L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 02

Laffont (p. 354-361).


II

Saladin ouvre la tranchée


Nous avons laissé Saladin déjeunant avec l’appétit d’un juste au restaurant du faubourg Saint-Honoré. Il ne nous est pas permis de l’abandonner longtemps, d’abord parce que c’est notre héros, ensuite parce que sa physionomie copiée exactement sur nature absout notre récit de tout péché romanesque, et lui donne couleur d’histoire.

Saladin, comme la plupart des héros de notre siècle, n’avait pas à proprement parler, de généalogie ; il était ce champignon qui pousse sur la couche formée par le vice parisien. La légende honteuse et burlesque de la boue entourait son berceau comme un nuage mythologique. C’était un dieu à sa manière, et il avait sa chèvre Amalthée. Son père Similor, breveté pour la danse des salons, sa nourrice Échalot, sa mère Ida Corbeau, la Vénus invalide, ont été chantés par nous dans un poème où les badauds des quartiers riches profitèrent avec une curiosité étonnée de nos voyages et découvertes dans les sous-sols de la civilisation.

Rude voyage où l’on trouve cependant, et malgré le dire calomnieux d’une littérature qui s’abrutit dans le sang, plus de vice rendu hideux par la misère, plus de comédie sauvage et poussant le grotesque jusqu’à l’invraisemblable que d’éléments tragiques ou terribles.

C’est toujours Paris, descendu à cent pieds sous terre, Paris qui n’a pas été à l’école et qui vit des enseignements malsains du mélodrame, unique lanterne allumée dans ces profondeurs.

C’est toujours Paris, avec un esprit qui fait peur, une élégance qui fait pitié, et je ne sais quelles prétentions à la fois risibles et douloureuses au bienfait des belles manières.

Ce Paris-là, nous ne l’avons pas inventé, mais nous l’avons trouvé en allant voir un jour où pouvait être l’absurde souterrain habité par les cent mille bandits qui poignardent, étranglent, étouffent, assomment ou empoisonnent les cent mille victimes hachées annuellement dans la cuisine de l’églogue contemporaine.

D’autres sont allés déjà sur mes pas dans ce bizarre pays qui n’est pas celui d’Eugène Sue : caverne plus vraie, mais moins brillante que le centre de la terre de mon ami Jules Verne. Quelque jour, je le crois, on fera descendre un boulevard jusqu’à ces bas-fonds remplis d’invraisemblables grimaces, et les Parisiens aisés iront voir en train de plaisir ce qui restera de la noire sarabande dansée autrefois par les ambitions de l’ignorance et de la misère.

Ida Corbeau était morte noyée dans l’eau-de-vie de marc ; l’esprit de conduite d’Échalot l’avait tiré de presse ; Similor lui-même, sans amender le moins du monde son vicieux naturel, avait pris l’habitude de laver sa figure et ses mains.

Saladin, qui était la seconde génération, devait profiter de ce progrès et, qui sait, pénétrer peut-être à travers nos couches sociales si faciles à trouer, jusqu’aux plus hauts sommets de la considération publique.

En attendant, il mangeait, choisissant ce qu’il y avait de meilleur sur la carte, en dépit de ses habitudes de parcimonie. Il avait le cœur content comme un négociant qui vient de trouver le joint d’une combinaison difficile. L’idée de Saladin était simple à l’instar de toutes les grandes idées, et de plus, comme presque toutes les idées du peuple sous-parisien, elle prenait son origine dans ses souvenirs de théâtre.

Chacun connaît l’histoire de ce chirurgien qui, n’ayant pas à son gré une clientèle suffisante, cassait les bras et les jambes des passants pour les remettre ensuite. Il y a eu sur ce sujet un drame à cinq cents représentations.

Saladin avait inventé quelque chose d’analogue. Ayant enlevé jadis Petite-Reine pour 100 francs, dont le coupable Similor avait profité, il voulait gagner cent fois plus, mille fois plus, en rendant Petite-Reine à sa mère.

Au point de départ, une forte lacune existait dans ce projet, car Petite-Reine était l’enfant d’une pauvre femme, qui ne pouvait fournir qu’une récompense très bornée.

Mais il y avait cet homme brun, cet étranger à barbe couleur d’encre qui avait donné un louis à Saladin déguisé en vieille femme.

