L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 21

Laffont (p. 333-340).


XXI

Le duc de Chaves


Un assez long temps se passa. Les yeux ronds de Saladin dévoraient les comestibles étalés derrière les carreaux d’un restaurant voisin, mais il était trop prudent pour courir la chance de perdre une occasion pareille en écoutant le cri de son appétit. Il chercha bien du regard un boulanger qui fût en vue de l’hôtel ; n’en trouvant point, il se résigna stoïquement à supporter la faim, plutôt que d’abandonner son poste.

Son point de départ était assurément assez vague. La somnambule de la rue Tiquetonne ne lui avait pas dit autre chose, sinon qu’une grande dame semblait prête à dépenser des sommes considérables pour retrouver un petit bracelet sans valeur. Un seul nom avait été prononcé, celui du jeune Hector de Sabran. Quant à la grande dame, Saladin n’avait aucun motif assuré de penser qu’il fût réellement à la porte de sa demeure ; et à supposer même que l’hôtel fût réellement à elle, Saladin n’en pouvait conclure que la maîtresse de l’hôtel fût justement la Gloriette, c’est-à-dire madame la duchesse de Chaves.

D’un autre côté, cet incident du prétendu millionnaire qui l’avait heurté tout à l’heure en passant, n’acquérait de valeur que si l’hôtel d’en face appartenait bien véritablement aux Chaves.

Toutes ces choses tournaient dans un cercle vicieux.

Et pourtant Saladin, à mesure que les minutes s’ajoutaient aux minutes, sentait grandir en lui une conviction profonde. Il avait beau se gourmander lui-même et se dire qu’aucun fait positif n’étayait son espoir ; ce n’était plus de l’espoir qu’il avait, c’était presque une certitude.

Il était aux environs de midi quand le comte Hector avait renvoyé sa voiture devant la porte de l’hôtel. Deux heures sonnèrent à une horloge voisine.

Saladin se dit résolument :

— On passera la nuit s’il le faut. On a le temps.

Il ajouta :

— Mon bonhomme noir n’a pas eu la même patience que moi ; il s’est lassé de faire faction.

L’allée en effet était vide derrière lui.

Mais un cigare à moitié fumé tomba aux pieds de Saladin. Il leva la tête instinctivement et vit briller deux gros yeux derrière les persiennes entrouvertes d’une fenêtre de l’entresol.

— Tiens, tiens, murmura-t-il, ça se complique, mon richard a trouvé une autre guérite.

La porte cochère de l’hôtel s’ouvrit en ce moment à deux battants.

Dans la vie du marquis Saladin les émotions n’abondaient pas. Il n’avait jamais aimé ni père, ni mère, ni frère, ni sœur ; mais le cœur peut battre sans cela. Saladin s’aimait lui-même incomparablement ; il s’agissait en ce moment de lui-même ; il fut obligé de s’appuyer aux volets d’une boutique, parce que ses jambes faiblissaient sous lui.

Qu’allait-il voir ? Sa fortune ? Sa ruine ? Avait-il gagné ou perdu la première manche de cette romanesque partie qu’il préparait depuis tant d’années ?

La porte cochère restait ouverte et rien ne paraissait.

Derrière les persiennes de l’entresol, l’homme à la barbe couleur d’encre moisie toussait en allumant un second cigare.

L’âme entière de Saladin était dans ses yeux. Il ne se faisait pas d’illusion ; il y avait quatorze ans qu’il n’avait vu la Gloriette, et encore pouvait-on dire qu’il l’avait entrevue seulement : une fois à la baraque de madame Canada, une fois sur la place Mazas, au moment où elle confiait Petite-Reine à madame Noblet, la Bergère.

Il n’avait pas l’espoir de la reconnaître dans le sens ordinaire du mot ; c’était pour cela un esprit bien trop sage, mais il avait présente dans ses moindres détails la figure de mademoiselle Saphir, et il se disait avec une certaine apparence de raison : je reconnaîtrai la mère par la fille.

