lily qui rêvait, elle est donc bien belle, bien belle !

La poitrine d’Hector se gonfla, et les yeux de sa compagne se baissèrent sous le regard de feu qu’il lui lança.

— Elle est belle comme vous, dit-il en contenant sa voix, et je n’ai jamais trouvé personne à lui comparer que vous. Vous n’avez pas les mêmes traits, vous ne vous ressemblez pas, et pourtant, chaque fois que je vous vois, je pense à elle. J’établis entre elle et vous je ne sais quel lien mystérieux… comment vous dire cela ? mon amour pour elle a comme un reflet dans ma tendresse pour vous… Vous pleurez ! pourquoi pleurez-vous, madame ?

La duchesse essuya ses yeux vivement, et dit en essayant cette fois de railler :

— C’est vrai, je pleure… et je ne sais pas lequel de nous deux est le plus fou, Hector, mon pauvre neveu !

— Car, se reprit-elle, je suis votre tante, et il faudra bien à la fin que je vous parle raison… Mais auparavant, je veux savoir. Ne l’avez-vous jamais revue avant de la retrouver à Paris ?

— Je l’ai cherchée souvent et trouvée quelquefois, répondit Hector mais je sens plus amèrement que vous ne pourriez l’exprimer le malheur de cette passion qui m’entraîne ; je résiste, j’ai honte. J’aimerais mieux ne la voir jamais que d’affronter ces terribles applaudissements que son talent soulève et qui me serrent si douloureusement le cœur.

— Et cependant…, commença madame de Chaves.

Hector l’interrompit, d’un geste doux, et sa voix prit un accent de recueillement.

— Le hasard m’a servi une fois, dit-il, et mon pauvre roman, si triste, a du moins une page heureuse. L’année dernière, elle a été malade en passant à Melun, et vous ne sauriez croire à quel point les bonnes gens qui exploitent son talent l’aiment religieusement. C’est comme une famille où le père et la mère vivent agenouillés devant l’enfant. Je les crois riches d’une façon relative ; du moins ne négligent-ils rien quand il s’agit de leur adorée Saphir. Lors de sa convalescence, ils lui louèrent un petit appartement dans une jolie maison voisine de la Seine sur la lisière de la forêt de Fontainebleau.

« Elle n’a pas, vous le pensez bien, s’interrompit timidement Hector, les frayeurs ni les préjugés des autres jeunes filles. Chaque matin elle allait toute seule faire une longue promenade à cheval en forêt. Il y a un dieu pour les amoureux, ma belle cousine ; dès la première promenade qu’elle fit, je la rencontrai.

— Mais, poursuivit Hector, ces rencontres en forêt ne m’avançaient pas beaucoup ; je n’étais plus le lycéen du Mans, hardi à force d’ignorance. Mon amour avait grandi : je n’osais plus, je me cachais derrière les branches pour la regarder passer, et il me semblait impossible d’acquérir l’audace qu’il eût fallu pour l’aborder.

— Vous n’êtes pas timide, pourtant, murmura la duchesse.

— Non, répondit Hector, avec les femmes de notre monde je ne suis pas timide. Elles sont heureuses, nobles, défendues par le respect de tous mais celle-ci, qui pour moi était au-dessus de n’importe quelle princesse et qui en même temps tenait dans la vie un état si misérable, comment l’aborder ? comment m’excuser de l’avoir abordée ? et que lui dire enfin sur cette route où l’on ne pouvait parler à genoux ?

« Un jour j’eus la pensée de monter, moi aussi, à cheval. Elle se rendait, chaque matin, à une petite chapelle située au bord de l’eau, où elle semblait accomplir une neuvaine ou un vœu, car elle est pieuse comme un ange, et je ne sais pas d’où sa religion lui est venue.

« Mon cheval croisa le sien, comme elle sortait de la chapelle, dans l’avenue qui rentre en forêt. J’avais eu tort de craindre et je ne sais point de grande dame qu’il soit plus facile d’aborder. Elle a l’autorité de celles qui, tout naturellement, se sentent le droit de faire le premier pas.

« Elle me reconnut, avant même que je l’eusse saluée ; elle poussa un cri, et, toute pâle de joie, elle prononça mon nom.

« Ce fut sa main qui se tendit vers la mienne ; tandis qu’elle murmurait :

« — J’ai achevé aujourd’hui ma neuvaine, et c’était vous que je demandais à Dieu.

« Hélas ! belle cousine, s’écria ici Hector avec une colère douloureuse, vous allez la juger mal peut-être. Elle appartient à une classe où un pareil abandon peut sembler effronterie.

Madame de Chaves lui serra la main fortement.

— Continuez, dit-elle, ne plaidez pas sa cause qui est gagnée ; je l’aime puisque vous l’aimez.

Hector porta la douce main qu’on lui donnait à ses lèvres.

— Merci ! murmura-t-il, du fond du cœur, merci !… Mais ne me demandez pas de vous raconter ce qui fut dit dans ce tête-à-tête étrange et délicieux qui sera le plus cher souvenir de ma jeunesse. Les paroles échangées, je m’en souviens mais, quand je veux les répéter, il semble qu’elles perdent leur sens véritable. Le courant des pensées de Saphir ne se rapporte à rien de ce que vous ou moi nous pouvons connaître ; c’est une naïveté bizarre où il y a de saintes aspirations. Elle semble avoir vécu dans une féerie, et le monde ne lui est apparu qu’au travers d’un rêve. Elle n’a rien du milieu grossier dans lequel se passa son enfance, sinon l’amour filial qu’elle porte aux pauvres gens qui l’ont élevée…

— Ce n’est donc pas leur fille ? demanda madame de Chaves avec vivacité.