Ils ont beau être positifs, couards, calculateurs, patients, tous ceux qui sortent des profondeurs dont je parlais naguère sont romanesques jusqu’à la folie.

Songez qu’ils jouent presque toujours avec vingt chances contre une, et que la première mise leur manque. Depuis quatre ou cinq ans, ils ont pris pour plus de trente millions de billets à 25 centimes aux loteries autorisées pour la plus grande gloire de la morale publique.

Nos loups-cerviers n’en sont plus à méconnaître cette vérité miraculeuse qu’on peut arracher des sommes flamboyantes aux gens qui n’ont pas le sou.

Revendre ce qu’il avait volé, telle était donc la première forme de l’idée de Saladin, et à mesure que les années s’écoulaient, il élevait en lui-même ses prétentions à l’endroit de ce marché fantastique, parce que son désir, devenu foi, lui montrait la mère indigente parvenue au faîte de la fortune.

Une idée fixe a presque toujours une valeur. On dirait, en vérité, que l’homme a ce mystérieux pouvoir de modifier la destinée en couvant ardemment et patiemment un désir déterminé.

Il n’y a pour échouer toujours que les irrésolus et les changeants.

La seconde forme de l’idée de Saladin fut un vaudeville : progrès sur le drame ; il se dit que l’heureuse mère en retrouvant sa fille n’aurait rien à refuser, pas même la main de sa fille, à l’ange sauveur qui la lui ramènerait. Ce n’étaient pas, tant s’en faut, des suppositions faites à l’étourdie. Saladin creusait laborieusement la situation ; il se mettait en face de cette mère, comtesse ou marquise, et il épluchait les raisons qui auraient pu déterminer son refus.

On n’accepte pas un saltimbanque dans les familles, c’est clair. Saladin s’était arrangé de manière à n’être plus saltimbanque ; il s’était fait, comme nous l’avons dit, une éducation, assurément fort incomplète, mais qu’il trouvait superbe, ayant en toutes choses une souveraine estime de lui-même.

Il ne faut pas sourire. Nous ne sommes plus aux époques de modestie. La vanité, quand elle est suffisamment grave et lourde, est une des plus efficaces parmi les qualités qui déterminent le succès.

Saladin avait fait, en outre, tout ce qu’il avait pu pour se concilier les sympathies de sa future fiancée ; il lui avait rendu de véritables services, et il avait pris sur elle une sorte d’autorité.

Malheureusement pour lui, il s’attaquait ici à une nature par trop supérieure à la sienne. Saphir, enfant, avait éprouvé pour lui une sorte de crainte, mêlée d’admiration, mais Saphir jeune fille le perça à jour d’un coup d’œil et se détourna de lui avec dédain.

Ce mépris, elle n’avait point pris souci de le dissimuler, et néanmoins notre Saladin doutait encore, parce que la pensée du dédain appliquée à sa précieuse personne ne pouvait entrer dans son esprit.

Après des années où il avait manœuvré dans le vide, soutenu seulement par son obstination à croire que son désir valait une certitude, Saladin se rencontrait face à face avec la vérité.

Et il restait ébloui devant cette vérité qui se trouvait être la complète réalisation de son rêve.

Il n’y avait pas en lui beaucoup d’étonnement, il y avait un immense orgueil, joint au soupçon instinctif qu’il faudrait donner peut-être une troisième forme à son idée.

— Je suis fort ! se disait-il en dévorant son déjeuner dînatoire ; je connais bien du monde, mais je ne connais personne qui m’aille à la cheville ! J’avais tout deviné recta, seulement, au lieu d’une marquise ou d’une comtesse, c’est une duchesse. Il n’y a pas d’affront.

Et il se frottait les mains entre deux bouchées.

Le commencement de son repas, il le donna complètement au triomphe. Ce fut seulement vers le dessert qu’il s’interrogea au sujet des voies et moyens à prendre pour exploiter son aubaine.

Quoiqu’il n’admît pas le mépris de mademoiselle Saphir à son égard, il ne comptait plus sur elle et cherchait vaguement le moyen, en apparence impossible, d’agir sans elle.

Les affaires valent par la façon dont on les mène. Une mère, en définitive, peut offrir très décemment 10 000 francs à l’homme qui lui ramène sa fille, comme elle peut être obligée de lui servir vingt mille livres de rente.

Tout dépend de l’exécution.