Le pavé de la cour sonna sous des pas de chevaux, et deux palefreniers se montrèrent habillés de leurs longues camisoles groseille ; ils vinrent jusqu’à la porte, maintenant deux fringants chevaux.

Le comte Hector était sur l’un, l’autre portait une amazone vêtue de drap noir, avec le chapeau mexicain entouré d’un voile.

Saladin, par un mouvement irrésistible où il y avait plus que de la curiosité, traversa la moitié de la rue à la rencontre du cavalier et de l’amazone, derrière lesquels se refermait le portail de l’hôtel.

Sa première pensée fut celle-ci : « Elle est trop jeune ! »

Et par le fait, c’était une jeune femme pleine de grâce et de beauté qui accompagnait l’heureux comte Hector.

Sous son voile on apercevait sa figure un peu pâle mais souriante, et ses grands yeux avaient cet éclat mouillé qui n’appartient qu’à la jeunesse.

Saladin était si près que le comte Hector fut obligé d’arrêter son cheval pour ne le point heurter.

— Rangez-vous donc, imbécile, dit involontairement le jeune gentilhomme.

Saladin ne se dérangea ni ne se fâcha. Il était sous le coup d’un étonnement qui allait jusqu’à la stupéfaction.

Sa seconde pensée fut celle-ci : « C’est elle, toute pareille à autrefois ! Elle n’a pas même vieilli ! »

La ressemblance avec mademoiselle Saphir, sur laquelle il comptait pour reconnaître cette fée qui allait lui donner la richesse, n’existait même pas. Point n’était besoin de cela. Saladin retrouvait par une sorte de miracle, malgré l’injure de quatorze années, la jeune et belle créature qui s’était assise à quelques pas de lui jadis sur les pauvres banquettes du Théâtre Français et Hydraulique, et qui, le lendemain, avait embrassé en pleurant Petite-Reine, sa fillette adorée que, par le fait de lui, Saladin, elle ne devait jamais revoir.

Il n’y avait qu’une seule différence, encore était-elle produite par le costume que portait la Gloriette.

La troisième pensée de Saladin fut un hommage rendu à l’aisance merveilleuse avec laquelle l’ancienne Gloriette portait ce costume nouveau.

— On dirait qu’elle n’a jamais fait autre chose ! grommela-t-il entre ses dents, tandis que les deux beaux chevaux remontaient au pas le faubourg Saint-Honoré.

— Gare ! lui cria un cocher d’omnibus.

Saladin, qui était resté au milieu de la rue, sauta de côté vivement.

— Gare ! lui cria un cocher de fiacre.

Saladin n’eut que le temps de bondir sur le trottoir, et de là son regard, tourné par hasard vers la boutique où naguère il s’était appuyé, rencontra la fenêtre de l’entresol. Le bonhomme noir avait repoussé les persiennes. Il s’accoudait commodément au balcon et suivait d’un œil content mais un peu moqueur la promenade du cavalier et de l’amazone.

Une étrange gaieté entrouvrait sa large bouche et montrait, au milieu de ce visage si sombre, une rangée de dents blanches qui brillaient comme celles d’un carnassier.

Dans ces maisons que l’imagination bâtit à force d’hypothèses et qui tremblent au vent comme des châteaux de cartes, quand une des suppositions fondamentales arrive à devenir une vérité, tout l’édifice se consolide instantanément.

L’identité de la Gloriette, devenue dame et maîtresse de l’hôtel de Chaves, établissait par contrecoup l’identité du bonhomme noir et blanc qui était bien évidemment monsieur le duc de Chaves, surpris dans ses fonctions de mari jaloux.

Saladin ne savait pas encore à quoi cette circonstance pourrait lui servir, et il se demandait pour quelle raison monsieur le duc louait un entresol pour regarder sa femme, tandis qu’il eût pu la voir aussi bien derrière les persiennes de son cabinet.