— Ce n’est pas leur fille, répondit Hector.

Puis avec un sourire mélancolique, il ajouta tout bas :

— Belle cousine, je suis égoïste quand je parle d’elle ; j’oubliais que vous aviez aussi votre adorée folie.

— C’est vrai, murmura la duchesse qui avait aux joues une rougeur fiévreuse, je pense à elle toujours, toujours ! mais cela ne m’empêche pas de vous écouter pour vous, Hector. Continuez, je vous prie.

— J’ai tout dit, répliqua le jeune comte de Sabran nous fîmes une longue route côte à côte, comme nous voilà tous les deux, ma belle cousine ; nous avions sur nos têtes l’ombre épaisse des grands arbres, et nulle rencontre ne vint troubler notre solitude. Nous parlâmes d’amour ou plutôt chaque chose que nous disions contenait une pensée d’amour. Elle n’a rien à cacher, je vous l’affirme, et son cœur se montre dans tout l’orgueil de son exquise pureté. Au bout d’une heure, nous étions des fiancés qui sont sûrs l’un de l’autre et n’ont plus à s’exprimer leur mutuelle tendresse. Qu’avions-nous dit ? de ces riens que les cœurs traduisent et qui valent cent fois le serment banal d’aimer toujours.

« Elle était radieuse de beauté ; l’allégresse de son âme illuminait son visage ; l’avenir n’avait plus d’obstacles : Dieu nous devait le bonheur !

« Avant de me quitter, elle se pencha sur son cheval et me tendit son front charmant, où je déposai le premier baiser. Les arbres de la forêt éclaircissaient déjà leurs feuillages ; on voyait la route de Melun à travers une dentelle de verdure.

« — À demain ! me dit-elle.

« Et je restai seul.

« Le lendemain, elle ne vint pas. J’appris qu’elle avait quitté la petite maison où s’était achevée sa convalescence. Moi-même je repartis pour Paris où mon tuteur m’appelait.

« À Paris, les choses changent d’aspect. Je vis les jeunes gens de mon âge et j’eus pudeur d’une aventure pour laquelle je n’aurais osé chercher un confident.

« Je pensais, en faisant la revue de mes nouveaux amis : auquel d’entre eux pourrais-je dire que j’aime sérieusement, profondément, et pour en faire ma femme, une pauvre fille sans père ni mère, qui gagne de l’argent à danser sur la corde ?

La tête d’Hector se pencha sur sa poitrine et il resta silencieux.

— Vous me l’avez dit à moi, murmura doucement madame de Chaves.

— C’est vrai, prononça Hector d’une voix si basse qu’elle eut peine à l’entendre, et je ne sais pourquoi il me semblait que vous étiez intéressée à le savoir.

Ils échangèrent un long regard et tous deux baissèrent les yeux.

Leurs chevaux reprirent le grand trot.

Ils avaient traversé toute la longueur du bois de Boulogne, et se trouvaient dans le quartier de la Muette.

— Vous ne me parlez plus, murmura madame de Chaves.

— Si fait, répondit Hector avec une sorte de répugnance, j’ai une faute à confesser… Belle cousine, une fois, j’ai eu peur de vous comme de mes amis.

— Voyons cela.

— C’était un de ces jours derniers, lors de la promenade que nous fîmes avec monsieur le duc à Maintenon, vous en calèche, moi à cheval. Il faut bien vous dire que j’ai beaucoup lutté contre cet amour et que, parfois, je me suis cru tout prêt d’être vainqueur.

— Pauvre belle Saphir ! soupira madame de Chaves.

Hector, qui était en avant, se retourna et lui baisa encore la main.

— Vous êtes une sainte, dit-il, et Dieu vous fera heureuse. Ce jour-là, comme nous quittions la forêt de Maintenon, au moment où nous tournions l’angle de la route de Paris, nous avons rencontré la pauvre maison roulante où Saphir habite avec ses parents saltimbanques.

— Je l’ai vue ! s’écria madame de Chaves, et je me souviens que je vous ai dit ; cela ressemble à l’arche de Noé !

— Oui, fit Hector en rougissant, vous avez plaisanté, je suis lâche contre la plaisanterie de ceux que j’aime. La fenêtre de la petite cabane de Saphir était ouverte ; je n’ai pas ralenti le pas de mon cheval et je ne me suis pas même retourné…

— En bonne chevalerie, dit gaiement la duchesse, voici un grand crime, mon neveu, et il vous faudra l’expier. Avons-nous demandé pardon à la dame de nos pensées ?

— Je l’ai vue, répondit Hector, mais je ne lui ai pas parlé.

— Où l’avez-vous vue ?

— Dans un lieu, répondit-il tristement, où j’étais bien sûr de la trouver. Les baraques de la foire sont toutes rassemblées sur l’esplanade des Invalides pour la fête du 15 août. Celle des parents de Saphir ne pouvait manquer d’y être.

Ils arrivaient à la grande avenue qui conduit de la Muette à la porte Dauphine. Hector voulut tourner dans cette direction, mais la duchesse l’arrêta et lui dit :

— Ce n’est pas notre route.

Et comme Hector l’interrogeait du regard, elle ajouta :

— Nous allons à l’esplanade des Invalides. Je veux la voir !