Saladin n’avait jamais réfléchi à cela. Comment faire ? Sous quel aspect se présenter à l’hôtel de Chaves ? Comment y être admis ? Comment y faire, du premier coup, la figure qu’il fallait pour produire l’effet désirable et se poser en gendre possible ?

De loin ces difficultés peuvent sembler vénielles à un aventurier de l’espèce de Saladin, à qui son ignorance absolue du monde donne l’audace des aveugles au bord d’un précipice.

Mais de près, cela devenait terrible. Avec un peu de bon sens, et Saladin n’en manquait pas tout à fait, il était facile d’augurer que tout devait se terminer par une récompense honnête.

Le fromage de Saladin devint amer dans sa bouche ; son dernier verre de vin lui resta au gosier.

Il travaillait désespérément, et ceux qui l’avaient vu commencer son repas d’un appétit si triomphal ne l’auraient point reconnu, quand il demanda le café d’une voix presque dolente.

Il chercha bien un instant quel levier de manœuvre pourrait lui fournir la découverte qu’il avait faite par hasard ; monsieur le duc de Chaves guettant sa femme derrière les persiennes d’un entresol.

Mais ce genre de roman n’était pas dans les cordes de Saladin : tout au plus devinait-il vaguement qu’il y avait là un moyen d’action. La manière de s’en servir lui échappait absolument.

Il huma son café d’un air mélancolique.

Avant d’avaler la dernière gorgée, il mit la main à la poche pour chercher son porte-monnaie et sentit un objet étranger, dont il ne devina pas d’abord la nature. Il le retira vivement, et sourit avec une sorte de colère en reconnaissant le butin qu’il avait ramassé deux heures auparavant, au coin d’une borne, dans la cour de l’hôtel de Chaves.

Mais une réflexion soudaine lui traversa le cerveau. Son rire se figea et ses yeux ronds lancèrent un éclair.

— Le bracelet, murmura-t-il ; le bracelet d’enfant !

C’était en effet un pauvre petit bijou, sans valeur aucune, fait avec des perles de verre, montées sur un fermoir en cuivre doré.

— La petite avait le pareil autrefois ! dit encore Saladin qui était tout blême et dont les tempes battaient ; je m’en souviens comme si j’y étais encore ! je le regardai pour voir si c’était de l’or ou de l’argent, mais comme ça ne valait rien, je le jetai avec le reste dans le trou du fumier, entre Charenton et Maisons-Alfort…

— L’addition ! cria-t-il d’une voix retentissante, en frappant de son couteau sur la table.

Ce n’était plus le même homme. Sa taille avait gagné quatre pouces, et un rayon de fière intelligence brillait dans ses yeux.

Il sortit du restaurant d’un air vainqueur, le chapeau sur l’oreille et la poitrine évasée. L’idée avait sa troisième forme.

Il souriait aux passants et regardait les petites dames d’un air protecteur.

— Ceux-là ne savent pas, se disait-il avec une gaieté bienveillante, que voilà un beau garçon qui a son affaire dans le sac ; marquis pour de vrai, rentier, décoré et tout, dans un prochain avenir !

« Et papa Similor qui dingue dans la rue Le Peletier ! ajouta-t-il en éclatant de rire. Bah ! on n’est pas méchant, on lui fera un sort médiocre en rapport avec ses capacités.

Il gagna les abords de la Madeleine, où il prit un cabriolet de place, disant au cocher :

— Rue Tiquetonne, no 13.

Vingt minutes après, il montait l’escalier terriblement noir de madame Lubin, seule somnambule supra-lucide de la ville de Paris.

Madame Lubin avait, à l’exemple de toutes les somnambules supra-lucides ou autres, un « médecin » qui la plongeait dans le sommeil magnétique et soignait ensuite les malades à l’aide des révélations qu’il tirait d’elle.

C’est une des branches du métier et je connais des personnes respectables qui ont beaucoup de confiance en ce genre de traitement.

L’autre branche de l’état consiste à retrouver les objets perdus et à découvrir les voleurs. Ce dernier détail, qui présente des dangers, conduit souvent mesdames les somnambules sur les bancs de la police correctionnelle.

Une ou deux même ont passé en cour d’assises drapées dans leur dignité et fort étonnées qu’on voulût les empêcher de remplir, en faisant leur cuisine, les fonctions du procureur impérial.