Il était à la source des renseignements et voulut savoir, car pour les diplomates de sa sorte rien n’est à négliger. Il pesa sur l’éblouissant bouton de cuivre qui mettait en mouvement la sonnette de l’hôtel de Chaves, la porte s’ouvrit aussitôt.

Saladin entra d’un air dégagé et demanda au concierge, bien mieux habillé que lui, s’il était possible de voir monsieur le duc.

— Son Excellence est en voyage depuis deux jours, répondit le fonctionnaire avec majesté, et quand on veut avoir l’honneur d’être reçu par Son Excellence, on écrit pour demander audience.

Saladin remercia, salua et s’en alla. En s’en allant, comme il avait l’habitude de ne rien laisser traîner, il ramassa au coin d’une borne, dans un petit tas de poussière, un objet brillant qui pouvait être en or, et le glissa dans sa poche.

Ainsi le grand monsieur Jacques Laffitte, celui qui demanda un jour pardon à Dieu et aux hommes d’avoir fait la révolution de Juillet, commença-t-il sa fortune légendaire en sauvant une épingle.

Saladin était fixé désormais sur les motifs qu’avait eus Son Excellence pour choisir, en qualité d’observateur, cette fenêtre d’entresol.

Son Excellence jouait décidément tout au long la vieille comédie de l’époux soupçonneux qui veut surprendre sa femme.

Elle était fermée maintenant cette fenêtre. Monsieur le duc avait achevé sa besogne comme Saladin la sienne.

— C’est égal, se dit ce dernier, il n’a pas fait une si bonne journée que moi !

Content de lui et voyant l’horizon couleur d’or, il entra au restaurant dont l’étalage lui avait donné le supplice de Tantale et, contre ses habitudes d’économie, il se paya un plantureux déjeuner dînatoire.

Pendant cela, le comte Hector et sa belle compagne, qui était bien réellement madame la duchesse de Chaves, avaient tourné le coin de l’avenue Marigny et gagné la grande avenue des Champs-Élysées.

Le comte Hector était un charmant cavalier, assurément, mais madame la duchesse revenait d’un pays où les femmes font des miracles à cheval. C’était une amazone accomplie. La foule élégante qui encombrait à cette heure la grande route du lac la connaissait et lui faisait un succès de curiosité.

Ce sont, dit-on, des boîtes à médisances tous ces équipages coquets qui vont cueillir chaque jour, à la même heure, la plus enviée de toutes les voluptés parisiennes : la promenade au bois.

Ces bouquets de femmes, qui émaillent si brillamment l’avenue de l’Étoile, ont la réputation de cacher de longues et innombrables épines.

Peut-être, en effet, médisaient-elles de madame la duchesse et de son trop jeune chevalier servant, mais il n’y paraissait point en vérité au milieu de tant de saluts empressés et de bienveillants sourires.

Par exemple, on ne ménageait pas monsieur le duc absent. Toutes les dames s’accordaient à dire que c’était un sauvage d’autant plus disgracieux qu’il pouvait passer pour un ancien bel homme, la chose la plus détestée qui soit au monde. C’était un joueur effréné, un duelliste de farouche humeur qui gardait sur le terrain la sombre mine d’un tyran de mélodrame. C’était un buveur que le vin ne savait pas égayer et ses histoires galantes elles-mêmes avaient je ne sais quelle funèbre couleur de tragédie.

Ah ! certes, dans ces charmants comités qui roulaient en ressassant l’éternel radotage des nouvelles à la main, la malveillance n’était pas pour madame la duchesse. Elle eût été radicalement excusable si on avait su à peu près d’où elle venait.

Mais on ne le savait pas et c’était terrible. Vous figurez-vous une duchesse dont on ne peut dire le nom de demoiselle ?

Du reste, elle se tenait « à sa place », et on lui en savait gré. Le monde ne la voyait guère que dans les circonstances officielles, et, malgré l’immense fortune de son mari, elle n’était jamais entrée dans la lice où combattent les éblouissantes.

À l’Arc de Triomphe, Hector et sa belle compagne cessèrent de suivre le chemin de tout le monde. Tandis que la cohue moutonnière des équipages tournait à gauche et s’engouffrait fidèlement dans l’avenue de l’impératrice qui est le seul couloir authentique par où l’on puisse arriver au bois, Hector et la duchesse, suivant droit leur chemin, prirent un temps de galop sur la route de Neuilly.

Ce fut là seulement qu’ils commencèrent à causer.

— Il y a quelque chose d’heureux dans l’air, dit la duchesse. Il me semble que je vais apprendre de bonnes nouvelles. Je n’ai jamais cessé de chercher parce que cet amour était tout pour moi et que rien, rien au monde ne pourrait le remplacer ; mais j’ai souvent désespéré. À mesure que le temps passait, je me disais : les chances diminuent, et plus d’une fois je me suis éveillée, la nuit, oppressée par une angoisse inexprimable. J’avais rêvé qu’elle était morte.

— Elle a été toute votre vie, murmura Hector, pensif. Comme vous l’aimez !

— Oui, mon bel amoureux, toute ma vie, et je ne saurais exprimer l’ardeur de ma tendresse. Il y a dans mes souvenirs un homme sincèrement aimé, un seul. Il est des heures où je doute encore de son abandon, parce que son caractère était noble et que, chez lui, une lâcheté ne me semble pas possible… C’est une chose singulière que la vivacité de ces impressions après tant d’années écoulées ! Loin d’aller s’éteignant les souvenirs de cette époque, qui fut en réalité toute ma vie, sont plus nets de jour en jour. J’ai fait ce travail charmant et cruel de voir grandir ma Petite-Reine, de suivre en elle le changement que produit chaque semaine, chaque mois, de deviner en quelque sorte comment elle a grandi, embelli ; comment elle s’est transformée, et il me semble qu’à l’aide de ce pauvre calcul où j’ai dépensé tant d’heures, si je la voyais là, devant moi, je la reconnaîtrais.

Hector souriait, tout ému.

— Comme vous auriez été heureuse, belle cousine, pensa-t-il tout haut, et comme cet homme eût été heureux !

— Ah ! oui, fit-elle, je l’aurais bien aimé, à cause d’elle. C’était un gentilhomme aussi, mais non pas un grand seigneur comme monsieur le duc. Je trouvais qu’il m’aimait trop, pauvre folle que j’étais, parce que je ne pouvais lui donner, en échange de sa passion, que mon cœur, où ma Justine tenait une si grande place… Ne parlons que d’elle. On ne meurt pas de joie ; sans cela j’aurais peur de ne lui donner qu’un baiser, si Dieu m’exauce enfin et la rend à ma folie !

— Vous n’avez jamais songé, demanda le jeune comte, à chercher ce pauvre bon Médor dont vous m’avez raconté le dévouement si simple et si touchant ?

— Depuis mon retour en France, répondit madame de Chaves, j’ai fait l’impossible pour retrouver Médor. Tout a été inutile. Il a disparu ; il est mort, sans doute.

— Et mon oncle a cessé de vous prêter son aide ?

— Monsieur le duc est toujours bon pour moi. Tous mes désirs sont devancés par sa courtoisie. Seulement la grande passion qui l’a entraîné vers moi jadis est éteinte, et une sorte de galanterie respectueuse l’a remplacée. Il a repris sa liberté sans me rendre la mienne, et puisque nous en sommes sur ce sujet, Hector, nous allons causer sérieusement. Je ne sais pas si votre oncle est jaloux ou s’il feint d’être jaloux, mais…

— Comment ! s’écria le jeune homme vivement, vous seriez soupçonnée !

— Écoutez-moi, reprit madame de Chaves, nos bons jours sont passés. Avant de partir, monsieur le duc m’a fait comprendre que vos assiduités à l’hôtel lui portaient ombrage.