Il ne faut pas se dissimuler que la plupart de ces femmes cessent vite d’appartenir à la classe des charlatans. Au bout d’un an ou deux d’exercice, elles s’enivrent de leurs propres momeries comme les sibylles antiques, et subiraient volontiers le martyre plutôt que d’avouer qu’elles n’exercent pas un sacerdoce.

Le « médecin » est rarement convaincu. Il fait ce métier-là comme il serait clerc d’huissier ou recors, et n’a pas d’autre prétention morale que de dîner tous les jours aux restaurants à quarante sous.

Quand Saladin entra chez madame Lubin, son médecin et elle étaient en train de prendre un petit verre de cassis sur le coin de la cheminée.

Ce sont en général des ménages où le médecin joue le rôle du sexe le plus faible.

— Docteur, dit Saladin en passant le seuil, vous allez me faire le plaisir d’aller voir en bas si j’y suis. Il s’agit d’une affaire grosse comme la maison. J’ai bien l’honneur de vous saluer.

Le médecin, ayant consulté du regard sa suzeraine, prit son chapeau gras et disparut.

— Dormez-vous, ma commère ? demanda Saladin en riant.

— Monsieur le marquis, répondit la somnambule d’un air digne, vous savez bien que je ne plaisante jamais avec ces choses-là ; oui, je dors, et c’est tout frais ; je suis lucide.

Saladin fit rouler du pied un fauteuil et s’y plongea.

— J’aimerais mieux que vous fussiez éveillée, dit-il, mais à la guerre comme à la guerre. Venez ça, nous allons causer.

Madame Lubin était une femme d’une trentaine d’années, usée et surmenée, mais qui gardait quelques traces de gentillesse. Elle vint s’asseoir auprès de Saladin, prit une pose coquette et dit :

— Causons… nos machines ont-elles monté aujourd’hui en bourse ?

— Il ne s’agit pas de cela, répondit Saladin d’un air grave, vos machines sont de la petite bière. Combien auriez-vous de la dame en question si, par impossible, vous retrouviez l’objet que vous savez ?

— Quelle dame ? demanda la somnambule, et quel objet ?

Les yeux ronds de Saladin étaient fixés sur elle comme deux lanternes.

— Ah ! fit-elle tout à coup, la dame au bracelet !… Ça vous a-t-il servi à quelque chose l’adresse du Grand-Hôtel que je vous ai donnée ?

Saladin fit un grave signe de tête.

— Je suis lucide, moi aussi, ma bonne dame, prononça-t-il d’un ton solennel, supra-lucide ! La dame qui est venue vous consulter est la duchesse de Chaves, qui a ce magnifique hôtel rue du Faubourg-Saint-Honoré.

— Oh ! oh ! fit madame Lubin étonnée, vraiment ! une duchesse ! et comment savez-vous cela ?

— Je sais bien des choses, repartit Saladin, quoique je ne me vante pas d’être sorcier. Avez-vous le signalement exact du bracelet perdu par la duchesse ?

La somnambule ouvrit un petit registre et se mit à le feuilleter.

Pendant qu’elle s’occupait ainsi, Saladin tira le bracelet de sa poche.

— Voilà ! dit-elle : un petit bracelet de perles bleues, avec fermoir en cuivre doré.

Saladin lança à la volée le bracelet qui vint tomber sur le registre.

— Tiens, tiens, fit madame Lubin en sautant sur son siège, vous l’avez fait faire ? Qu’est-ce que vous compter tirer de là ?

Saladin souriait dans sa cravate.

— Je ne l’ai pas fait faire, ma bonne dame, dit-il, et un simple coup d’œil peut vous convaincre de la vétusté de l’objet.

— C’est vrai, avoua la somnambule. Alors vous l’avez acheté d’occasion ? En tout cas, c’est bien choisi ; mais la personne qui l’a perdu connaissait son bracelet. C’était, je le crois bien, une manière de relique qu’elle regardait souvent. Je ne me charge pas de rendre ce petit bric-à-brac à madame la duchesse.

Saladin était de plus en plus majestueux.

— Je ne vous en charge pas non plus, ma bonne dame, dit-il ; je vous apporte seulement les moyens de faire preuve d’une très grande habileté ou lucidité, comme vous voudrez. Par votre art, vous avez appris deux choses, d’abord le nom et l’adresse de la personne qui vous a consultée, ensuite l’existence d’un individu doué de facultés extraordinaires et qui prétend avoir en sa possession l’objet perdu par la susdite personne… est-ce que ce n’est pas déjà joli ?