— Mais ce n’est pas possible ! dit Hector, c’est lui qui a fait naître, c’est lui qui a favorisé ces assiduités, et maintenant que j’ai pour vous, belle cousine, une amitié de frère…

— Dites une tendresse de fils, interrompit madame de Chaves.

— J’ai dit de frère, répéta Hector en rougissant.

Puis il se tut.

La belle duchesse secoua la tête en souriant.

— Voilà le danger, murmura-t-elle, de rester jeune si longtemps. Mais vous me comprenez, Hector. Que monsieur le duc ait tort ou raison, je suis à sa merci ; j’ai besoin de son influence et de sa fortune pour continuer mes recherches.

— Vous parlez, dit Hector qui la regarda d’un air étonné, comme s’il dépendait de mon oncle de changer votre situation.

La duchesse ralentit le pas de son cheval brusquement ; ils étaient à la hauteur de la porte Maillot.

— Vous voulez entrer au bois ? demanda le jeune comte.

— Il y a moins de monde à la porte d’Orléans, répondit madame de Chaves, qui remit son cheval au trot.

Un instant la route se poursuivit en silence.

Hector de Sabran, qui appelait madame la duchesse ma belle cousine et le duc, son mari, mon oncle, était en réalité le neveu propre de monsieur de Chaves, dont la sœur cadette avait épousé, à Rio de Janeiro, monsieur le comte de Sabran, attaché de l’ambassade française sous le règne de Louis-Philippe. Hector était le fruit de cette union ; il avait perdu fort jeune son père et sa mère. À part un cousin du côté paternel qu’on avait nommé son tuteur, il n’avait pas d’autres parents que monsieur de Chaves.

Monsieur de Chaves, à son retour en France, l’avait appelé près de lui ; son accueil avait été tout paternel, et il l’avait présenté à sa femme en disant :

— Lilias, voici le fils de ma sœur chérie dont je vous ai parlé si souvent.

Or, monsieur de Chaves, depuis douze ans que Lilias ou Lily le connaissait, n’avait jamais prononcé le nom de sa sœur chérie.

C’était un étrange caractère que ce monsieur de Chaves. Lily avait dit vrai en parlant de sa bonté ; sa générosité n’avait pas de bornes, mais il semblait parfois qu’il y eût une lacune dans son intelligence et que sa nature morale fût affectée d’une maladie.

Son père, avant lui, avait fait comme lui ; il s’était mésallié. Monsieur le duc de Chaves était le fils d’une créature splendide qui avait ébloui Rio de Janeiro, quelque quarante ans auparavant, et qui était soupçonnée d’avoir du sang mêlé dans les veines

Ce roman de fougueux amour avait eu un dénouement sombre, sur lequel planait, du reste, le mystère le plus complet.

Monsieur de Chaves, le père, avait été trouvé mort dans son lit en un grand vieux château qu’il possédait dans la province de Coïmbre, en Portugal.

Il fut constaté que sa femme avait quitté le château la veille au soir, emmenant avec elle son fils, alors âgé de onze ans, et une petite fille, plus jeune de deux ans.

Ce fils était monsieur le duc de Chaves actuel, le mari de la Gloriette ; cette petite fille devait être la mère du comte Hector de Sabran.

Monsieur le duc de Chaves avait été élevé par sa mère au Brésil. Une sorte de réprobation sourde entourait cette femme malgré son immense fortune.

C’était à ce point que la sœur du duc, mère d’Hector, belle et pourvue d’une dot considérable, aurait eu de la peine à trouver un époux, si monsieur de Sabran, étranger et ignorant la funeste histoire de cette famille, ne fût devenu amoureux d’elle à la française, et ne l’eût épousée en quelque sorte par impromptu.

Monsieur le duc, élevé dans les immenses possessions de sa famille, au fond de la province de Para, n’avait jamais frayé avec les jeunes gens de son rang. Entouré de serviteurs et de parasites qui, au Brésil, appartiennent volontiers à la pire espèce d’aventuriers, il avait dépensé son adolescence à des plaisirs violents, à de sauvages débauches. Sa mère encourageait ce genre de vie par une conduite plus que suspecte.

Il y avait à l’habitation des scènes brutales et l’orgie finissait parfois dans le sang.

Après la mort de sa mère, arrivée lorsque monsieur le duc touchait à sa vingtième année, il avait quitté ses terres pour se présenter à la cour où sa fortune et son nom lui assuraient un accueil favorable.

Le décès de la duchesse douairière rejetait du reste dans l’ombre un passé de malheurs ou de crimes dont le jeune duc ne pouvait être complice.

La première fois qu’on annonça à l’audience impériale don Hernan-Maria da Guarda, duc de Chaves, un grand sentiment de curiosité fut excité parmi les courtisans, et, dans ce sentiment, il y avait déjà de la jalousie.

Hernan-Maria était un superbe cavalier, mais sa complexion brune et la couleur basanée de sa peau trahissaient son origine mulâtre, au dire des courtisans portugais et brésiliens de sang pur, qui sont, par le fait, trois fois plus basanés que les quarterons.

Dès cette première audience, il demanda d’un ton froid et fier à Sa Majesté l’honneur d’être employé à son service.

On monte vite là-bas, quand on a derrière soi un nom et des millions. À vingt-quatre ans, Hernan-Maria, duc de Chaves, était un haut personnage, et il put doubler d’un seul coup sa fortune en épousant une des plus belles, une des plus riches héritières de l’empire.

Il fut amoureux pendant six mois et passa ses jours aux pieds de sa duchesse. C’était ainsi quand il aimait. Il adorait en esclave.

Au bout de six mois, il enleva une chanteuse italienne du Grand-Théâtre et lui meubla un palais.

Ce fut alors une existence d’orgies à tous crins. Ses folies de joueur scandalisèrent une ville où toutes les classes de la population poussent l’amour du jeu jusqu’à la démence.

Un soir, dans une académie de monte, il tua un colonel mexicain dans un duel au couteau, et fut blessé de deux balles par un citoyen des États-Unis dans un duel au revolver.

Il y avait bal à la cour, il rentra chez lui s’habiller et dansa un quadrille avec le bras en écharpe. Cela le mit à la mode ; une belle dame, dont les conseils avaient de l’influence sur le chef de l’État, demanda pour lui une mission diplomatique et l’obtint.

Ce fut ainsi qu’il vint à Paris, chargé de régler officieusement des indemnités fort importantes.

À Paris, bien qu’il tînt grand état, la différence absolue des mœurs et la gaucherie qu’il avait à s’exprimer dans notre langue exagérèrent sa timidité naturelle. Il vécut à l’écart ; dans le monde parisien, il passa pour une sorte de sauvage poussant l’austérité des mœurs jusqu’au stoïcisme.

Par le fait, ses fredaines se bornaient à payer à une danseuse les appointements d’un ministre.

Ce fut le hasard qui plaça sur sa route la Gloriette, un jour qu’il visitait le Jardin des Plantes.

La passion le prenait comme un coup de foudre. Là-bas, au Brésil, il eût fait enlever la jeune femme dès le soir même. À Paris, il avait peur ; il se mit à jouer le rôle d’un sombre et maladroit Céladon.

Pendant des jours et des semaines, il suivit la Gloriette comme s’il eût été son ombre.

Nous savons comment se termina sa poursuite et par quel grossier mensonge il trompa l’amour maternel de la Gloriette.

Nous savons aussi qu’il lui promit mariage.

Nous n’ajouterons plus qu’un mot : il y avait un vivant obstacle à l’accomplissement de cette promesse : la première duchesse de Chaves était sur le bâtiment qui emmenait la Gloriette au Brésil.