— Et, demanda madame Lubin, c’est vous l’individu doué de facultés extraordinaires ?

— Naturellement, répondit Saladin, qui salua.

— Y aura-t-il quelque chose pour moi ?

Saladin salua de nouveau et répéta :

— Naturellement.

— Eh bien, cher monsieur le marquis, dit la somnambule, la personne doit revenir demain. Je lui ferai votre commission et même je l’enverrai chez vous, si vous voulez, quoique l’affaire soit à moi.

Saladin secoua la tête avec lenteur.

— Ce n’est pas cela, murmura-t-il, et je ne suis pas ici pour vous prendre vos affaires. Il y a là-dedans des intérêts engagés, des intérêts majeurs, dont moi seul puis avoir connaissance, à cause de mes nobles relations dans le grand monde. Souvenez-vous de cette fable ingénieuse Le Coq et la Perle ; il y a dans la vie des occasions dont le vulgaire ne peut pas profiter.

— Le vulgaire ! répéta madame Lubin scandalisée.

— Bonne madame, répliqua Saladin avec condescendance, vous êtes une femme comme il faut, c’est certain, mais, vis-à-vis d’un homme tel que moi, vous appartenez au vulgaire.

Puis, se levant et rejetant en arrière sa tête d’oiseau, il ajouta :

— Je cache sous l’apparence d’un simple coulissier de remarquables destinées. Ne vous en étiez-vous pas doutée ?

Madame Lubin, quoiqu’elle ne travaillât pas en foire, appartenait, elle aussi, très énergiquement, à la classe des gens qui vivent d’illusions et respirent le roman par tous les pores.

Comme elle gagnait sa vie à jouer un rôle, les choses théâtrales avaient un grand empire sur elle. Son regard changea d’expression, tandis qu’elle contemplait Saladin, grandi d’une demi-coudée.

— C’est vrai, balbutia-t-elle, que vous avez quelque chose d’étonnant ! Et mon docteur n’aurait pas pris la porte comme cela pour tout le monde. Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?

Saladin répondit :

— Qui sait si cette soirée n’est pas pour vous l’aurore d’une position fixe et honorable ? Mettez-vous là, devant ce guéridon, et veuillez écrire ce que je vais vous dicter.

Madame Lubin, sans se faire prier, s’assit auprès de la table et disposa tout ce qu’il fallait pour écrire.

— Je suis, dit-elle ; on ne sait pas vous résister, monsieur le marquis.

Mais Saladin se promenait de long en large dans la chambre, et paraissait méditer laborieusement.

Il avait l’air d’un poète qui va enfanter un chef-d’œuvre.

Et par le fait il se disait :

— La chose doit être soignée et propre à me planter là-dedans, droit et solide comme un mât de cocagne ! Pas de paroles inutiles ! il faut frapper la dame, et qu’elle passe toute la nuit à rêvasser de moi comme si j’étais un casse-tête chinois.

— Eh bien ? fit la somnambule.

Saladin vint se mettre debout devant elle et dicta :


« Madame,

« Ma science m’a fait savoir le nom et la demeure de la personne respectable qui m’a fait l’honneur de me consulter.

« Il y a au-dessus de moi un homme dont ma science m’a également fait connaître l’existence et la supériorité.

« L’objet que vous avez perdu et qui vous était cher vous sera rendu par lui.

« Peut-être l’homme dont je parle pourrait-il guérir en vous le regret produit par une perte bien autrement cruelle…

« Il ne m’est pas permis de vous en dire davantage.

« On annoncera demain chez vous, à la première heure, l’ancien agent de police Renaud. Recevez-le, et sachez tout de suite que vous aurez affaire au jeune et célèbre marquis de Rosenthal ! »


— Signez, ordonna Saladin.

Madame Lubin signa.

— Et qu’est-ce que tout cela veut dire ? demanda-t-elle.

— Si ma main droite le savait, répondit Saladin avec emphase, je la couperais. Mettez l’adresse.

Madame Lubin adressa la lettre à madame la duchesse de Chaves en son hôtel, rue du Faubourg-Saint-Honoré.

Saladin prit son chapeau. Avant de franchir le seuil, il mit un doigt sur sa bouche, puis il sortit sans prononcer une parole.